13.04.2015 • Droit à l’eau

Litiges entre États et multinationales : le cas emblématique du conflit entre Suez et l’Argentine

Un tribunal arbitral international vient de condamner l’Argentine à verser près de 400 millions d’euros à Suez environnement, pour avoir renationalisé le service de l’eau de Buenos Aires en 2006, après des années de conflits. La firme française a eu recours aux mêmes mécanismes de « résolution des disputes entre États et investisseurs », ou ISDS, qui sont aujourd’hui au centre de la contestation du projet d’accord commercial entre Europe et États-Unis. Une décision qui illustre combien, dans leur fonctionnement actuel, les procédures ISDS ne tiennent véritablement compte ni des droits humains ni de la responsabilité des États vis-à-vis de leurs citoyens, en faisant primer la loi d’airain de la protection des investissements.

Publié le 13 avril 2015 , par Olivier Petitjean

L’État argentin a été condamné par le CIRDI [1], un tribunal commercial dépendant de la Banque mondiale, à verser une compensation de 405 millions de dollars US (380 millions d’euros) à Suez environnement, suite à l’annulation en 2006 du contrat de privatisation de l’eau de Buenos Aires. Un arbitrage rendu dans le cadre des procédures dites de « résolution des conflits entre États et investisseurs », ou ISDS, prévues dans le traité bilatéral d’investissement signé entre la France et l’Argentine dans les années 1990 – ces mêmes mécanismes qui font aujourd’hui polémique dans le cadre du débat sur le projet de « Pacte transatlantique de commerce et d’investissement » (communément désigné par les sigles TTIP ou TAFTA). La décision du CIRDI illustre parfaitement les raisons pour lesquelles les mécanismes ISDS se retrouvent aujourd’hui sous le feu des critiques.

Ces tribunaux arbitraux privés, dont le CIRDI est le principal au niveau mondial, sont accusés de fonctionner de manière opaque et d’être structurellement biaisés en faveur des intérêts privés. Surtout, ils prennent généralement leurs décisions en se référant uniquement aux dispositions des traités d’investissements et plus généralement du droit commercial privé, sans réellement tenir compte des autres dimensions du droit international, et notamment du devoir de protection des droits de l’homme. Le litige entre Suez et l’Argentine en constitue un exemple particulièrement emblématique, puisque le gouvernement argentin a tenté, sans succès, d’invoquer « l’état de nécessité » face au « péril grave et imminent » résultant de la dramatique crise financière de 2001-2002, ainsi que son devoir de protection du « droit à l’eau », pour justifier l’annulation du contrat qui le liait à Suez.

Droit à l’eau contre loi du marché

Un chapitre de l’ouvrage collectif que l’Observatoire des multinationales vient de publier, conjointement avec plusieurs partenaires, au sujet de la remunicipalisation de l’eau (lire La vague ascendante de la remunicipalisation de l’eau), est spécifiquement consacré aux mécanismes ISDS et à la menace que ceux-ci font peser sur la tendance actuelle au retour à la gestion publique de l’eau face aux échecs de la privatisation. Pour Satoko Kishimoto, auteure de ce chapitre, « les mécanismes ISDS sont inclus dans de nombreux traités d’investissements bilatéraux et sont utilisés par les multinationales de l’eau pour réclamer des sommes exorbitantes prises sur les deniers publics pour les contrats annulés… Les entreprises privées de l’eau ont généralement gain de cause dans ce type de litiges, car les compensations pour investissements réalisés ne tiennent pas compte des profits réalisés par ailleurs grâce au contrat de privatisation, et que le droit commercial privé, lorsqu’il aborde ces litiges, néglige la question de la qualité du service rendu. »

L’existence d’un traité d’investissement pourvu d’une clause d’ISDS réduit considérablement la marge de manœuvre des pouvoirs publics face à la loi d’airain de la protection des intérêts commerciaux. Il devient extrêmement difficile pour une ville ou un État de faire valoir des objectifs d’intérêt général ou de protection des droits fondamentaux sans se retrouver sous la menace d’une procédure en arbitrage où ils se trouveront jugés, non sur le fond, mais sur la base d’une conception extrêmement étroite et formelle de la protection des droits des « investisseurs », abstraction faite du monde réel.

On le voit encore aujourd’hui avec le cas de Jakarta, où Suez détient depuis 16 ans un contrat de privatisation extrêmement contesté, qui a permis à la firme française de s’assurer des profits confortables tandis que le service de l’eau de la ville restait dans un état déplorable malgré le tarif le plus élevé d’Asie du Sud-est. Saisi par une coalition de citoyens, un tribunal vient de déclarer la privatisation de l’eau non constitutionnelle (lire notre article). En théorie, cette décision ouvre la voie à une annulation unilatérale du contrat, sans compensation. Mais Suez (qui n’a jamais même essayé de défendre son bilan à Jakarta sur le fond) a déjà fait savoir qu’elle était bien décidée à « faire valoir ses droits » jusqu’au bout [2]. Selon une source interne au gouvernement de Jakarta, l’entreprise française a clairement menacé les pouvoirs publics d’un recours à l’arbitrage international.

Le litige entre Suez et l’Argentine à propos de Buenos Aires a été l’une des premières fois où un tribunal arbitral a été amené à se prononcer explicitement sur les liens entre le droit international de l’investissement et la protection des droits humains, en l’occurrence le droit à l’eau. Généralement, selon la chercheuse Tamar Meshel [3], « les tribunaux arbitraux se sont abstenus de reconnaître explicitement le droit à l’eau et de discuter sérieusement de ses implications sur les obligations des États en termes de protection des investissements » C’est précisément ce qu’a demandé Suez au CIRDI à propos du litige sur Buenos Aires, faisant valoir que « le droit international relatif aux droits humains était non pertinent pour la décision » [4] L’instance arbitrale a finalement estimé que le gouvernement argentin devait « respecter à titre égal » ses obligations vis-à-vis des investisseurs et vis-à-vis des droits humains, et qu’il aurait dû trouver un moyen de concilier les deux [5]… Les arguments avancés par l’Argentine pour justifier de la reprise du service de l’eau – non respect des engagements en termes d’investissements, problèmes de qualité de l’eau – se trouvaient ainsi balayés d’un revers de main.

L’Argentine, laboratoire des maux de l’ISDS

Le service de l’eau de Buenos Aires avait été privatisé en 1993 au profit de la multinationale française. C’était à l’époque le plus important contrat de privatisation de l’eau au monde (avant la signature de celui de Jakarta) et il fut abondamment promu comme un contrat pionnier dont le modèle allait bientôt être répliqué dans le monde entier. On sait ce qu’il en est advenu dans les deux capitales, comme dans bien d’autres villes du monde. Après des conflits récurrents avec l’opérateur privé, et suite à la dramatique crise financière de 2001-2002, le gouvernement argentin avait fini par annuler le contrat qui le liait à Suez en 2006 et créer une entreprise publique pour reprendre le service [6]. Dès 2003, à l’époque pour faire pression sur les autorités argentines et obtenir une renégociation avantageuse de son contrat, Suez avait saisi le CIRDI.

Celui-ci a rendu dès 2010 une décision défavorable à l’État argentin ; il aura fallu cinq années supplémentaires pour qu’il finisse par fixer le montant de la compensation. Initialement, Suez réclamait 1,2 milliard de dollars, ce qui a permis au ministre argentin de l’Économie de déclarer que la sentence finale constituait en réalité une « défaite » pour l’entreprise française. Le texte de la sentence n’est pas encore rendu public, mais selon le responsable argentin, le CIRDI n’a retenu qu’une compensation pour les « investissements » de Suez et a refusé de lui octroyer la compensation supplémentaire pour « préjudice moral » et annulation abusive du contrat qu’elle réclamait. L’Argentine a annoncé son intention de déposer un recours pour faire annuler la décision.

Le pays a massivement privatisé ses services publics dans les années 1990. Cette vague de privatisation s’est accompagnée de la signature de nombreux traités bilatéraux d’investissements, destinés à attirer les capitaux étrangers. Une politique dont l’Argentine paie aujourd’hui le prix, puisque, outre ses litiges avec différentes multinationales, elle se retrouve aujourd’hui aussi la cible de « fonds vautours » [7] Dans le secteur de l’eau, le pays a passé dans les années 1990 pas moins de 18 contrats de privatisation, dont le tiers au moins s’estt soldé par des échecs et des conflits, la plupart donnant lieu à des procédures devant le CIRDI [8]. La SAUR a poursuivi la province de Mendoza, Veolia celle de Tucuman, Enron la province de Buenos Aires et Suez - encore elle - la province de Santa Fe. Tous les arbitrages qui ont été rendus l’ont été en faveur des multinationales. Dans le cas de Santa Fe, Suez réclamerait une compensation de 180 millions de dollars US.

D’emblée, les contrats de privatisation de l’eau en Argentine se sont révélés extrêmement controversés. Dès la première année, les opérateurs réclamaient une renégociation des contrats et une hausse des tarifs. La crise de financière de 2001-2002 et la fin de la parité entre peso argentin et dollar ont fini d’envenimer la situation. Ce sont les décisions prises à l’époque, dans l’urgence, par le gouvernement argentin – notamment celle d’indexer les tarifs des services publics sur le peso dévalué et non plus sur le dollar – qui sont aujourd’hui mises en cause par les tribunaux arbitraux. Les multinationales réclamaient un maintien de l’indexation sur le dollar, ce qui se serait traduit par une explosion du prix de l’eau.

Initialement, le contrat de Buenos Aires s’était pourtant avéré extrêmement profitable pour Suez, qui s’assurait un taux de profit confortable sans pour autant respecter les objectifs d’investissements qui lui étaient fixés [9]. Le fond du problème – totalement ignoré par le CIRDI - est que l’entreprise, au lieu de financer ses maigres investissements sur ses fonds propres, avait contracté des emprunts en dollars, profitant d’un taux de change et d’un taux d’intérêt avantageux. Au moment de la dévaluation du peso, elle s’est donc soudain retrouvée face à une dette colossale. Tels sont les fameux « investissements » que l’Argentine est aujourd’hui censée compenser ! On aurait pu penser que la filiale de Suez en Argentine et la maison mère française devraient plutôt assumer les risques et les conséquences de décisions économiques qu’elles avaient elles-mêmes prises…

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Agressivité judiciaire

La revendication par Suez d’une compensation pour « préjudice moral » et annulation abusive de son contrat de Buenos Aires illustre bien la manière dont les recours en arbitrage international, au-delà de la dimension purement économique, ont parfois surtout valeur punitive, ou d’intimidation. Comme le souligne Satoko Kishimoto, « la seule menace d’une procédure ISDS devant des tribunaux internationaux opaques peut suffire à convaincre un gouvernement de continuer avec la gestion privée malgré sa mauvaise performance… La menace de poursuites empêche souvent les gouvernements de passer des lois ou d’adopter de nouvelles régulations destinées à protéger l’intérêt général. » Elle cite à titre d’exemple le cas de Sofia, dont la municipalité a accepté des milliers de coupures d’eau et empêché la tenue d’un référendum anti-privatisation en arguant que le prestataire privé – en l’occurrence Veolia – la menaçait de poursuites en arbitrage international si elle ne lui donnait pas satisfaction. En France même, la ville de Montbéliard, qui avait décidé de remunicipaliser son eau, est revenue sur sa décision suite aux dernières élections municipales, le nouveau maire arguant (apparemment, sans réelle justification) que cela impliquerait de verser une compensation de 95 millions d’euros à Veolia.

Suez apparaît d’ailleurs comme une grande spécialiste de ces démarches judiciaires agressives. Outre ses deux procédures en Argentine et la menace, désormais, d’un recours en ISDS contre l’Indonésie, elle a ciblé notamment la ville de Pecs, en Hongrie, ou encore celle de Puebla au Mexique. Un autre cas emblématique est celui de la ville de Castres, en France, qui a remunicipalisé son eau en 2004. Suez a réussi à obtenir une compensation de 30 millions d’euros pour compenser ses investissements, malgré les profits considérables qu’elle avait réalisé historiquement sur cette concession, et bien que son contrat ait été jugé illégal par un tribunal.

Alors que les intérêts des entreprises privées semblent déjà bien trop protégés, conclut Satoko Kishimoto, « avec de nouveaux traités de commerce et d’investissement comme le TTIP… qui pourraient renforcer encore les mécanismes ISDS, le rapport de force va pencher encore plus en faveur des firmes privées, laissant les pouvoirs publics sans réelle possibilité de contrôle sur les services publics essentiels ».

Olivier Petitjean

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Photo : Daniel Lobo CC

Notes

[1Centre international pour le règlement des différents relatifs aux investissements

[2Source.

[3Tamar Meshel, « Human Rights in Investor-State Arbitration : The Human Right to Water and Beyond », Journal of International Dispute Settlement, 2015, à paraître.

[4Suez, Sociedad General de Aguas de Barcelona S.A. and Vivendi Universal S.A v. Argentine Republic ICSID Case No. ARB/03/19, Decision on Liability (July 30, 2010). Cité par Tamar Meshel, article cité.

[5Vraisembablement en acceptant les exigences exorbitantes de Suez à l’époque, à savoir une augmentation du prix de l’eau de 60%, l’assistance de l’État pour obtenir un prêt de 250 millions de dollars, le financement par le gouvernement de 48% des investissements et une exonération totale d’impôts. Voir à ce sujet le chapitre consacré au cas de Buenos Aires dans le livre Remunicipalisation : Putting Water Back into Public Hands publié par le Transnational Institute, Corporate Europe Observatory et le Municipal Services Project.

[6Celle-ci est détenue à 90% par l’État argentin et à 10% par les employés du service eux-mêmes. Les investissements ont considérablement augmentés sans hausse de tarif importante, et le service de l’eau semble avoir laissé derrière lui les problèmes constatés dans les années 1990 et au début des années 2000.

[7Voir ici et . Par contraste, son voisin brésilien n’a jamais signé aucun traité d’investissement.

[8Hulya Dagdeviren, « Political Economy of Contractual Disputes in Private Water and Sanitation : Lessons from Argentina », Annals of Public and Cooperative Economics 82:1 2011.

[9Selon Hulya Dagdeviren, article cité, Suez aura d’ailleurs réalisé seulement au final 55% des investissements auxquels elle s’étaient engagée initialement.

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