06.07.2018 • Le vrai bilan des grandes entreprises françaises

Allègements sociaux, cadeaux fiscaux, pollutions, précarité : enquête sur le fardeau financier que les multinationales imposent à la société

On nous parle sans cesse des bienfaits qu’apporteraient à la France ses « champions nationaux ». Bienfaits qui justifieraient les politiques de baisse de la fiscalité et d’allègements sociaux mises en oeuvre depuis trente ans, ainsi que l’inaction en matière de changement climatique ou de pollution de l’air. Dans une étude inédite publiée à l’occasion de la parution de notre « véritable bilan annuel des grandes entreprises françaises », le Basic et l’Observatoire des multinationales se sont essayés à évaluer les coûts de ces politiques pour la collectivité. Enquête sur le fardeau financier que les multinationales (et les politiques de compétitivité qu’elles inspirent) imposent à la société.

Publié le 6 juillet 2018 , par Olivier Petitjean

Nous sommes constamment incités à considérer les grandes entreprises françaises sous un jour positif, comme sources de richesse économique, créatrices d’emploi, symboles et garantes du prestige de la France. Lorsque les grands groupes tricolores se portent bien, c’est toute la société française qui irait bien du même coup. Après tout, ne représentent-elles pas des centaines de milliers d’emplois en France et des dizaines de millions de taxes et impôts versés ?

Ces bienfaits apportés par « nos » multinationales justifieraient qu’il faille baisser les impôts et les cotisations sociales pour préserver leur « compétitivité ». Mais aussi qu’il vaille mieux éviter des mesures trop contraignantes pour réduire les pollutions occasionnées par leurs activités. Et qu’elles continuent à bénéficier d’un soutien sans faille de l’État français pour les aider à rester compétitives face à la concurrence internationale et étendre leurs activités à l’étranger.

Le « véritable bilan annuel des grandes entreprises françaises » publié par l’Observatoire des multinationales montre de page en page le revers de la médaille. Derrière les « bienfaits » allégués de nos grandes entreprises françaises, il y a d’innombrables questions sur le partage des richesses qu’elles créent (et notamment sur leur générosité exorbitante envers les actionnaires, qui explique en partie leurs problèmes de « compétitivité ») ; sur la compatibilité de leurs modèles commerciaux et de leur stratégie de développement avec la sauvegarde du climat ; sur la situation faite aux travailleurs et travailleuses en France et, plus encore, à l’étranger ; sur leurs chaînes d’approvisionnement internationalisées qui contribuent à l’épuisement des ressources, à la destruction d’environnements naturels préservés, et favorisent d’innombrables atteintes aux droits fondamentaux ; et ainsi de suite.

Certes, nous dira-ton, mais ne s’agit-il pas du prix indispensable à payer pour maintenir nos entreprises en bonne santé financière, leur permettre de créer (ou plutôt de ne pas trop supprimer) des emplois ?

En moyenne 300 millions d’euros de coûts annuels pour la collectivité

En réalité, les politiques publiques menées depuis des décennies pour soutenir nos multinationales ont bien un coût, y compris en France même. Et il est possible de mettre un chiffre au moins indicatif sur ce coût.

L’Observatoire des multinationales et le Basic (Bureau d’analyse sociétale pour information citoyenne) se sont associés pour produire une estimation du coût pour la collectivité de cinq des plus grandes multinationales françaises : Renault, Michelin, Total, Sanofi et EDF. Pour cette étude (dont les résultats complets et la méthodologie sont disponibles ici), nous avons examiné cinq postes de coûts directement liés aux politiques de moins-disant social et fiscal (allégements de cotisations pour les bas salaires, travail précaire, crédits d’impôts) ou au retardement de toute action décisive en matière environnementale (pollution de l’air et émissions de gaz à effet de serre).

Résultat : chacun de ces cinq groupes représente à lui seul un coût annuel allant de 165 à 460 millions d’euros pour la France. Les coûts les plus importants sont ceux liés à la pollution de l’air, suivis par les crédits d’impôts. Viennent ensuite les émissions de gaz à effet de serre, la précarité et enfin les allègements de cotisations sociales.

Le poids de ces différents coûts pour la collectivité varie selon les entreprises. Pour Michelin et Renault, la pollution de l’air est le coût dominant. Le constructeur automobile se distingue également en termes de recours aux allégements de cotisations sociales. Sans surprise, en tant qu’entreprise pétrolière, Total domine de loin toutes les autres firmes de l’échantillon en termes d’émissions de gaz à effet de serre, tout en bénéficiant de crédits d’impôts élevés, comparables à ceux de Sanofi. Pour ce dernier groupe, les crédits d’impôts représentent d’ailleurs près de 80% de ses coûts pour la collectivité, même s’il semble aussi très adepte – comme EDF - du recours au travail précaire.

Le coût sociétal des gaz à effet de serre ou de la pollution de l’air demeure largement sous-estimé

Précision importante : à la différence d’autres méthodologies, l’approche des coûts sociétaux évalue les dépenses réelles, effectivement engagées pour l’année 2016, par la collectivité, autrement dit le budget de l’État et des systèmes de protection sociale.

En matière de pollution de l’air, les estimations incluent les dépenses d’assurance maladie, ainsi que certaines autres dépenses publiques liées à la mesure et à la prévention de la pollution, ou encore à la rénovation des bâtiments publics. En matière d’émissions de gaz à effet de serre, ce sont les diverses formes d’investissements ou d’intervention publics en matière de lutte contre le changement climatique qui sont prises en compte, qu’il s’agisse de dépenses engagées par l’État, les collectivités locales, ou les agences ou institutions financières publiques.

À bien des égards, l’estimation de ces coûts sociétaux ne fournit qu’un ordre de grandeur a minima des coûts reportés sur la société, car les dépenses directement supportées par les pouvoirs publics ne représentent que la partie émergée de l’iceberg. D’abord, évidemment, parce que ces derniers ne font sans doute pas tout ce qu’ils devraient faire pour réduire effectivement la pollution de l’air ou nos émissions de gaz à effet de serre. Ensuite et surtout, parce que la plupart des dégâts liés au dérèglement climatique et à la pollution de l’air sont engendrés sur plusieurs décennies et seront payés sur le long terme. Enfin, parce qu’il est difficile voire impossible d’identifier toutes les conséquences en chaîne et ceux qui en paie le prix.

Le coût sociétal du carbone en est l’exemple type : les dépenses réellement engagées en 2016 par l’État français ne représentent que 0,36 euros la tonne (si on les ramène à l’ensemble des émissions des entreprises étudiées). Si l’on se basait sur le prix du carbone suggéré par l’Union européenne pour orienter les décisions d’investissement, prix qui prend en compte une partie des dépenses engendrées sur le long terme et qui s’élève à 27 euros la tonne, ce ne seraient plus 52 millions d’euros dont seraient redevables en moyenne chacune de nos cinq multinationales à la collectivité pour l’année 2016, mais plus de 3,9 milliards d’euros. Soit à peu près leurs bénéfices moyens pour cette même année. Si l’on se réfère aux travaux du GIEC qui comptabilisent l’ensemble des impacts et des coûts à venir du changement climatique à l’échelle mondiale, la facture s’élèverait même à plus de 14 milliards d’euros par entreprise en moyenne, pour les émissions d’une seule année.

Il en va de même, à moindre échelle, pour la pollution de l’air. Au-delà des dépenses réelles que nous avons comptabilisées dans notre estimation de coûts sociétaux, certains économistes tentent de donner une valeur théorique à d’autres impacts dits « intangibles » : les « pertes de vie humaine » et « les pertes d’années de vie en bonne santé ». D’après les conclusions d’un rapport sénatorial de 2015 sur le coût de la pollution de l’air en France, ces coûts « intangibles » seraient grosso modo neuf fois supérieurs aux dépenses tangibles de cette pollution – celles que nous avons retenues dans nos calculs. Autrement dit, si l’on tenait compte de ces coûts intangibles, nos cinq multinationales ne seraient plus redevables à la collectivité de 115 millions d’euros chacune en moyenne, mais de 11,5 milliards pour l’année 2016.

En matière sociale et fiscale, des informations très partielles

En ce qui concerne les coûts sociaux et fiscaux, les calculs sont a priori plus clairs. Mais encore faut-il accéder aux informations nécessaires, ce qui relève souvent du parcours du combattant. Les données sont difficilement accessibles, ne concernent pas toujours l’ensemble de leurs filiales basées en France, et remontent parfois à plusieurs années en arrière. Nous en sommes réduits dans quelques cas à des estimations faites à partir des données sectorielles compilées par l’INSEE.

Concernant les données salariales à l’intérieur des grands groupes, comme par exemple la proportion de contrats à durée déterminée et d’intérimaires au sein de leur effectif français, ou la répartition des employés par déciles de rémunération, il faut se référer aux « bilans sociaux » qu’ils sont tenus de produire chaque année. Seule une minorité d’entreprise rend publics ces bilans sociaux, même s’ils n’ont théoriquement rien de confidentiel, et il est difficile de se les procurer, même sur simple demande.

En matière fiscale, c’est pire encore. Les multinationales françaises entretiennent une opacité délibérée dans ce domaine. La plupart d’entre elles ne rendent même pas publics le montant des différents crédits d’impôts dont elles bénéficient. Quant au manque à gagner pour l’État du fait de l’évitement fiscal et des localisations de filiales dans des paradis fiscaux, seul un reporting par pays public et complet permettrait d’y mettre un chiffre.

Toutes ces mesures sociales et fiscales favorables aux entreprises ont pour objectif de favoriser l’emploi en France. Admettons qu’elles soient coûteuses. Sont-elles au moins efficaces ? Les chiffres que nous avons collectés pour ce « véritable bilan annuel » suggèrent que non. Toutes les entreprises de notre échantillon à l’exception d’EDF ont vu leur effectif en France diminuer depuis 2010, alors même que leur effectif mondial et leur chiffre d’affaires cumulé croissaient de plus de 10% sur la même période.

Privatisation des bénéfices, socialisation des coûts

Il est tentant de comparer, pour chacune des cinq grandes entreprises analysées, les coûts sociétaux qu’elles génèrent avec les impôts qu’elles paient en France chaque année.

Premier impondérable, on ne connaît pas exactement les montants d’impôts en question. Là encore, nous en sommes réduits aux approximations. Si l’on rapporte leurs bénéfices déclarés en 2016 à la part de la France dans leur chiffre d’affaires, et qu’on applique le taux nominal de l’impôt sur les sociétés, les impôts sur les bénéfices virtuellement versés en France par nos 5 entreprises s’élèveraient à environ 275 millions d’euros pour chacune. C’est-à-dire moins que les coûts sociétaux que nous avons estimés en moyenne à 300 millions d’euros par entreprise.

Mais l’impôt sur les sociétés n’a pas pour seule vocation de compenser les coûts sociétaux. Son objectif premier est de contribuer au financement des infrastructures et du capital social et humain qui permettent aux entreprises de fonctionner et d’embaucher (éducation nationale, justice, sécurité...), ainsi qu’à une redistribution partielle des richesses. Les coûts sociétaux générés par ces grands groupes sur la collectivité sont donc nettement supérieurs à leur contribution fiscale une fois déduits ces investissements. Quant aux taxes du type « pollueur-payeur » comme la TGAP (taxe générale sur les activités polluantes), elles sont bien loin de couvrir les coûts sociétaux : leur montant est environ 10 fois inférieur aux dépenses tangibles comptabilisées pour chaque polluant dans le cadre de notre estimation (sans compter les décès prématurés et autres coûts intangibles non pris en compte).

Là encore, les grandes entreprises semblent maîtriser l’art de reporter les coûts sociétaux qu’elles génèrent sur d’autres (notamment à travers le lobbying des associations patronales ou sectorielles, pour obtenir des réductions de « charges » sociales et fiscales ou pour éviter des normes environnementales trop contraignantes), tandis qu’elles gardent la majorité des profits qui en découlent pour les redistribuer à leurs actionnaires.

Que conclure de ces chiffres ?

Un dernier point : nos estimations se focalisant sur 5 impacts clés, elles n’offrent évidemment qu’un aperçu partiel de l’ensemble des coûts sociaux, environnementaux, sanitaires, économiques occasionnés par les activités des multinationales. Autre limite : elles ne portent que sur la France, alors que certaines entreprises génèrent une grosse partie de leurs impacts environnementaux et sociaux ailleurs sur la planète du fait de l’emprise internationale de leurs activités, mais aussi et surtout de leurs chaînes d’approvisionnement, ce qui peut fausser les comparaisons. Le constat s’applique aux entreprises de notre échantillon, mais davantage encore aux multinationales du secteur agroalimentaire ou de la grande distribution comme Carrefour ou Danone. Autre type d’entreprise dont il est particulièrement difficile d’appréhender les coûts sociétaux (d’autant plus qu’elles sont peu transparentes sur leurs données sociales et fiscales) : celles comme LVMH ou L’Oréal dont l’empreinte environnementale directe est plus limitée, mais dont les activités posent d’autres sortes de questions quant à leur impact sur la société.

Serait-il possible de poser et résoudre une large équation économique mettant dans la balance tous les coûts sociétaux des multinationales avec tous les bénéfices, directs ou indirects, qu’elles apportent à nos sociétés ? Si certaines entreprises comme LafargeHolcim commencent à s’y essayer [1], de tels calculs doivent être considérés comme un moyen de nourrir la controverse et le débat politique au sein et à l’extérieur des entreprises, non pas d’apporter des réponses définitives.

Il s’agit plus modestement ici de remettre en question certaines certitudes trop bien établies, et de mettre en lumière le contraste saisissant entre l’accaparement des profits financiers générés par ces grandes entreprises entre les mains de quelques-uns, et les coûts dont elles se défaussent sur la société dans son ensemble. Relocalisation de l’économie, transition énergétique, fiscalité écologique... Les propositions ne manquent pourtant pas pour faire autrement.

Olivier Petitjean

- Lire l’étude complète

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Photo : Morten CC via flickr

Notes

[1Voir ici. Cette étude conclut que LafargeHolcim a apporté un bénéfice net à la société dans son ensemble d’un peu plus de 4 milliards de francs suisses, mais ce calcul est le fruit d’un ensemble d’hypothèses et de décisions qui sont inévitablement sujettes à contestation, à commencer par les sujets les plus évidents comme le prix à donner à la tonne de carbone ou celui d’une vie humaine.

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