09.04.2019 • Institutions

Lobbying au Conseil constitutionnel : une inaction coupable

Le Conseil constitutionnel contrôle les lois. Mais qui contrôle le Conseil constitutionnel ? Ces dernières années, les « Sages » ont censuré plusieurs réformes fiscales ou écologiques au motif qu’elles porteraient excessivement atteinte aux « droits » des entreprises et des investisseurs. Dans le même temps, ils laissaient la porte grande ouverte aux lobbys, dans la plus grande opacité et sans procédure contradictoire. Les Amis de la Terre ont saisi le Conseil d’État pour que le Conseil constitutionnel y mette enfin un peu d’ordre. Sans succès.

Publié le 9 avril 2019 , par Olivier Petitjean

Le Conseil constitutionnel a le pouvoir de censurer les lois voulues par le gouvernement ou les parlementaires s’il les juge non conformes avec la Constitution de la Ve République. Un pouvoir immense dont les « Sages » tendent malheureusement parfois à abuser, comme l’avaient montré l’Observatoire des multinationales et les Amis de la Terre dans leur rapport Les Sages sous influence ? publié en juin 2018. Celui-ci raconte comme le Conseil constitutionnel a fait avorter plusieurs réformes dans le domaine social, environnemental et surtout fiscal au nom d’une conception particulièrement vague et généreuse de grands principes économiques comme la « liberté d’entreprendre » ou les « attentes légitimes » des investisseurs et des propriétaires. Loi Florange contre les licenciements boursiers, écotaxe, instauration d’une véritable transparence fiscale pour les multinationales, mesures contre l’accaparement des terres... autant de législations bloquées ou atténuées par les Sages. Sans parler de celles qui, comme la loi Hulot sur la fin des hydrocarbures en France, auront vu leur ambition réduite d’emblée du fait de la menace d’une possible censure...

Ces décisions paraissent d’autant plus troublantes qu’elles sont généralement justifiées sommairement, sans recours possible, et que le Conseil constitutionnel ne donne pas beaucoup de gages en termes de transparence, d’impartialité et d’indépendance vis-à-vis des lobbys. Il reçoit notamment des contributions extérieures de représentants d’intérêts, souvent signées d’éminents professeurs de droit constitutionnel, pour influencer ses avis de manière d’autant plus efficace que les « Sages » sont rarement des professionnels du droit, et qu’ils ne disposent pas des ressources humaines nécessaires pour leur mission. Cette intervention des lobbys s’effectue dans la plus totale opacité, et sans procédure contradictoire qui permettrait aux députés, à la société civile ou même au gouvernement d’y répondre. Une manière de procéder totalement à rebours de ce qui se fait dans les autres pays européens ou aux États-Unis, et contradictoire avec les grands principes de transparence de la justice et d’indépendance de la décision publique.

Non que les contributions extérieures soient forcément néfastes en elles-mêmes : pour la récente « loi anti-casseurs » qu’ils ont partiellement censurée, les Sages ont ainsi reçu six contributions extérieures émanant toutes de défenseurs des libertés civiles, comme le Défenseur des droits, la Commission nationale consultative des droits de l’homme ou des syndicats de magistrats. Mais le caractère informel, pour ne pas dire arbitraire, de la procédure pose question.

Un contrôleur des lois hors de contrôle ?

À l’occasion de la publication de leur rapport, les Amis de la Terre et l’Observatoire des multinationales avaient également demandé au Conseil constitutionnel et au Conseil d’État de rendre publiques les notes juridiques reçues de la part de lobbyistes, appelées « portes étroites ». Seul le Conseil d’État y a partiellement répondu en un sens favorable, ce qui a permis de confirmer que les intérêts pétroliers ont pesé fortement contre la loi Hulot en brandissant la menace d’un recours en arbitrage international (lire notre article Loi Hulot : nouvelles révélations sur le lobbying au sommet de l’État). Le Conseil constitutionnel, qui publie depuis début 2017 une simple liste a posteriori des contributions extérieures qu’il a reçues pour ses décisions de constitutionnalité (en ne donnant souvent que le nom des avocats qui les ont signées, et non de ceux qui les ont commanditées), a refusé d’en faire plus.

Parallèlement, les Amis de la Terre ont déposé un recours officiel devant le Conseil d’État, demandant que le Conseil constitutionnel se dote d’un règlement extérieur pour encadrer la procédure de contrôle de constitutionnalité, et notamment l’intervention des représentants d’intérêts. Ce que prévoyait d’ailleurs la loi organique de 1958 qui l’a créé. Le Conseil d’État doit rendre cette semaine sa décision sur ce recours. S’il suit l’avis du rapporteur, il risque fort de se déclarer incompétent, au nom de la séparation du pouvoir. Mais ce serait aussi une manière de sanctionner par défaut l’absence totale de contrôle sur les décisions du Conseil constitutionnel.

Dans le même temps, la valse des lobbyistes autour des Sages du Palais-Royal se poursuit. Les intérêts privés gardent la possibilité d’y rejouer une dernière fois, en toute discrétion, les batailles législatives qu’ils ont perdues. C’est ainsi que Total a fait déposer une porte étroite devant le Conseil constitutionnel une porte étroite sur la loi de finances 2019, dont on peut soupçonner qu’elle visait à faire censurer l’amendement sur la fiscalité de l’huile de palme introduit par les députés, férocement combattu par le groupe pétrolier car portant atteinte à son project controversé de production d’agrocarburants à La Mède [1]. Auparavant, lors de l’examen de la loi dite « Egalim » sur l’agriculture et l’alimentation, les lobbys du plastique ont cherché à revenir sur l’interdiction des ustensiles jetables à usage unique.

La demande de mettre un peu d’ordre dans ces pratiques est donc toujours aussi légitime. Même en l’absence de décision en ce sens du Conseil d’État, la balle est dans le camp du Conseil constitutionnel.

Olivier Petitjean

Mise à jour : Comme annoncé dans cet article, le Conseil d’État a confirmé qu’il rejetait le recours des Amis de la Terre.

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Photo : Faqscl CC via Wikimedia Commons

Notes

[1Lire notre article sur ce projet et le suivi du débat législatif par les Amis de la Terre ici et .

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