07.03.2019 • Nations unies sous influence

Les ODD, symboles d’un développement par et pour les multinationales ?

Adoptés par les Nations unies en 2015, les Objectifs de développement durable (ODD) occupent désormais une place centrale dans la communication de certaines multinationales. Comment en est-on arrivé à ce que Veolia par exemple, légitime la privatisation de l’eau en Inde en s’appuyant les objectifs de développement des Nations Unies ou que Total puisse demander un partenariat avec le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) autour d’un projet d’oléoduc ?

Publié le 7 mars 2019 , par Mathieu Paris

En 2015, les Nations Unies adoptaient solennellement 17 « objectifs de développement durable » (ODD) déclinés en 169 cibles, ainsi que la feuille de route pour les atteindre : l’« Agenda 2030 ». Succédant aux Objectifs du millénaire pour le développement (OMD, 2000-2015), les ODD visent à orienter les flux d’aide au développement et les politiques publiques dans le but d’en finir avec la pauvreté, la faim, les discriminations, les inégalités et les dégradations environnementales. La même année, deux accords internationaux majeurs sont également signés par les gouvernements du monde : le Programme d’action d’Addis-Abeba sur le financement du développement et l’Accord de Paris sur le climat. Point commun de ces trois accords : ils confient explicitement un rôle majeur aux multinationales dans l’atteinte de leurs objectifs. Et non plus aux seuls États, dont sont ainsi actés les moyens budgétaires limitées, l’absence de volonté ou de capacité politique, mais aussi l’utilisation parfois hasardeuse de l’aide au développement.

Les trois grands accords de 2015 sont l’aboutissement d’une dynamique plus ancienne. En 1998, le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan consacrait déjà un rapport à « L’esprit d’entreprise et la privatisation au service de la croissance économique et du développement ». Deux ans plus tard, il créait le « Pacte mondial » des Nations unies (aussi connu sous son nom anglais de Global Compact), un programme rassemblant des dizaines de multinationales - y compris des marchands d’armes comme Dassault, Thales ou encore Safran - autour de grands engagements volontaires sur les « droits de l’Homme ». Les ODD représentent pourtant bien une nouvelle étape dans cette logique de privatisation du développement, comme l’illustre le fait que les icônes « officielles » des ODD appartiennent elles-mêmes à une structure privée basée à Londres, liée à un consortium de multinationales, parmi lesquelles Standard Chartered ou Unilever (lire notre article). En l’absence de garde-fous quant à l’utilisation de la référence onusienne, et dans un contexte de confusion des rôles entre public et privé, les risques de dérive sont énormes.

Stratégie de confusion

Les multinationales, en tout cas, ont sauté sur l’occasion. Les ODD ont rapidement été repris par les entreprises françaises dans leur communication et leurs politiques de « responsabilité sociale » (RSE). Parfois jusqu’à l’absurde. Le Crédit agricole par exemple, explique ainsi contribuer à l’objectif 16 « Paix, Justice et Institutions efficaces » en étant « utile » à ses clients... La firme para-pétrolière Vallourec, de son côté, n’hésitait pas à affirmer qu’elle « a l’intention de formaliser ses engagements en faveur des ODD » et notamment de l’objectif 7 « en vue de faciliter l’accès aux énergies propres, dont les énergies fossiles peu polluantes » [1]. Des « énergies fossiles peu polluantes » dont on ne trouve pas trace dans le texte adopté par les Nations Unies.

Dans la même veine, en septembre 2017, Patrick Pouyanné, PDG de Total, a été désigné comme l’un des 10 « pionniers » des ODD par le « Pacte mondial » en raison de son ambition de porter à 20% le taux d’énergies bas carbone dans le portefeuille de Total à l’horizon 2035 en prenant en compte le scénario 2°C de l’Agence Internationale de l’énergie. Pour compenser l’abandon du charbon et la diminution de 5% du pétrole dans sa production, la stratégie climat de Total repose sur une augmentation de la part des énergies vertes dans sa production de 15 à 20%, mais aussi sur celle du gaz de 45 à 50% (lire notre analyse détaillée)... Le Pacte mondial n’est pas lui-même une agence intergouvernementale mais une « initiative » des Nations unies rassemblant des grandes entreprises, et bénéficiant cependant du label onusien... Une confusion savamment entretenue.

Les ODD contre les normes contraignantes ?

En ce qui concerne les grandes entreprises françaises, pour l’instant, les ODD sont plus rattachés à des projets préexistants de « RSE » qu’ils ne servent de base à la mise en place de nouveaux projets, explique Sylvain Boucherand, du Bureau d’étude en développement durable, B&L [2]. D’autant que ces objectifs du développement durable sont si généraux qu’ils peuvent être interprétés de différentes manières. Et chaque entreprise peut choisir « son objectif » et de détourner les yeux de l’impact général de ses activités. Veolia, par exemple, légitime ses privatisations, dont celle de l’eau de Nagpur en Inde, par l’objectif de garantir l’accès de tous à l’eau (Objectif 6) alors que toutes les expériences passées suggèrent qu’il ne s’agit pas d’une réponse adaptée pour étendre l’accès à l’eau de populations par définition incapables de la payer, renforçant ainsi la pauvreté et les inégalités, deux autres cibles majeurs des ODD. Même constat pour Danone qui se targue de lutter contre la faim (objectif 2), alors que le développement de l’élevage laitier intensif ou de l’eau en bouteille vont à l’encontre de la préservation des ressources et d’une agriculture vivrière soutenable qui ne mette pas en danger la sécurité alimentaire des populations paysannes du Sud de la planète.

Ce détournement des ODD, facilité par leur caractère non contraignant et consensuel, contraste avec la difficulté à mettre des multinationales aux centaines de filiales et sous-traitants face à leurs responsabilités quand elles sont impliquées dans des crimes et délits économiques. « Depuis les années 1990, l’attitude des Nations unies à l’égard des firmes multinationales ne s’est plus caractérisée par une volonté d’encadrement, mais de partenariat ; or ce partenariat, tel qu’il est mis en œuvre, apparaît bien plus favorable à ces firmes qu’aux valeurs de l’ONU », explique Chloé Maurel, historienne spécialiste des Nations unies. Une volonté d’encadrement, qui avait émergé dans les années 1970 jusqu’à la disparition de la Commission des Nations unies sur les firmes transnationales (UNCTC) et à l’abandon du projet de code de conduite de l’ONU sur les firmes transnationales (FTN) dans les années 1990, sous la pression des États-Unis.

Aujourd’hui à nouveau, alors que le Comité des droits de l’homme de l’ONU envisage, à l’initiative de l’Équateur, d’adopter un traité international sur les entreprises multinationales et les droits humains, assorti d’obligations contraignantes et de réelles sanctions, les lobbys du secteur privé et les gouvernements occidentaux, en particulier européens, font bloc pour s’opposer à une telle perspective (lire notre article rendant compte d’une enquête menée par l’Observatoire des multinationales avec ses partenaires européens du réseau ENCO). Leur argument clé ? Les mécanismes actuels de « responsabilité sociale des entreprises » (RSE), et surtout les programmes liés à l’atteinte des Objectifs de développement durable, seraient largement suffisants, et devraient rester prioritaires par rapport à toute tentative de « stigmatiser » le secteur privé.

Ce n’est en effet pas l’un des moindre des avantages des ODD, du point de vue des multinationales, que de déplacer l’attention vers leur « rôle sociétal » et sur leur « contribution positive », et éviter les questions trop dérangeantes quant à leurs impacts sociaux et environnementaux négatifs – ou pire encore pour elles, l’obligation de rendre des comptes. Des positions qu’on retrouve actuellement en France avec les discussions autour de la loi Pacte. Pour Emmanuel Faber, PDG de Danone, qui se dit favorable à une meilleure intégration des impacts environnementaux et sociaux par les entreprises, en revanche « il faudrait retirer un certain nombre de dispositifs de contrôle qui sont imposés aujourd’hui et sont une surcharge considérable » comme la loi Sapin 2 ou celle sur le devoir de vigilance (lire notre article). Et donc fermer les yeux et faire confiance aux entreprises pour qu’elles deviennent des « entreprises à mission sociale », sans obligations ni contrôle public.

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Privatisation du développement

Au-delà des effets de communication et de leur instrumentalisation pour éviter des régulations contraignantes, le place de choix accordée aux multinationales par les ODD, à côté et parfois à la place des États et des agences onusiennes, est aussi souvent un moyen de légitimer la privatisation de services publics, ainsi que les partenariats public-privé. Le CNCD, coordination d’associations belges de solidarité internationale, rappelle ainsi que le Plan d’action d’Addis Abeba, « programme de financement des ODD », consacre la priorité donnée aux partenariats public-privé : « Un chapitre entier est dédié au rôle important du secteur des affaires et de la finance : 11 paragraphes cherchent à promouvoir ou à encourager les partenariats qui réunissent plusieurs parties prenantes et les partenariats entre le secteur public et le secteur privé. »

Le réseau international Social Watch, dans son rapport « Spotlight on sustainable development » montre pourtant comment les privatisations, les partenariats public-privé et la montée en puissance de certaines grandes entreprises peuvent avoir des effets négatifs sur l’ensemble des ODD et son Agenda 2030. Comme lorsque des écoles privées payantes et à but lucratif émergent en Asie et en Afrique sous couvert de l’objectif d’une éducation de qualité pour tous (Objectif 4). Dans le dernier rapport sur la protection sociale dans le monde 2017-2019 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), la Directrice du Département de la protection sociale, Isabel Ortiz, prévient : « Les politiques d’austérité à court terme continuent de saper les efforts de développement à long terme. Les ajustements d’assainissement budgétaire ont des impacts sociaux négatifs considérables et compromettent la réalisation des ODD. » En rappelant au passage que certains pays comme l’Argentine, la Hongrie ou encore la Pologne sont en train de revenir vers des systèmes publics de retraite, après l’échec de leurs privatisations.

Démocratie : la grande absente

Si un objectif (17) est entièrement consacré au « développement de partenariats pour la réalisation des objectifs » pour « mobiliser, rediriger et débloquer le pouvoir des milliers de milliards de dollars de ressources privées », des mots tels que « démocratie », « liberté de la presse », « indépendance de la justice », « liberté civile » « liberté d’expression » « élections libres », eux ne sont jamais cités, rappellent Jeffrey Smith et Alex Gladstein pour Quartz Africa. L’absence de vision politique expliquerait selon eux la popularité des ODD auprès des présidents à vie, des despotes et des États à parti unique qui cherchent à soigner leur image, souvent avec l’aide de cabinets de relations publiques et de lobbyistes occidentaux, en disant lutter pour atteindre ces objectifs de développement. Un « oubli volontaire » des engagements démocratiques qui bénéficie également aux multinationales qui peuvent se revendiquer d’une démarche de développement durable tout en travaillant avec des régimes autoritaires...

Les ODD semblent ainsi en quelque sorte la consécration d’une logique de privatisation du développement et de la recomposition des forces au sein de l’ONU. Pour Barbara Adams du Global Policy Forum (GPF), un observatoire indépendant qui analyse le travail des Nations unies et l’élaboration des politiques mondiales, « le fait que la phase d’action des ’trois grands’ accords soit dominée par l’attraction de financements privés démontre à quel point le discours du marché a capturé l’agenda ». Par idéologie mais aussi par contrainte, puisqu’elle rappelle aussi que « le financement inadéquat de l’ONU et de ses mandats par les États membres a provoqué des modes de financement différents, notamment par le biais de philanthropes et de grandes entreprises ».

Les partenariats douteux du PNUD

Derrière la complaisance des agences onusiennes avec les multinationales, il y a effectivement des facteurs financiers, que la mise en avant des ODD permet de recouvrir d’un voile pudique. Exemple avec Total. Selon des documents internes inédits du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) auxquels nous avons eu accès, l’entreprise pétrolière française l’a contacté pour demander un partenariat officiel autour de son projet d’oléoduc de 1445 kilomètres de long en Ouganda et en Tanzanie. Et pour cause : cet oléoduc est au centre de nombreuses controverses pour son impact environnemental et les déplacements de population qu’il entraîne. Officiellement, Total a sollicité l’expertise du PNUD dans trois domaines : « (i) le soutien des moyens de subsistance locaux pour les communautés affectées ; (ii) l’engagement communautaire efficace, le dialogue et le règlement des différends ; et (iii) l’atténuation / la compensation des impacts négatifs sur l’environnement ». Au passage, l’agence onusienne facture 7% de frais de gestion, soit entre $385 000 et 980 000 selon le budget final.

Officiellement, le PNUD dit avoir pour vocation d’aider les pays à lutter contre l’extrême pauvreté, les inégalités et l’exclusion, avec les ODD comme outils d’orientation de ses politiques et financements. Un autre document interne de l’agence onusienne, qui « énonce les critères du PNUD pour l’évaluation et la sélection des partenaires et des principes de partenariats » livre une tout autre vision. Après avoir rappelé qu’« au cours des dernières années, il y a eu reconnaissance accrue du rôle du secteur privé dans la promotion du développement durable », il y est affirmé le PNUD a aussi pour objectif de « soutenir et faciliter le développement du secteur privé » tout engageant une « collaboration » avec ce dernier. Mais sans omettre pour autant « les risques pour sa réputation » en prenant soin de ne s’associer qu’avec « des entreprises du secteur privé qui sont attachées aux valeurs fondamentales et aux causes de l’ONU, et qui ne sont pas impliquées dans des activités commerciales ou autres incompatibles avec la vision, la mission et les valeurs du PNUD ».

Le PNUD liste des activités à exclure (vente d’armes, tabac, jeux d’argent..), mais aussi des secteurs à « haut risque », comme le secteur du pétrole et du gaz, mais aussi le secteur minier, les produits chimiques ou encore les sodas. Pourtant, le PNUD a bien passé des accords ou envisage sérieusement de le faire avec des entreprises comme Total, Dow ou encore Coca. Le « développement durable » serait-il à vendre ? Présentés comme un moyen de fédérer et orienter les efforts du secteur public, de la société civile et des entreprises privées autour d’un but commun, les Objectifs de développement durable pourraient surtout devenir un instrument de capture du développement, et du système onusien lui-même, par les multinationales.

Mathieu Paris

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Photo : SDG-Watch CC via flickr (Elisabeth Pollak (c) ÖKOBÜRO)

Notes

[1Sources : le document de référence 2018 pour le Crédit agricole, le document de référence 2017 pour Vallourec.

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