06.02.2019 • Union européenne

À Bruxelles, les États membres se font eux aussi les porte-voix des lobbys

Dans la capitale européenne, les défenseurs les plus dociles et les plus fervents des multinationales et des intérêts privés ne sont pas forcément ceux qu’on croit. Depuis des années, les institutions bruxelloises comme la Commission et le Parlement européen sont au centre de critiques souvent justifiées pour leur complaisance envers les lobbys. Les États membres ne sont pourtant en reste, comme le démontre, de nombreux exemples à l’appui, un nouveau rapport de l’ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory. Mais leur rôle à Bruxelles, souvent crucial, est aussi opaque que mal connu.

Publié le 6 février 2019 , par Olivier Petitjean

Fin 2017. L’Europe s’écharpe sur le renouvellement de la licence du glyphosate, l’herbicide phare de Monsanto, accusé de provoquer des cancers. Cette licence sera finalement renouvelée, malgré les controverses, pour cinq années supplémentaires. L’exemple même, pour les écologistes et les défenseurs d’une d’une alimentation saine, du pouvoir des lobbys sur les institutions européennes. Commission, Parlement, agences européennes comme l’EFSA, chargée de la sécurité alimentaire... Aucun organe de l’UE ne semble épargné par les critiques. Et pourtant la décision sur le renouvellement du glyphosate a bien été prise en dernière instance... par les États membres.

S’il est une illustration du déficit démocratique de l’Union et son opacité pour les citoyens, c’est bien la méconnaissance par le grand public du rôle souvent crucial des gouvernements nationaux, à tous les niveaux, à Bruxelles. Le Conseil a le pouvoir de valider (ou non) les projets de législation ou de régulation à l’échelle de l’UE, et d’en négocier la teneur finale avec le Parlement et la Commission dans le cadre de ce que l’on appelle les « trilogues ». Les États membres envoient aussi leurs représentants dans les groupes d’experts chargés de préparer les décisions, ou dans les comités qui définissent la manière dont ces décisions seront mises en oeuvre. Ils désignent chacun un Commissaire. Les présidences tournantes de l’UE disposent d’un vaste pouvoir pour fixer l’ordre du jour législatif et pousser certains projets.

Les lobbyistes du secteur privé, eux, l’ont très bien compris, et l’ont intégré à leurs stratégies d’influence. Et ils s’en donnent d’autant plus à coeur joie que cette influence s’exerce à l’abri des regards du public, et que le lobbying auprès des États membres n’est pas même soumis aux règles basiques de transparence du lobbying qui s’appliquent à la Commission et au Parlement (lire notre article À Bruxelles, les États membres sont encore plus complaisants avec les lobbys que la Commission).

Seules deux représentations d’États membres à Bruxelles, celles de la Roumanie et des Pays-Bas, ont par exemple accepté de divulguer des informations sur leurs rencontres avec des lobbyistes, celle de l’Irlande ayant également fourni des informations partielles. Des informations qui confirment que ces rendez-vous sont en effet nombreux, qu’il s’agisse d’entreprises nationales ou de multinationales américaines désireuses de trouver des alliés au Conseil [1].

Les États membres comme canaux de lobbying

L’ONG Corporate Europe Observatory, dans un rapport publié ce jour intitulé États capturés : les gouvernements nationaux, défenseurs des intérêts privés au sein de l’UE et diffusé en France en partenariat avec l’Observatoire des multinationales (résumé français ici), fait le point sur ce que l’on sait du rôle des États membres comme canaux de lobbying à Bruxelles. Le moins que l’on puisse dire est qu’on les retrouve souvent derrière les décisions et les politiques controversées de l’Union européenne, depuis les politiques d’austérité encouragées par des lobbys patronaux comme la Table-ronde des industriels européens ou BusinessEurope jusqu’à l’affaiblissement des objectifs climatiques de l’Union au moment de la COP21 après que le « groupe Magritte », regroupant les géants européens de l’énergie et présidé par le PDG d’Engie Gérard Mestrallet, ait fait la tournée des chefs d’État.

La perméabilité des gouvernements de l’UE aux lobbys semble renforcée par une confusion permanente, souligne Corporate Europe Observator, entre « l’intérêt des entreprises nationales » et « l’intérêt public national lui-même ». C’est ainsi que le Royaume-Uni s’est opposé avec virulence à toute régulation ambitieuse du secteur financier après la crise de 2008 au nom des intérêts de la City, ou que l’Allemagne a freiné des quatre fers sur les normes d’émissions pour protéger l’industrie automobile. La France et les autres pays font exactement la même chose (lire notre enquête Énergie, finance, agriculture… : quand les « lobbys bruxellois » sont français). Le rapport de Corporate Europe Observatory montre que même les Commissaires européens tendent à avoir beaucoup plus de rendez-vous de lobbying avec les entreprises de leur propre pays.

Les représentations permanentes des États membres à Bruxelles sont également des lieux de pantouflage et de « portes tournantes » (passage entre secteur public et secteur privé) tout aussi importants que les autres institutions européennes. Pierre Sellal, qui a été plus de 10 ans le représentant permanent de la France à Bruxelles, a rejoint en janvier 2018 le cabinet d’avocats d’affaires August Debouzy, qui s’est immédiatement prévalu de ce nouveau collaborateur « directement impliqué dans toutes les négociations européennes majeures ». Quelques années plus tôt, l’adjoint de Pierre Sellal chargé des questions financières, Benoît de la Chapelle Bizot, avait rejoint la Fédération bancaire française, principal lobby du secteur. Juste au moment où la France renonçait sans le dire au projet d’introduire une taxe européenne ambitieuse sur les transactions financières.

Les présidences tournantes, foires de lobbying

La « relation symbiotique » que dénonce Corporate Europe Observatory entre gouvernements des États membres et intérêts du secteur privé semble aujourd’hui plus forte que jamais. Les présidences tournantes sont, de fait, en train de se transformer en véritables foires de lobbying. Celle de la Roumanie, pour le premier semestre 2019, est sponsorisée par Mercedes-Benz, Renault et Coca-Cola, entre autres. La présidence précédente, de l’Autriche, était notamment sponsorisée par Porsche, Audi et Microsoft. Idem pour celles la Slovaquie, de l’Estonie, de Malte et de la Bulgarie qui les avaient précédées. Les gouvernements concernés recourent également au service de cabinets de lobbying bruxellois pour les conseiller... La présidence tournante néerlandaise, en 2016, a même co-organisé des événements publics avec des lobbys et des associations professionnelles pour promouvoir le « principe d’innovation », un concept inventé par les industriels pour contrecarrer le principe de précaution (lire notre article).

Ni la Commission ni le Parlement ne sont exempts de reproches en matière de complaisance avec le secteur privé. Mais à l’heure où l’on s’inquiète de la montée des « populismes », il vaut la peine de se rappeler que le déficit démocratique de l’Union européenne et le carcan économique qu’elle impose au vieux continent viennent aussi des États membres eux-mêmes.

Olivier Petitjean

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Lire le rapport :
 Captured states. When EU governments are a channel for corporate interests (version intégrale en anglais)
 États capturés : les gouvernements nationaux, défenseurs des intérêts privés au sein de l’UE (résumé en français)

À lire aussi :
 Énergie, finance, agriculture… : quand les « lobbys bruxellois » sont français
 À Bruxelles, les États membres sont encore plus complaisants avec les lobbys que la Commission

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Photo : © European Union 2014 - European Parliament (Attribution-NonCommercial-NoDerivs Creative Commons license).

Notes

[1La représentation roumaine déclare ainsi plusieurs rendez-vous avec Google, Microsoft, Facebook, Amazon et Coca-Cola.

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