08.07.2013 • Chantier pharaonique

États-Unis : le projet d’usine de MOX d’Areva bientôt abandonné ?

Selon la presse américaine, l’administration Obama s’apprêterait à abandonner définitivement l’usine de MOX en cours de construction, avec le concours d’Areva, dans l’État de Caroline du Sud. Un projet très contesté dont le coût projeté n’a cessé d’augmenter au fil des ans.

Publié le 8 juillet 2013 , par Olivier Petitjean

Sur le site ultra-protégé de Savannah River, en Caroline du Sud, se dresse une usine géante à demi-construite - et qui risque fort de le rester. Une centrale de production de MOX financée par le gouvernement américain dont le chantier a commencé en 2005 et qui n’était pas prévu pour s’achever, au mieux, avant 2019. Areva - en situation de quasi monopole sur la technologie MOX - détient 30% du consortium mandaté par le gouvernement fédéral pour construire et gérer l’usine [1]. Le tout pour un coût total de plusieurs milliards de dollars, sans cesse réévalué à la hausse.

Selon le New York Times, le Département fédéral de l’Énergie aurait décidé, avec l’assentiment de l’administration Obama, de ne plus financer le chantier à compter de l’année prochaine et de reprendre la recherche de solutions alternatives. Même si elle doit encore être validée au moment du vote du budget fédéral, cette décision semble sonner le glas d’un projet mal conçu, qui n’a cessé d’accumuler les difficultés.

Simultanément, le Center for Public Integrity publie une longue enquête en quatre parties sur ce projet, son histoire et les problèmes qu’il a rencontrés. Cette ONG est spécialisée dans les investigations sur le rôle de l’argent en politique et sur les abus de pouvoir des entreprises et de l’administration aux États-Unis et ailleurs. (Elle a notamment lancé l’International Consortium of Investigative Journalism, à l’origine des Offshore Leaks.)

Un projet hors de contrôle ?

Le projet trouve son origine dans les négociations entre États-Unis sur le désarmement nucléaire et ses modalités. Elle a été conçue pour permettre la neutralisation des missiles nucléaires - évitant ainsi qu’elles tombent dans de mauvaises mains - et le recyclage de leur combustible sous forme de MOX, en vue d’alimenter des centrales nucléaires civiles. Le choix de cette technologie avait été le résultat d’un compromis entre Russes et Américains, fortement encouragés en cela par le lobby nucléaire. Sous l’impulsion de l’administration Bush en particulier, toute recherche sur des technologies alternatives a été abandonnée, et ce qui était à l’origine un projet de désarmement s’est petit à petit transformé en une excuse pour subventionner abondamment l’« industrie du plutonium », sans aucune garantie en termes de non prolifération [2]

Le Center for Public Integrity dresse un bilan sans concessions de la manière dont le projet a été conçu et mis en oeuvre. Initialement estimé à un milliard de dollars par le Département de l’Énergie, le coût réel du chantier sera finalement d’au moins 7,7 milliards, à quoi s’ajouteront de 8 à 12 millliards pour l’opération et la maintenance. Et ce alors que la capacité de la future usine a été considérablement réduite par rapport aux ambitions initiales.

Un budget pharaonique pour une technologie dont la viabilité est encore loin d’être établie. Personne, à ce jour, ne s’est encore engagé à acheter le combustible que l’usine de Savannah River est censé produire - pas même les opérateurs publics des centrales nucléaires américaines. Le MOX rebute par son coût et pour des raisons de sécurité, comme celui produit par Areva à Marcoule, mais avec des incertitudes supplémentaires. Pour trouver des débouchés, le Département de l’Énergie prévoyait de vendre le MOX de Savannah River 20% moins cher que le combustible nucléaire classique, avec pour résultat d’affecter encore la rentabilité économique du projet.

Durant la phase de conception et les premières années du chantier, la supervision de l’administration Bush a été quasi inexistante, laissant le champ libre au consortium. Les concepteurs de l’usine ont découvert en cours de route que le plutonium des armes nucléaires américaines présentait des différences significatives avec le plutonium issu de réacteurs civils traité par Areva dans son usine de MOX de Marcoule. Il a fallu revoir entièrement la conception du projet, alors que 45% du budget étaient déjà dépensés. D’autres aspects du projet ont également dû être revus, entraînant retards et surcoûts. Et, selon l’enquête du Center for Public Integrity, le recours à la sous-traitance a occasionné une série d’abus, de fraudes et de malfaçons.

Les dépassements budgétaires sont, semble-t-il, assez fréquents dans les projets conduits par le Département fédéral de l’Énergie, et la responsabilité des coûts et des retards ne revient certes pas entièrement à Areva. Selon les représentants de la firme interrogés par le New York Times, le manque général de compétences aux États-Unis en matière de technologie nucléaire, ainsi que la construction d’un réacteur civil non loin de là offrant de meilleures conditions, expliquent en partie les difficultés rencontrées [3].

Mais l’explication ne serait-elle pas aussi, tout simplement, que pour mieux vendre sa technologie « maison » à l’administration américaine, la firme française a largement sous-estimé le coût et les difficultés techniques du projet ? D’où cette accumulation de retards et de surcoûts qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les difficultés des chantiers de l’EPR en France et en Finlande.

Les amitiés politiques d’Areva

L’abandon potentiel de l’usine de Savannah River va-t-il donner du grain à moudre au tea party et aux Républicains, qui n’ont de cesse de dénoncer le gâchis des dépenses publiques et l’incompétence économique de l’administration fédérale américaine ?

Rien n’est moins sûr. En fait, le principal partisan de l’usine de MOX n’est autre que Lindsey Graham, influent sénateur républicain de Caroline du Sud. Tout en se présentant comme un champion des coupes budgétaires et du démantèlement de l’administration fédérale, il a toujours défendu bec et ongles les subventions fédérales allouées au projet de Savannah River. Et il a été suivi en cela par l’ancien sénateur Jim DeMint et par toute la délégation de l’État au Congrès, issue de la frange la plus conservatrice des Républicains [4]. Le fait qu’Areva soit une entreprise française, qui plus est publique, ne semble pas les déranger outre mesure.

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Outre l’argument de la création d’emploi industriels bien rémunérés, la firme française n’a en effet pas ménagé ses efforts pour s’attirer le soutien des décideurs politiques. Comme nombre de groupes français, elle dépense chaque année plusieurs centaines de milliers de dollars en lobbying au niveau fédéral, et contribue aux campagnes de congressistes ou de sénateurs « amis » [5].

L’enquête du Center for Public Integrity révèle ainsi qu’Areva et les deux autres firmes parties prenantes du consortium en charge de construire l’usine ont déboursé près de 3 millions de dollars depuis 2003 en donations politiques, soit directement soit à travers les « PAC » de leurs employés (582 000 dollars pour Areva). Des contributions qui, comme par hasard, ont principalement bénéficié aux politiciens de Caroline du Sud (républicains ou démocrates), ainsi qu’aux membres éminents des comités du Congrès chargés d’approuver les subventions.

À cela s’ajoutent plus de 21 millions de dollars depuis 2001 en dépenses de lobbying. Dont 6,3 millions rien que pour les trois dernières années, afin de maintenir en vie un projet de plus en plus critiqué.

Areva n’hésite pas non plus à afficher sa proximité avec les cadres de l’administration Bush (qui ont si bien servi la cause du MOX), puisqu’elle s’est adjoint les services d’anciens conseillers de Dick Cheney comme lobbyistes, et a nommé à la présidence honoraire de sa filiale américaine Spencer Abraham, ancien secrétaire d’État à l’énergie durant la première mandature de George Bush Jr. (Il aurait quitté ce poste début 2012.)

Ces puissants acteurs - alliés à certains départements de l’administration Obama comme la National Nuclear Security Administration (NNSA) - se sont coalisés pour maintenir le projet en vie. L’usine MOX d’Areva se trouve ainsi devenir un nouveau facteur de discorde entre les Républicains et l’administration Obama. Le contexte d’austérité budgétaire sera-t-il l’occasion de son abandon définitif ?

Olivier Petitjean

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Photo : Savannah River Site/Flickr

Notes

[1Sur la stratégie d’Areva en matière de MOX et sur les problèmes associés à cette technologie, voir Pourquoi Areva cherche à relancer la filière plutonium .

[2Lire sur cet aspect la première partie de l’enquête du Center for Public Integrity. Le projet est encore défendu par certains avocats de la non prolifération, quoique le MOX soit relativement facile à reconvertir en combustible pour arme nucléaire, contrairement aux solutions alternatives abandonnées.

[3D’autres excuses invoquées occasionnellement incluent les lourdeurs bureaucratiques de l’administration fédérale, ainsi que... les Jeux olympiques de Beijing en 2012, qui auraient fait augmenter le prix du ciment.

[4À propos des puissants intérêts politiques qui défendent le projet de Savannah River, lire la troisième partie de l’enquête du Center for Public Integrity.

[5Voir plus généralement, outre les chiffres fournis par le Center for Public Integrity, la page consacrée à Areva sur le site OpenSecrets, qui traite et rend public les informations que les firmes sont obligées de fournir à l’administration sur leurs dépenses politiques.

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