03.02.2014 • Fin de vie

Déchets électroniques : l’envers du décor de l’industrie des smartphones, ordinateurs et tablettes

Chaque Français produit 20 kg de déchets électriques et électroniques par an ! Que deviennent notamment nos millions de téléphones, d’ordinateurs ou de tablettes devenus obsolètes ? Une partie de ces équipements électroniques est collectée par une filière de traitement des déchets. Un très petit nombre est réparé. Et des milliers de tonnes sont envoyées, illégalement, vers les décharges d’Afrique ou d’Asie. Les autorités commencent à agir pour limiter la casse. Mais les multinationales qui gèrent la filière du recyclage ont-elles vraiment intérêt à privilégier de véritables solutions ? Enquête sur le parcours de nos déchets et les intérêts en jeu.

Publié le 3 février 2014 , par Rachel Knaebel

C’est une déferlante. Environ 900 millions de smartphones se sont vendus dans le monde en 2013, dont 15 millions en France (50 millions depuis 2008). Plus de 300 millions de PC continuent d’être livrés sur la planète. Plus de 100 millions d’Européens posséderont une tablette tactile en 2016 [1]... Les parts de marché des fabricants – Acer, Apple, Dell, HP, Samsung... – se portent bien. Les décharges africaines de déchets informatiques également.

« Après Noël, il y a toujours plus de déchets électroniques qui arrivent. Les gens achètent du nouveau matériel et jettent l’ancien. Du coup, plus de gens travaillent sur les décharges ici », explique Mike Anane, journaliste ghanéen. « Dans la décharge d’Agbogbloshie, 10 000 personnes en moyenne s’occupent du démantèlement des déchets électriques et électroniques. » Des dizaines de milliers de personnes qui se rendent malades à démonter des appareils et à brûler les câbles. Agbogbloshie, dans la banlieue d’Accra ; la capitale, est la plus grande décharge de déchets électroniques au Ghana.

Mike Anane travaille depuis dix ans sur les exportations illégales de déchets d’équipements électriques et électroniques (appelés DEEE ou D3E). « Au début, ces déchets arrivaient par demi-camions. Le phénomène a explosé ces huit dernières années. » Aujourd’hui, il évalue à 500 le nombre de containers de D3E qui arrivent tous les mois au port ghanéen de Tema. Sur place, dans les décharges à ciel ouvert, les équipements sont démantelés, une partie récupérée, le reste brûlé, sans protection suffisante pour les travailleurs du site. Avec des conséquences désastreuses pour les populations locales : le site d’Agbogbloshie est classé parmi les dix endroits les plus pollués au monde, selon le classement effectué par l’ONG suisse Greencross et l’institut américain Blacksmith [2]. « Les déchets électroniques sont toxiques. Ils contiennent des substances cancérigènes », rappelle le journaliste ghanéen [3]. Comme les fluides frigorigènes pour les réfrigérateurs, les tubes cathodiques, les écrans à cristaux liquides, interrupteurs au mercure, ou simplement du plomb, du cadmium, du chrome…

Exportations de déchets déguisées en dons humanitaires

La convention internationale de Bâle (entrée en vigueur en 1992), interdit l’exportation de déchets dangereux des pays membres de l’OCDE vers ceux du Sud. En Europe, les règles sont encore plus strictes : une directive européenne a structuré en 2002 la filière de la collecte et interdit à ses États membres d’exporter leurs déchets, dangereux ou non, pour les faire éliminer dans un pays étranger. Malgré une convention internationale vieille de plus de vingt ans et une législation européenne, rien n’y fait. Les déchets s’empilent au Sud. Pourquoi ? « Les États-Unis n’ont pas ratifié la convention de Bâle, rappelle Mike Anane. Et les pays européens font passer les exports de déchets électroniques pour des dons d’équipements usagers ».

Envoyer en Afrique ou en Asie des équipements électroniques hors d’usage sous couvert d’en faire un don « charitable » : la pratique est répandue en Europe. Les objets sont déclarés par les transporteurs comme des biens de seconde main. Car les exports de matériel électronique d’occasion sont, eux, autorisés. L’Agence européenne de l’environnement estime qu’entre 93 000 et 216 000 tonnes d’équipements électroniques usagés ont été exportées par l’Allemagne vers des pays non européens en 2008 [4]. Soit l’équivalent du poids d’une trentaine de tours Eiffel ! Mais près d’un tiers des équipements électroniques ou électriques importés au Ghana en 2009 étaient en fait hors d’usage, estime le secrétariat de la Convention de Bâle à l’Onu [5]. Ces déchets déguisés en matériel d’occasion viennent d’Europe, pour 85% d’entre eux. Bizarrement, dans ce sens, la « forteresse Europe » semble bien laxiste.

10% des déchets français envoyés à l’étranger

Et en France ? 10% des déchets électriques et électroniques des particuliers – évalués à 20 kg par habitant et par an ! – seraient exportés chaque année, d’après une estimation récente. Soit près de 130 000 tonnes [6]. « Normalement, la filière française agréée de gestion des D3E est organisée de manière à empêcher les exportations », explique Laura Caniot, chargée de mission au Centre national d’information indépendante sur les déchets (Cniid). Ici, les producteurs et distributeurs d’équipements électriques et électroniques ont l’obligation (depuis 2005) d’assurer l’enlèvement et le traitement de leurs produits en fin de vie. Collecte, tri, traitement… sont donc gérés par des organisations agréées par l’État, appelées éco-organismes. « Mais depuis quelques années, on assiste à une explosion des achats de petits appareils high-tech. La filière ne s’est pas encore adaptée à ce phénomène », constate Laura Caniot. Seul un tiers des D3E sont collectés par la filière officielle ! Le reste, entre 60 et 70% des déchets, part avec les ordures ménagères. Une partie sera récupérée par l’économie informelle, l’autre partira fumée dans les incinérateurs, s’entasseront dans des décharges ici... ou en Afrique [7].

Depuis quelques années, les autorités commencent à réagir. Une entreprise française de recyclage de D3E en Champagne-Ardenne a ainsi été condamnée en 2012 pour exportation interdite de déchets. Elle transférait vers la Belgique et la Hollande – et leurs terminaux portuaires – des D3E collectés gratuitement auprès des administrations. Les déchets, principalement des écrans d’ordinateurs, étaient ensuite exportés illégalement vers Hong-Kong et le Vietnam, des pays hors OCDE. Le tribunal, saisi par l’association France nature environnement, a jugé qu’au vu « des conditions de stockage de ces matériels, entassés sans aucune précaution », il ne s’agissait pas de « produits d’occasion destinés à une seconde vie », contrairement à ce qu’affirmaient les dirigeants de l’entreprise. Il est donc possible de juger ces abus. Encore faut-il les repérer.

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Trop peu de contrôles

Les installations qui traitent les D3E sont contrôlées par les Directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), qui dépendent du ministère de l’Écologie. « Il y de moins en moins de contrôle de ces installations, faute de moyens », regrette Sophie Bardet-Auville, du service juridique de France nature environnement (FNE). Les installations de traitement des D3E sont contrôlées tous les deux à trois ans. « Et il n’y a pas de contrôle systématique aux frontières, déplore Laureline Bourit, coordinatrice du réseau de prévention et gestion des déchets de FNE. Les douaniers vérifient certains chargements de temps en temps, mais les moyens attribués aux douaniers sont limités. »

Interpol a toutefois mené fin 2012 une première opération contre le commerce illégal de déchets électroniques. Le gouvernement ghanéen a de son côté interdit l’importation de réfrigérateurs d’occasion [8]. Et la nouvelle directive européenne (qui doit être transposée dans les pays membres d’ici le 14 février) veut renforcer la lutte contre les exportations de D3E. Désormais, ce sera à l’entreprise d’exportation de prouver que les appareils sont bien en état de marche [9].

Toujours pas d’incitation à réparer

Mais rien, dans la nouvelle législation européenne, ne pousse à la réparation des équipements plutôt qu’à leur recyclage (c’est-à-dire la simple récupération d’une partie des composants). « Nous voudrions que 5% des D3E collectés soient réparés, indique Michal Len, directeur du réseau européen Rreuse, qui regroupe les entreprises sociales de recyclage de D3E. Mais la directive européenne ne présente finalement qu’un objectif conjoint de recyclage ou de réemploi. Sans incitation concrète, les filières vont remplir leurs obligations a minima, sans forcément faire le choix qui est le meilleur pour l’environnement. » C’est d’autant plus regrettable que la réparation crée plus d’emplois que la simple récupération de composants. « Dans le réseau d’entreprises d’insertion Envie, pour 1 000 tonnes de D3E collectés et traitées, la réparation fait travailler 35 équivalents temps plein, contre seulement sept en cas de recyclage », détaille Michal Len.

En France, les réseaux Envie et Emmaüs (tous deux membres de Rreuse) ont un partenariat avec Eco-systèmes, qui collecte les trois-quarts des D3E ménagers français. Ce qui a permis la réparation de 478 000 appareils, en 2012. Cela peut sembler beaucoup. Mais ce n’est que 1,3% des plus de 37 millions d’appareils collectés par l’éco-organisme la même année ! Bien loin des 5% demandés par Michal Len, donc [10].

Des éco-organismes gérés par les géants de l’électroménager

Les éco-organismes français ont-ils vraiment intérêt à promouvoir le réparation des objets collectés ? « Le système des éco-organismes fonctionne plutôt bien. Mais ceux-ci misent encore beaucoup plus sur le recyclage que sur la réutilisation. C’est normal puisqu’ils sont gérés par les entreprises qui produisent et distribuent les équipements ! », analyse Laureline Bourit, de FNE. Les éco-organismes sont des sociétés de droit privé, à but non lucratif, agréés par l’État pour une mission d’intérêt général. Mais dans leurs conseils d’administration siègent les géants du secteur électronique et électroménager. Eco-systèmes est présidé par un responsable de l’entreprise Seb, Alain Grimm-Heckersont, et ses administrateurs sont issus de Darty, But, Saturn, Philips, Samsung… Idem chez les deux autres éco-organismes agréés pour la branche, ERP et Ecologic.

Mélissa Bire, porte-parole d’Eco-systèmes, défend ce fonctionnement : « La directive européenne de 2002 a mis en place le principe de « responsabilité élargie du producteur ». C’est donc la loi qui demande aux producteurs de s’organiser pour traiter les D3E. Ils ont simplement transféré leur responsabilité à ces éco-organismes. La porte-parole assure : « Nous ne sommes pas des représentants des producteurs. »

Soit. Mais le rôle de ces éco-organismes est bien d’agir au service de leurs adhérents, producteurs et distributeurs, pour assurer le respect de leurs obligations légales. Et pas pour une meilleure protection de l’environnement. « Les producteurs et distributeurs écrivent eux-mêmes les règles du jeu auxquelles ils doivent se soumettre. Ils ne sont pas dans une démarche de prévention, tranche Laura Caniot, du Cniid. Ce n’est pas dans leur intérêt de dire qu’il faut acheter moins de produits, qu’ils soient plus facilement repérables, qu’ils aient une durée de vie plus longue. C’est un gros problème. »

À quoi sert l’éco-participation ?

Un problème qui resurgit avec la question des éco-participations, cette contribution payée par l’acheteur lors de l’acquisition d’un appareil neuf et reversée aux éco-organismes pour financer la gestion des déchets. Cette participation sert à financer le système de traitement des D3E. Mais son montant est extrêmement bas : en moyenne un euro pour un aspirateur, 30 centimes pour une tablette tactile, 10 centimes pour un ordinateur portable. Trop peu pour financer le ramassage, le démontage, la récupération ? « Il faut résonner en terme de tonnage, avec les économies d’échelles qui correspondent », note Mélissa Bire, porte-parole d’Éco-systèmes.

« Pour collecter et recycler un ordinateur, il faut évidemment plus que ça », assure pourtant Claude Bascompte, des Amis de la Terre. Il a siégé jusqu’à cette année à la commission d’agrément des éco-organismes de D3E. « Le niveau de l’éco-participation est bas parce que le niveau de la collecte des D3E est bas. Aujourd’hui, un tiers des déchets sont collectés. Mécaniquement, si le niveau de collecte augmente, les éco-contributions devront augmenter. Donc, ce n’est pas forcément dans l’intérêt des éco-organismes de collecter plus. » Une éco-contribution plus élevée pourrait faire hésiter les consommateurs lors de l’achat. « Entre l’intérêt particulier des producteurs et l’intérêt général de réduction des déchets, il y a des contradictions », conclut Claude Bascompte.

Des produits longue durée, innovation impossible ?

Une solution serait de moduler le niveau de cette contribution en fonction de la conception du produit, avec une prise en compte « des matériaux plus ou moins toxiques, de la durée de vie des produits, de la facilité de les réparer, de l’accès plus ou moins aisé aux pièces détachées », explique Laureline Bourit. Une réforme semble en tout cas indispensable face à l’arrivée constante de nouveaux produits électroniques à la durée de vie toujours plus courte. « Les nouvelles tablettes et nouveaux smartphones vont être encore plus rapidement jetés à cause de l’obsolescence des logiciels, explique Camille Lecomte, chargé de mission pour l’ONG Les Amis de la Terre [11] Et ce sont des produits qu’on ne sait pas recycler dans de bonnes conditions aujourd’hui. Dans un smartphone, il y a une quarantaine de métaux différents. En France, on ne sait en recycler que 17. »

Pourtant la consommation de ces appareils est en pleine explosion. Le volume mondial de déchets électroniques va augmenter d’un tiers dans les cinq prochaines années, selon une estimation de l’initiative Solving the e-waste problem – qui réunit Nations Unies, industries, instituts de recherche et ONG. À qui la faute ? En grande partie aux producteurs qui mettent en place des stratégies bien pensées pour inciter, voir contraindre, à acheter toujours plus souvent un nouvel appareil : des batteries intégrées qui ne durent que 18 mois, des pièces détachées qui changent à chaque génération de produits, des systèmes d’exploitation impossibles à mettre à jour sur des modèles anciens… Pour pousser le consommateur à acheter les fabricants savent faire preuve d’imagination et d’« innovation ». Pas pour recycler ni réparer.

Rachel Knaebel

Boîte Noire

Voir le reportage photographique d’Andrew Mc Connel dans les décharges ghanéennes (photo de une)

À lire, le rapport des Amis de la Terre : Obsolescence des produits high-tech : Comment les marques limitent la durée de vie de nos biens

Cet article a été publié initialement par Basta !.

Notes

[1Source : zdnet et le Journal du Net.

[2Voir ici et ici.

[3Greenpeace a documenté en 2008, à l’aide de prélèvements effectués sur place, la contamination du site en produits chimiques dangereux et métaux lourds. Voir ici.

[4Source : Movements of waste across the EU’s internal and external borders, p 27. À télécharger ici.

[5DEEE en Afrique : État des lieux. Juin 2012. À télécharger ici. L’autre pays africain le plus touché par le phénomène est le Nigéria.

[6Le gisement de D3E en France est estimé à 1,3 million de tonnes.

[7Sur ces 60 à 70% des D3E qui échappent à la filière agréée, 30 à 40% sont, selon les estimations, gérés par des ferrailleurs non agrémentés. 8 à 10%, principalement du petit high-tech, atterrissent dans la poubelles et finissent donc en incinérateurs ou en déchèterie.

[8Ce qui n’a pas empêché l’arrivée cet automne de milliers de réfrigérateurs usagés envoyés, malgré l’interdiction, par une entreprise britannique de recyclage.

[9La directive doit contraindre les exportateurs à fournir, en cas de contrôle, la preuve que les objets sont bien en état de marche, alors qu’il appartient aujourd’hui aux douanes ou autres autorités de prouver qu’ils ne le sont pas. Le décret qui doit transposer la directive dans le droit français veut ainsi obliger les exportateurs à montrer une « preuve d’évaluation ou d’essais, sous la forme d’une copie des certificats d’essais ou autres preuves du bon fonctionnement, pour chaque article du lot » et à équiper les objets transférés d’« une protection appropriée contre les dommages pouvant survenir lors du transport, du chargement et du déchargement. » Sans ces conditions, les chargements seraient classés comme déchets.

[10Sur la part D3E des particuliers collectés par la filière agréée en France, la plus grande partie, 80%, sont recyclés. C’est à dire qu’une partie des composantes et matériaux sont récupérées. 18% de ces D3E collectés sont incinérés, et environ 2% sont réparés, selon les chiffres de 2011 fournis par la Cniid.

[11Auteure d’un rapport, à télécharger ici sur l’obsolescence de la high-tech.

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