22.06.2016 • Terrorisme

Les liaisons dangereuses de Lafarge avec Daech et les autres protagonistes du conflit syrien

Une enquête du Monde reconstitue la manière dont Lafarge s’est compromise, au moins de manière indirecte, avec Daech pour permettre à sa cimenterie syrienne de continuer à opérer malgré le conflit. Sont notamment évoqués des arrangements visant à assurer les déplacements des employés et l’approvisionnement de l’usine en carburant et en matières premières, qui auraient donné lieu au versement de taxes à l’État islamique.

Publié le 22 juin 2016 , par Olivier Petitjean

Les faits remontent à la période 2013-2014. La cimenterie de Jalabiyeh, au nord-est de la Syrie, est prise dans le conflit qui déchire le pays, et progressivement encerclée par l’avancée des forces de Daech. Lafarge s’efforce de continuer à la faire fonctionner, même au ralenti. Dans cette situation confuse, la cimenterie paraît gérée au jour le jour par des hommes d’affaires et des intermédiaires locaux plus ou moins douteux, mais apparemment les dirigeants de l’entreprise française en Syrie et à Paris sont tenus partiellement informés des événements. Inévitablement, approvisionner l’usine en matières premières et en carburant et assurer la sécurité des déplacements de ses employés implique de s’arranger avec Daech de multiples manières, comme l’explique avec force détails l’enquête du Monde :

C’est l’histoire d’une dérive, une histoire de « zone grise » comme les guerres en produisent. L’histoire d’une cimenterie en Syrie, l’une des plus modernes et importantes du Proche-Orient, que sa direction a tenté de faire fonctionner coûte que coûte au milieu d’un pays à feu et à sang, au prix d’arrangements troubles et inavouables avec les groupes armés environnants, dont l’organisation État islamique (EI). C’est, enfin, l’histoire d’une société française, Lafarge, numéro un mondial du ciment depuis sa fusion avec le suisse Holcim et fleuron du CAC 40, qui a indirectement – et peut-être à son insu – financé les djihadistes de l’EI pendant un peu plus d’un an, entre le printemps 2013 et la fin de l’été 2014.

La cimenterie de Jalabiya, dans le nord-est de la Syrie, a été acquise par Lafarge en 2007, lorsque le groupe français rachète l’usine encore en construction à l’égyptien Orascom. L’homme d’affaires syrien Firas Tlass, proche du régime mais aujourd’hui en exil, est le partenaire minoritaire de Lafarge Cement Syria (LCS). L’usine rénovée, dont la capacité annuelle de production est de 2,6 millions de tonnes de ciment par an, entre en activité en 2010. Estimé à 600 millions d’euros, il s’agit du plus important investissement étranger en Syrie hors secteur pétrolier.

Lire l’enquête dans sa version intégrale sur le site du Monde (abonnement). (Un résumé est accessible ici.)

Les documents sur lesquels s’appuient les journalistes du Monde avaient été révélés il y a quelques mois par un site d’information syrien proche de l’opposition, Zaman Al Wasl. Ils ont complété le tableau - pour le moins lacunaire - qu’ils fournissaient en interrogeant des témoins, et notamment des anciens employés locaux de Lafarge.

Quels sont les principaux faits suggérés par leur enquête et en quoi celle-ci permet-elle de conclure que Lafarge a d’une certaine manière « financé » Daech ?
 Tout d’abord, Lafarge semble avoir passé un arrangement pour assurer le passage de ses camions et de ses employés aux check-points tenus par Daech, moyennant le paiement d’une taxe.
 Ensuite, les documents suggèrent que le groupe s’est approvisionné en fuel et en pouzzolane, une matière première du ciment, via des intermédiaires en relation avec Daech ou basés sur le territoire contrôlé par celui-ci, ce qui implique à nouveau que ces derniers au moins aient versé des taxes à l’État islamique.
 Les documents évoquent enfin la tentative de contact d’un émissaire de Lafarge avec un « haut responsable » de Daech, pour un motif indéterminé.

Continuer à opérer, pourquoi et à quel prix ?

Auparavant, Lafarge avait déjà dû composer avec les différents protagonistes du conflit syrien, puisque la cimenterie a d’abord été protégée par les forces loyales à Bachar el-Assad, puis par des forces kurdes alliées à la rébellion. Parmi les hommes d’affaires et les fournisseurs cités dans les documents, toutes les parties du conflit semblent représentées. Même en pleine guerre civile, les affaires sont les affaires.

En septembre 2014, quelques jours après les derniers échanges de courriels documentés par Le Monde, Daech finissait par capturer la cimenterie, qui a a été systématiquement démantelée (elle a été depuis reprise par les forces kurdes). Ce n’est qu’alors que Lafarge a fini par cesser tout activité. Selon le même site Zaman Al Wasl, la cimenterie de Lafarge recelait, au moment de sa capture par Daech, plusieurs tonnes d’un composé chimique appelé hydrazine, utilisé pour prévenir la corrosion des générateurs électroniques de la cimenterie, mais pouvant aussi servir à la fabrication d’explosifs. On ne sait pas ce qu’est devenu cette hydrazine.

Au final, ces événements restent pleins de zones d’ombres, et le resteront peut-être, puisque Lafarge ne semble pas disposée à donner des explications [1]. Une seule chose paraît sûre : les dirigeants de l’entreprise française auront tout fait pour maintenir la cimenterie de Jalabiya en opération, quoiqu’il en coûte, et alors qu’ils avaient visiblement perdu le contrôle de la situation. Leurs raisons de s’obstiner ainsi, au prix des pires compromissions, étaient-elles valables (le souci de protéger les employés et de ne pas abandonner le pays en raison du conflit) ou au contraire inavouables (les profits considérables générés par l’explosion du prix du ciment en Syrie) ?

Olivier Petitjean

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Photo : Zaman Al Wasl

Notes

[1L’entreprise a publié suite aux révélations du Monde une déclaration qui n’évoque que la période suivant la prise de la cimenterie par Daech.

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