11.02.2015 • Droit international

« Ce qu’a fait Chevron en Équateur est un crime, et pour que justice soit faite, il faut que ce crime soit reconnu comme tel »

Depuis plusieurs années, les habitants de l’Amazonie équatorienne ont engagé un bras de fer juridique aux multiples rebondissements pour obtenir justice suite à la pollution dramatique de leur environnement par le groupe pétrolier américain Chevron. Ils viennent de saisir la procureure générale de la Cour pénale internationale de La Haye pour faire condamner les dirigeants de Chevron au titre de leur contribution à un « crime contre l’humanité ». Un geste doublement significatif, puisque c’est la première fois que cette instance se pencherait sur un crime de nature environnemental, et la première fois qu’elle viserait le dirigeant d’une entreprise privée. Entretien avec Eduardo Toledo, l’un des juristes qui assistent les victimes dans cette procédure.

Publié le 11 février 2015

En 2013, la Cour nationale de justice équatorienne, la plus haute instance du pays, condamnait l’entreprise pétrolière américaine Chevron à verser 9,5 milliards de dollars d’amende. Cette décision de justice historique visait à apporter réparation aux victimes de la pollution catastrophique occasionnée par les activités de Texaco (depuis fusionnée avec Chevron) en Amazonie équatorienne (lire notre article). Depuis, les victimes et leurs avocats ont engagé un bras de fer juridique d’envergure internationale pour faire appliquer cette sentence. Car Chevron, après avoir fait des pieds et des mains pour ne pas être jugée aux États-Unis, se prétend aujourd’hui victime d’une conspiration, et refuse de payer.

Alors que la procédure civile a ainsi débouché sur une condamnation de Chevron qui reste à exécuter, les victimes réunies au sein de l’UDAPT (Unión de los afectados y afectadas por los operaciones de la pétrolera Texaco) et leurs avocats ont décidé, en octobre 2014, de saisir la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye pour qu’elle ouvre une enquête criminelle sur le PDG de Chevron John Watson. Celui-ci est accusé avec les autres dirigeants de l’entreprise d’avoir délibérément refusé de remédier aux problèmes de pollution, et à leurs conséquences dévastatrices pour les populations de la Région de l’Oriente (Amazonie équatorienne). C’est la première fois qu’un dirigeant d’entreprise privée est attaqué devant la Cour pénale internationale, et aussi la première fois que cette instance est saisie pour un crime de nature environnementale.

Eduardo Toledo, juriste argentin, est l’une des chevilles ouvrières de cette procédure devant la Cour pénale internationale, aux côtés de Pablo Fajardo, l’avocat principal des victimes. Il a répondu à nos questions en marge d’une rencontre organisée par le groupe de la Gauche unitaire européenne au Parlement européen et le réseau « Stop Corporate Impunity », qui milite pour la mise en place d’un traité international contraignant sur la responsabilité des multinationales en matière de droits humains.

Comment en êtes-vous venu à vous occuper de cette procédure contre les dirigeants de Chevron ?

Je travaille pour une organisation de protection des droits de l’homme en Argentine appelée Xumek, dans la province de Mendoza. Nous travaillons surtout sur des formes dures d’atteintes aux droits humains : violences institutionnelles, torture, violences liées à la période de la dictature, violences dans les prisons. Parallèlement, je me suis engagé dans la rédaction d’une thèse en droit pénal international, laquelle porte sur la question très importante de la responsabilité pénale des dirigeants d’organisations – organisations militaires, mais aussi organisations privées comme des entreprises. C’est dans ce cadre, alors que j’étais à Rome, que j’ai rencontré un ancien collègue - le procureur Gustavo Gómez d’Argentine- , qui m’a parlé des poursuites pénales internationales envisagées contre les dirigeants de Chevron. J’apporte mon aide pour cette procédure à Pablo Fajardo, avocat principal des victimes et coordinateur de toutes les actions judiciaires en cours au niveau international.

Justement, des poursuites judiciaires ont déjà été engagées contre des dirigeants de multinationales pour leur implication dans des atteintes aux droits humains durant la période de la dictature en Argentine [1].

Il y a un seul exemple de condamnation de dirigeants d’une entreprise pour des faits de ce type. Il s’agit de Ledesma, une entreprise sucrière. D’autres procès sont en cours, et leurs résultats seront très importants. Les procédures judiciaires contre les contributeurs militaires aux atteintes aux droits humains pendant la dictature argentine sont nombreuses, et beaucoup ont été menées à bien. Mais il reste les contributeurs civils, comme les dirigeants d’entreprises, les hommes politiques et aussi les contributeurs issus de l’Église.

Avant d’entrer dans le détail de la procédure pénale visant les dirigeants de Chevron, pouvez-nous nous rappeler où en est la procédure civile initiée par les victimes ?

La procédure civile, dont le but était d’obtenir réparation pour les pollutions occasionnées par les activités de Texaco et leurs conséquences sur l’environnement et la santé des populations locales, a commencé aux États-Unis en 1992. C’était au moment de la fusion de Chevron et Texaco. En 2001, sur l’insistance démesurée des avocats de Chevron, la justice américaine a décidé qu’elle n’était pas compétente, et que l’affaire devait être jugée en Équateur. Donc, après la fusion, les avocats de Chevron ont signé un accord acceptant de se plier à la décision de la justice équatorienne. C’était avant qu’ils changent d’avis et commencent à dire que la justice équatorienne est la plus corrompue au monde…

Pour faire bref, cette procédure civile a abouti en 2013 avec un jugement de la Cour nationale de justice de l’Équateur – l’équivalent de la Cour de cassation en France – condamnant l’entreprise et lui instruisant de verser une amende de 9,5 milliards de dollars aux victimes. Cette décision mettait fin à la procédure civile proprement dite, mais Chevron a refusé de s’y soumettre. Il n’était pas possible de faire exécuter le jugement en Équateur, car Chevron n’a plus aucun actif dans le pays. Les avocats des victimes ont donc dû recourir à la Convention interaméricaine d’exécution des jugements. Mais comme les États-Unis ne sont pas partie de cette convention, nous avons dû passer par d’autres pays américains où Chevron avait des intérêts. D’abord l’Argentine, où la Cour suprême a fini par refuser notre requête, dans un contexte politiquement difficile puisque Chevron avait mis dans la balance la promesse d’un milliard de dollars d’investissements dans le pays. Aujourd’hui, nous pensons aux autres États américains qui ont ratifié la convention, et nous travaillons sur une procédure au Canada.

Dans le même temps, Chevron a initié aux États-Unis un procès dit « RICO » [2] visant certains des avocats qui ont travaillé sur cette affaire pour les victimes équatoriennes, notamment Steven Donzinger, les accusant de conspiration et de tentative d’extortion. Steven Donzinger a été condamné en mars dernier, mais nous avons bon espoir que cette décision soit renversée en appel dans quelques mois, car le juge Kaplan, qui a rendu la décision en première instance, a vraiment dit des choses incroyables, et intenables, dans sa sentence [3].

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Si les victimes ont souhaité initier une procédure devant la Cour pénale internationale, est-ce par frustration devant les difficultés de la procédure civile, ou bien les deux procédures sont-elles complémentaires ?

Les deux procédures sont complémentaires. La procédure civile portait sur la réparation des préjudices considérables subis par l’Amazonie équatorienne – que l’on appelle dans le pays l’Oriente – et ses habitants. Les victimes ont obtenu une décision favorable, même s’il reste à la faire exécuter. Mais elles estiment aussi que ce qu’ont fait Texaco puis Chevron en Équateur est un crime, et qu’il faut faire reconnaître ce crime comme tel au niveau pénal pour que justice soit faite. Or, pour toute une série de raisons, il a semblé plus facile de faire reconnaître ce crime au niveau international plutôt qu’au niveau d’un État. C’est pourquoi nous nous sommes tournés vers la Cour pénale internationale.

Les victimes ou les organisations non gouvernementales peuvent-elles directement saisir la Cour pénale internationale ?

Il y a trois modes de saisines de la Cour pénale internationale. Tout d’abord, les États-membres, qui sont aujourd’hui au nombre de 123, peuvent activer sa compétence. Le Conseil de sécurité des Nations unies dispose aussi de ce pouvoir. Enfin, le procureur général de la CPI (aujourd’hui la Gambienne Fatou Bensouda) peut demander à la Chambre préliminaire de la CPI l’autorisation d’ouvrir elle-même une enquête, sur la base d’informations transmises par des organisations de la société civile au sens large. Mais nous n’en sommes pas encore là : nous avons saisi officiellement la procureure en lui adressant une plainte [4]. Nous attendons maintenant qu’elle examine cette plainte et décide de solliciter l’autorisation d’ouvrir une enquête proprement dite.

A-t-on une idée du délai à prévoir ?

Il n’y a pas de délai fixé d’avance.

Le fait que les États-Unis ne soient pas parties à la Cour pénale internationale est-il un obstacle ?

Non, car la Cour pénale internationale a compétence pour des faits commis sur les territoires des États partie, ce qui est le cas de l’Équateur.

Cette plainte constitue une double première : c’est la première fois que l’on essaie de saisir la Cour pénale internationale contre des dirigeants d’entreprises privées, et c’est aussi la première fois que l’on vise un crime de nature environnementale.

Tout à fait. Il est très important de souligner qu’il s’agit d’une plainte contre une personne physique - John Watson, PDG de Chevron – et non contre l’entreprise Chevron comme personne morale. La Cour pénale internationale ne peut pas poursuivre une personne morale. La plainte vise la ou les personnes qui ont pris les décisions au sein de l’organisation. Nous avons caractérisé ces décisions comme une contribution à des crimes contre l’humanité parce qu’il s’agit d’une attaque contre la population civile de l’Amazonie équatorienne, accomplie en toute connaissance de cause, et de manière généralisée et systématique.

Comment Chevron a-t-elle réagi à l’annonce de votre plainte auprès de la CPI ?

Ils ont eu deux réactions, qui montrent qu’ils sont au moins préoccupés. Tout d’abord, au moment de l’annonce de la plainte, le porte-parole de Chevron aux États-Unis a fait une déclaration solennelle pour dire – comme ils le font régulièrement – que c’est nous qui devrions affronter la justice car nous tentons de les escroquer. Ensuite, un défenseur éminent de Chevron, Douglas Cassel, a publié un billet très émotionnel sur le blog spécialisé Letters Blogatory [5], qui montre que la plainte a suscité une certaine inquiétude.

Est-ce que l’on peut imaginer des plaintes similaires à celle que vous avez déposé contre les dirigeants de Chevron pour d’autres grandes affaires impliquant des multinationales, comme Shell au Nigeria ou la catastrophe de Bhopal en Inde, dont on célèbre le trentième anniversaire ?

En ce qui concerne Bhopal, cela me paraît difficile dans la mesure où il faut réussir à faire valoir qu’il y a eu contribution au crime depuis 2002, année où la Cour pénale a commencé ses travaux. La CPI n’a pas compétence avant 2002. Pour le Nigeria en revanche, il me semble tout à fait envisageable de saisir la CPI sur la question du torchage de gaz occasionné par les activités pétrolières (lire notre article). Il y aurait d’autres exemples possibles.

Peut-on dire que la Cour pénale internationale est potentiellement plus à l’abri de l’influence des intérêts économiques et des interférences politiques que d’autres juridictions ?

La Cour pénale internationale a une grande autorité et une très grande indépendance. Jusqu’à présent, elle est restée totalement à l’abri des intérêts économiques. Il faut maintenant concrétiser quelque chose qui est envisagé depuis longtemps par certains juristes : que l’on peut utiliser le droit international tel qu’il existe, en matière de crimes de guerre, de génocide, etc., pour condamner des personnes qui se rendent responsables de ces crimes à travers leur activité économique. Ce n’est pas une idée folle. Dès les premières discussions en 1988 autour du Statut de Rome et de la mise en place de la Cour pénale internationale, de nombreux juristes ont avancé qu’il était possible d’utiliser le droit international pour poursuivre des dirigeants d’entreprise et pour des crimes liés à l’environnement.

Vous évoquiez la plus grande difficulté qu’il y aurait à poursuivre des crimes de ce type au niveau national.

L’Argentine et l’Espagne ont la juridiction universelle. En France, le cadre juridique est un peu différent, mais c’est un peu la même chose, et c’est le cas aussi dans la plupart des pays occidentaux. Le problème n’est pas celui de la juridiction. Le problème est qu’il s’agit de crimes impliquant des acteurs économiques internationaux qui ont parfois plus de pouvoir que les États. Un gouvernement d’un pays du Sud ne voudra pas initier une procédure qui pourrait nuire au développement du pays et au bien-être de sa population en effrayant les investisseurs étrangers. Quand Chevron promet un milliard de dollars d’investissements en Argentine, le gouvernement argentin ne va pas lui imposer des conditions et des contrôles très stricts, parce que sinon Chevron ira voir ailleurs.

Comment pourrait-on renforcer les justices nationales de ce point de vue ?

Il serait important de mettre en place des normes internationales qui incluent des mécanismes de mise en œuvre au niveau national. Soit il faut une convention internationale prévoyant des moyens de contrôle au niveau local et national, et donnant la possibilité de poursuivre les criminels devant les tribunaux nationaux, comme c’est le cas pour la convention internationale contre la torture. Soit il faut une convention obligeant les États parties à ajuster leur droit national : c’est le système de la Cour pénale internationale et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme.

Quel a été le rôle de l’État équatorien dans les procédures civile et pénale initiées par les victimes de Chevron ? Ces démêlés sont-ils à l’origine de la proposition du gouvernement équatorien d’élaborer un traité contraignant sur la responsabilité des multinationales dans le cadre des Nations unies (lire notre article) ?

Il est possible que cette proposition de traité contraignant soit liée à Chevron, mais le gouvernement équatorien n’a jamais travaillé directement sur cette affaire avec les victimes ou leurs avocats. Il est confronté à d’autres problèmes avec Chevron, puisque l’entreprise a utilisé un traité bilatéral d’investissement pour poursuivre l’Équateur – alors même qu’elle avait déjà quitté le pays – devant le tribunal d’arbitrage de La Haye. La stratégie du gouvernement est aussi différente de la nôtre dans la mesure où il souhaite que des activités pétrolières se poursuivent sur le territoire équatorien, et ne peut pas adopter un positionnement vis-à-vis de Chevron qui mette en cause ses propres projets extractivistes. Avec les représentants du gouvernement, nous faisons même attention à ne pas nous croiser sur le terrain, car Chevron utilise toujours chaque rencontre pour nous attaquer.

Propos recueillis par Olivier Petitjean

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Photo : Rainforest Action Network

Notes

[1Voir les informations rassemblées ici.

[2Du nom de la loi « Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act » visant les organisations constituées en vue d’actions de racket et d’extortion.

[3Sur ce procès et la stratégie juridique agressive de Chevron, lire (en anglais) cet article du magazine Rolling Stone.

[4Dont le texte est accessible ici.

[5En réponse à un billet du professeur Kevin Jon Heller dans un autre blog de droit international Opinio Juris.

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