02.09.2015 • Désinvestissement des énergies fossiles

May Boeve (350.org) : « Il y a beaucoup plus de gens prêts à agir pour le climat qu’on ne pense généralement »

Qu’il s’agisse de manifestations mondiales, comme la Marche pour le climat de septembre 2014, de blocage de grands projets polluants, ou aujourd’hui de désinvestissement des énergies fossiles, les actions organisées par 350.org – un réseau de militants du climat issu des campus nord-américains - ont souvent rencontré un succès populaire qui contredit l’atmosphère dominante de résignation face au changement climatique. La campagne pour le désinvestissement des énergies fossiles a réussi à mobiliser une coalition très large, allant de militants de l’action directe de la mouvance Occupy à des investisseurs institutionnels comme le Rockefeller Brothers Fund, en passant par des organisations religieuses, des médias comme le Guardian. May Boeve, directrice exécutive de 350.org, est l’une des chevilles ouvrières de ce mouvement. Rencontre.

Publié le 2 septembre 2015

Malgré sa création très récente, 350.org a déjà organisé plusieurs actions spectaculaires et remporté des succès inattendus, ce dont témoigne l’ampleur prise par le mouvement de désinvestissement des énergies fossiles que vous avez lancé, et auquel se sont associés des centaines de fondations, d’organisations religieuses, de fonds de pension, d’organisations publiques, d’universités ou de collectivités locales [1]. Qu’est-ce qui fait, selon vous, la différence entre 350.org et les autres mouvements ou organisations qui travaillent sur le thème de l’environnement et du climat ?

Nous avons créé 350.org pour travailler sur une seule question : le besoin urgent d’agir contre le changement climatique. Nous savons que le changement climatique est un enjeu qui nous accompagnera toute notre vie, mais que si nous ne réagissons pas très rapidement et avec une ampleur suffisante, ses conséquences seront dramatiques. Lorsque nous nous sommes lancés, nous ne pensions pas à construire une organisation destinée à durer sur le long terme. Honnêtement, nous ne pensions même pas qu’elle existerait encore en 2015… Cela fait une différence par rapport à d’autres organisations. Nous nous concevons plutôt comme un réseau. Aujourd’hui, certes, notre réseau a grandi partout dans le monde. Mais nous essayons de rester concentrés sur notre objectif initial.

Au fond, la question n’est peut-être pas tellement ce qui nous rend différents, mais plutôt comment nous nous rapportons à ce que font d’autres mouvements et organisations. Sur la question du climat, il y a déjà beaucoup de recherches et d’analyses, beaucoup de lobbying. Ce qui manque, c’est la volonté politique. Nous mettons donc l’accent sur la mobilisation et l’action, ce qui est une manière de compléter ce que font les autres, en construisant une capacité de pression politique. Quand nous avons commencé, la première chose que nous avons faite a été une journée mondiale d’action. Nous avons commencé directement à l’échelle mondiale, mais maintenant nous essayons plutôt de développer des campagnes là où nous avons la possibilité de changer les rapports de force politiques.

Pourquoi accorder une aussi large place à l’action directe ?

Notre idée initiale était que pour que les gens comprennent la gravité de la question du changement climatique, il fallait montrer que certains étaient prêts à prendre des risques personnels pour contribuer à résoudre le problème. C’est la raison pour laquelle nous avons mis l’accent sur l’action directe. En plus, l’action directe peut amener des résultats concrets : en ce qui concerne le projet d’oléoduc Keystone XL [2] et le charbon du Bassin de Galilée, en Australie [3], la victoire est à portée de vue. C’est aussi tout l’enjeu de la campagne pour le désinvestissement des énergies fossiles : démontrer que nous pouvons, et que nous devons, amener des changements partout où nous sommes. À 350.org, nous nous efforçons de proposer et d’expérimenter différentes formes d’action, et de montrer qu’il est toujours possible d’agir, où que nous soyons.

Vous avez dit que l’un des objectifs de 350.org était de faire de l’enjeu du changement climatique un enjeu réel pour les gens ordinaires. Comment atteignez-vous cet objectif ?

Malheureusement, une grande de ce travail est fait pour nous par la nature elle-même. De plus en plus de gens « normaux » subissent les impacts du changement climatique. Ils sont forcés de quitter leur maison, ils voient l’océan changer à cause de l’élévation du niveau des mers. Notre première tâche est de raconter cette histoire, en montrant que le changement climatique est déjà là avec nous, contrairement à la perception commune qu’il s’agirait d’un problème pour les générations futures. Une autre manière de toucher les gens ordinaires est aussi précisément de leur montrer qu’il est encore possible de faire quelque chose, même à leur niveau. Partout dans le monde, il y a de nouveaux projets d’extraction d’énergies fossiles, charbon, pétrole ou gaz. Mais nous pouvons choisir de ne pas les mener à bien. Nous avons déjà que nous ne sommes pas obligés de le faire, qu’il existe des alternatives, notamment les énergies renouvelables. Lorsque nous sommes en mesure de montrer que notre action peut être efficace – que telle centrale électrique au charbon ne sera pas construite, que telle mine en Australie ne sera pas ouverte -, l’enjeu devient plus réel pour les gens.

Une partie du mouvement écologiste et de tous ceux qui se préoccupent du climat se demandent aujourd’hui comment il se fait que malgré l’accumulation des preuves scientifiques et concrètes du dérèglement climatique, les gens et les gouvernements ne sont toujours pas prêts à faire quelque chose pour résoudre le problème. Certains ont même recours à la psychologie, en faisant valoir que les humains auraient une incapacité naturelle à s’attaquer à des problèmes de long terme. D’autres pensent que le message des écologistes sur le changement climatique a été trop négatif, et qu’il est temps de passer au positif, aux « solutions ». Quel est votre point de vue sur ces débats ?

Nous pensons qu’il faut dire la vérité, même si c’est avec une dose d’espoir et de « positivité ». Nous savons que le changement climatique est là, que des gens sont affectés en ce moment même, et que le principal responsable de cet état de fait, ce sont les énergies fossiles. On ne peut pas faire comme si le problème n’était pas sérieux. En réalité, nous constatons dans notre travail qu’il y a beaucoup plus de gens prêts à agir pour le climat que l’on pense généralement. Voyez la Marche pour le climat de septembre 2014 : nous n’avons jamais caché qu’il s’agissait d’un sujet sérieux et même effrayant, et cela n’a pas empêché que des centaines de milliers de gens viennent y participer partout dans le monde. Au fond, je ne partage pas cette manière de voir sur les gens et ce qui les préoccupe. Les gens sont parfaitement capables de comprendre l’enjeu du changement climatique et de relever le défi. Pour moi, le problème n’est pas le manque de volonté d’agir, c’est le manque de débouchés pour cette volonté d’agir. Est-ce que nous offrons aux gens suffisamment de voies pour manifester ce qui les préoccupe et ce qui est important pour eux ?

Vous êtes une jeune femme, à la tête d’une organisation active dans un domaine, l’environnementalisme, qui est notoirement dominé par des hommes, d’âge moyen au mieux, blancs, issus des classes moyennes et supérieures. Le mouvement pour le désinvestissement des énergies fossiles lui-même a ses racines dans les universités américaines. Comment toucher et mobiliser le reste de la société ?

Tout d’abord, nous devons faire en sorte que les élites fassent ce qu’elles ont à faire en tant qu’élites – ce qui n’est pas le cas jusqu’à présent. Le mouvement pour le désinvestissement est en quelque sorte une manière de pousser ceux qui détiennent le capital dans nos sociétés à prendre leurs responsabilités. Et pour ce qui concerne tous les autres, pour moi la question n’est pas vraiment de les atteindre et de les « convertir ». C’est sur le terrain que sont les impacts du changement climatique, et c’est aussi là que sont les solutions. Un grand nombre de communautés et de territoires sont déjà en train d’agir, de faire transitionner leur économie – et, pour celles qui n’ont jamais eu d’économie basée sur les énergies fossiles, de sauter cette étape pour passer directement à une économie basée sur les renouvelables. La question est donc plutôt : comment connecter notre mouvement avec tous les autres mouvements actifs sur le terrain – mouvements sur la santé, pour de meilleurs emplois, sur l’éducation, etc. ? C’est pourquoi nous insistons sur l’idée de réseau. Il est vrai que le mouvement écologiste est historiquement très blanc et très « classes moyennes-supérieures », mais, à mesure que le changement climatique devient une réalité pour un plus grand nombre de personnes, cela commence à changer.

Quelles sont vos relations avec le mouvement syndical ?

Nous commençons à travailler beaucoup plus avec eux, aux États-Unis, en France et ailleurs, selon les conditions spécifiques à chaque pays. Du point de vue politique, nous devons garder à l’esprit une donnée fondamentale, qui est que nous sommes au beau milieu d’une crise historique de l’emploi au niveau mondial. Se contenter de dire aux salariés des industries fossiles qu’on n’a plus besoin d’eux et que leur emploi doit disparaître, ce n’est pas possible, et ce n’est pas conforme à la vérité de la situation. Nous savons que les alternatives sont bien plus créatrices d’emplois que l’économie actuelle. Et l’idée que de toute façon « il n’y pas d’emplois sur une planète morte » se renforce. Au sein de la Marche pour le climat à New York, il y avait un énorme contingent syndical. De nombreuses collaborations sont en cours aux États-Unis, par exemple sur la question de la régulation des centrales au charbon. L’idée qu’il faudrait choisir entre l’emploi et l’environnement est une stratégie de division de nos mouvements. Nous essayons donc de surmonter certaines animosités historiques et de travailler avec les syndicats. Pour le mouvement écologiste, cela signifie que nous devons faire preuve du plus extrême sérieux sur la question de ce qui arrive aux personnes employées par l’industrie des énergies fossiles. Par exemple, nous avons travaillé avec une organisation appelée Labor Network for Sustainability (« Réseau syndical pour la durabilité ») et publié un rapport montrant qu’il était possible de créer beaucoup plus d’emplois que ne le ferait le Keystone XL dans les États où il serait construit, et pour les mêmes personnes, avec le même niveau de qualification.

Autrement dit, vous vous intéressez aussi à l’étape suivante, à ce qui doit se passer après le désinvestissement ?

Bien sûr. Nous allons bientôt lancer un nouvel axe de travail sur le réinvestissement : lorsque vous retirez votre capital des énergies fossiles, que faire avec ? Mais nous ne perdons pas de vue pour autant notre objectif fondamental : le charbon, le pétrole et le gaz doivent rester dans la terre.

Diriez-vous que la campagne pour le désinvestissement des énergies fossiles est déjà un succès, ou considérez-vous que vous êtes encore loin de vos objectifs finaux ?

Il y a plusieurs manières de mesurer le succès. Nous avons obtenu beaucoup plus que ce que nous espérions au départ. Nous avons comptabilisé, à ce jour, plus de 50 milliards d’actifs qui sont sortis des énergies fossiles au cours de l’année écoulée. Dans quelques semaines, nous allons annoncer un nouveau chiffre, encore supérieur. De ce point de vue, c’est clairement un succès. Par ailleurs, notre objectif déclaré est aussi de détruire ce que nous appelons la « licence sociale » de l’industrie des énergies fossiles : leur crédibilité et leur légitimité auprès des décideurs et de l’opinion. Là aussi, il y a des signaux innombrables, émanant de l’industrie et des investisseurs, qui suggèrent que la campagne pour le désinvestissement est effectivement perçue comme une menace existentielle par le secteur des énergies fossiles. La question est maintenant la suivante : est-ce que tout ceci sera suffisant pour faire pression sur nos dirigeants afin qu’ils fassent ce qu’ils ont à faire, et mettent en place le genre de politique dont nous avons besoin. Retirer aux énergies fossiles leur licence sociale n’a de sens que si cela permet à la démocratie de prendre le relais, et de s’accorder sur les décisions nécessaires indépendamment de la pression des lobbies.

Vous n’avez donc pas perdu tout espoir sur l’utilité d’un événement comme la COP21, la conférence climat qui va se tenir à Paris en décembre prochain ?

Pas du tout. Nous avons besoin du niveau maximum d’action à tous les niveaux de gouvernement et à l’échelle mondiale. Le processus en cours au niveau des Nations Unies est essentiel, et d’une certaine manière il donne la mesure de l’élan mondial sur le changement climatique et de l’état des rapports de force. Nous organiserons des actions en marge de la COP21, précisément parce que nous voulons qu’elle débouche sur de bons résultats. D’innombrables signaux, par exemple la récente encyclique du pape [4], suggèrent que l’enjeu climatique est en train de prendre une ampleur inédite. La question est : est-ce que cela sera suffisant pour éviter ses effets les plus catastrophiques ?

Comment jugez-vous à cet égard les récentes annonces de l’administration Obama en matière de lutte contre le changement climatique, notamment en ce qui concerne la régulation très stricte des centrales au charbon ?

Ces réformes représentent une avancée, même si elles ne sont pas suffisantes en elles-mêmes et que l’administration Obama envoie des signaux contraires, notamment en autorisant la prospection pétrolière en Arctique. Il y aura une bataille considérable pour les traduire sur le terrain, car l’opposition est très puissante. Mais d’un autre côté, nous avons déjà aux États-Unis une longue histoire de luttes de terrain contre les centrales au charbon, et nous avons remporté de nombreux succès, et nous sommes en train de nous préparer pour mener ce combat. Ce sera un peu comme avec « Obamacare », la réforme du système de santé. Par ailleurs, dans le cadre de la campagne pour les prochaines élections présidentielles, nous avons mis en place une organisation sœur, « 350 Action », pour porter le sujet du changement climatique et des énergies propres. De manière significative, Hilary Clinton a récemment été interrogée sur les forages pétroliers en Arctique, et a dit que si elle était élue présidente, elle ne les autoriserait pas. C’est l’un des seuls sujets que lesquels elle s’est démarquée d’Obama.

Les majors pétrolières privilégient de plus en plus une stratégie consistant à différencier entre d’une part le charbon, qu’elles semblent prêtes à abandonner, et d’autre part le pétrole et surtout le gaz, qui devraient continuer à couler à flots. Quelle est la position de 350.org sur ce point ?

Il y a effectivement beaucoup d’exemples où un investisseur décide de désinvestir d’un certain type d’énergie fossile – le charbon – mais pas des autres. C’est le cas par exemple du Fonds souverain norvégien. Nous devons donc maintenir la pression. Heureusement, il y a aussi de plus en plus d’exemples d’acteurs qui se sont désinvestis de toutes les énergies fossiles. Et nous pouvons aussi nous appuyer sur de plus en plus d’exemples qui démontrent que les énergies renouvelables sont une alternative crédible, d’une manière qui n’était pas concevable ne serait-ce que l’an dernier et encore moins il y a cinq ans.

Au-delà les multinationales occidentales du pétrole et du charbon, comment agir sur les décideurs dans des pays comme la Chine, l’Inde, la Russie, ou encore en Afrique ?

Nous avons une campagne de désinvestissement en Afrique du Sud. Nous essayons d’utiliser des cadres de campagne communs à l’échelle mondiale, mais avec des objectifs et des approches différentes selon les conditions de chaque pays. En Inde ou en Chine, il est clair que c’est extrêmement difficile. Une des questions que nous devons nous poser sérieusement – non seulement 350.org, mais le mouvement pour la justice climatique dans son ensemble – est comment travailler à l’avenir dans des pays qui n’accordent pas de place ou presque à l’action de la société civile, mais dont les décisions seront décisives pour le climat. Je pense que l’une des clés sera de travailler sur l’accès à l’énergie, dans des pays où de nombreuses personnes continuent à souffrir du manque d’accès à l’électricité. Mais si cela devient effectivement notre stratégie, nous aurons besoin d’un modèle d’action très différent.

Propos recueillis par Olivier Petitjean.

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Photos : Marche pour le climat de New York, septembre 2014 (Une) : South Bend Voice CC ; portrait de May Boeve : © NnoMan

Boîte Noire

Pour en savoir plus, voir le site web de 350.org et le site de la campagne pour le désinvestissement des énergies fossiles : http://gofossilfree.org/fr/.

Au début de l’année, l’Observatoire des multinationales s’est associé à 350.org France pour produire un rapport sur les investissements dans les énergies fossiles du Fonds de réserve pour les retraites (FRR). Voir Fonds de réserve pour les retraites et énergies fossiles : des investissements aux dépens des générations futures ?.

Notes

[1Le 1er septembre à Paris, 350.org organisait avec les Verts européens une grande conférence sur le désinvestissement des énergies fossiles. À cette occasion, l’ONG française CCFD Terre Solidaire a annoncé son propre désinvestissement des énergies fossiles. 350.org maintient sur son site web une liste des institutions s’étant engagées à un désinvestissement total ou partiel des énergies fossiles, et en dénombre près de 400 à ce jour, représentant plusieurs dizaines de milliards de dollars.

[2Destiné à acheminer le pétrole issu des sables bitumineux canadiens vers le Sud à travers les États-Unis, et donc à créer les débouchés commerciaux nécessaires pour intensifier l’exploitation de cette ressource fossile, l’une des plus polluantes qui soit. Le projet d’oléoduc semble au point mort aujourd’hui du fait de l’opposition qu’il a suscité.

[3Voir notre article ici.

[4Lire ici.

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