31.03.2014 • Pétrole

Que fait Total au Sahara occidental ?

Au large du Sahara occidental - territoire conflictuel occupé par le Maroc depuis près de quarante ans -, Total et d’autres firmes internationales commencent à mener des activités de prospection pétrolière et gazière. Le tout dans des conditions contestables du point de vue de la consultation des populations locales et du partage équitable des bénéfices éventuels avec celles-ci. Les militants sahraouis dénoncent depuis des années le rôle de l’entreprise française dans ce qu’ils considèrent comme une remise en cause de la souveraineté de leur territoire. Total est désormais critiquée aussi par certains investisseurs « éthiques », au premier rang desquels les fonds norvégiens.

Publié le 31 mars 2014 , par Olivier Petitjean

Le fonds souverain norvégien, quatrième actionnaire de Total avec un peu plus de 2% des actions (pour une valeur d’environ 3 milliards d’euros), a annoncé qu’il allait se pencher sur les activités de Total au Sahara occidental afin de vérifier leur conformité avec son code éthique.

Total bénéficie d’une licence couvrant une zone offshore de plus de 100 000 kilomètres carrés (la surface du Portugal) au large du Sahara occidental, le « bloc Anzarane ». Originellement octroyée en 2002 par le gouvernement marocain, elle vient d’être renouvelée, pour des opérations de reconnaissance. L’entreprise française souligne n’avoir pas encore, à ce jour, déposé de demande de réalisation de forages exploratoires.

Selon les défenseurs des droits du peuple sahraoui - notamment l’ONG Western Sahara Resources Watch (WSRW, « Veille sur les ressources naturelles du Sahara occidental ») -, les licences octroyées à Total et à d’autres firmes pétrolières et gazières sur le territoire sahraoui par le gouvernement marocain sont illégales du point de vue du droit international.

Les affaires sont les affaires

Ils estiment même que Total contribue dans les faits, en collaborant avec un « gouvernement d’occupation », à délégitimer la lutte pour l’autodétermination du peuple sahraoui : « L’industrie pétrolière devient un obstacle qui empêche de faire pression sur le Maroc pour qu’il accepte ce droit [à l’autodétermination] », déclare ainsi Erik Hagen, président de WSRW.

L’ONG a publié l’année dernière un rapport très critique sur le rôle de Total au Sahara occidental, intitulé « Injustice totale ». « Total démontre un mépris complet des principes fondamentaux de la responsabilité sociale des entreprises. La compagnie refuse d’engager la moindre discussion sur les droits légitimes du peuple du territoire occupé », déclarait alors Erik Hagen. Selon WRSW, Total refuse de clarifier ses projets au Sahara occidental et se défausse de toute responsabilité dans le conflit en arguant du fait qu’elle ne s’occupe pas de politique.

En réponse à l’annonce du fonds souverain norvégien, Total a déclaré à Reuters que ses « activités offshore au Sahara occidental, comme dans d’autres régions où [elle opère], sont en ligne avec le droit et les standards internationaux applicables figurant dans [son] Code de conduite, en particulier ceux liés aux droits humains ».

Comme le soulignait un récent article du Monde (à propos de l’engagement de Total dans le pétrole de schiste russe en pleine crise diplomatique sur l’Ukraine), « la politique de Total a toujours été de poursuivre ses activités dans des pays critiqués tant qu’une interdiction émanant du gouvernement français ou des Nations unies ne les interdisait pas, comme ce fut le cas en Irak et en Iran ».

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Désinvestissement

Le fonds souverain norvégien, qui gère un portefeuille de 600 milliards d’euros, a mis en place un certain nombre de critères éthiques, qui l’ont conduit dans le passé à se désinvestir de 63 entreprises au total - principalement du fait de leur implication dans le secteur du tabac, des armes nucléaires et des mines antipersonnel. Le fonds réfléchirait actuellement à une extension de ses critères d’exclusion, pour y inclure les compagnies pétrolières et gazières opérant dans des pays à fort risque de corruption, les firmes impliquées dans des atteintes aux droits des travailleurs dans le secteur textile, ou encore celles impliquées dans la surpêche ou la destruction des forêts. Il pourrait même renoncer à investir dans les énergies fossiles (un paradoxe dans la mesure où le fonds est issu des royalties pétrolières et gazières norvégiennes).

Le fonds norvégien s’était déjà désinvesti en 2005 d’une autre firme pétrolière alors active au Sahara occidental, Kerr-McGee En juin 2013, la firme norvégienne d’assurance-vie KLP avait, de son côté, également annoncé son désinvestissement de Total en raison de ses activités au Sahara occidental [1].

Une autre multinationale pétrolière bénéficie d’une licence d’exploration au Sahara occidental octroyée par le gouvernement marocain : la ’junior’ américaine Kosmos Energy. Celle-ci est spécialisée dans les opérations de prospection « pionnières », et s’est illustrée notamment dans la découverte et l’exploitation du champ Jubilee, au large du Ghana [2]. Kosmo a déjà des activités de prospection avec BP au Maroc au large d’Agadir et d’Essaouira, et a annoncé son intention d’entamer des activités similaires en octobre dans la zone dite du Cap Boujdour, au large du Sahara occidental.

« Intérêts et aspirations du peuple sahraoui »

Colonie espagnole jusqu’en 1976, le Sahara occidental a été ensuite occupé par le Maroc, qui en revendique la souveraineté. Des années de conflit s’en sont suivies entre les forces armées marocaines et le Front Polisario indépendantiste, soutenu par l’Algérie. Un cessez-le-feu a été imposé par les Nations Unies en 1991, suite auquel devait se tenir un référendum d’autodétermination. Lequel n’a jamais eu lieu, les deux parties étant en désaccord sur le droit des colons marocains à y participer. Aucun autre pays ne reconnaît à ce jour la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental.

Suite à l’octroi par le Maroc en 2002 de licences de prospection pétrolières au Sahara occidental, les Nations Unies ont publié un avis ambigu, dit « Opinion Corell », qui reconnaît l’autorité administrative de fait du Maroc et estime que les activités pétrolières ne seront légales que si elles ne contreviennent pas « aux intérêts et aux aspirations du peuple du Sahara occidental ».

Le Maroc et les compagnies pétrolières se sont empressés de mettre en avant les « retombées économiques positives » du pétrole pour légitimer leurs actes. Les autorités marocaines assurent souhaiter un « partage équitable des bénéfices » avec les Sahraouis - même si pour l’instant ils soulignent surtout la création d’emplois, sans qu’il soit question de retombées financières. En renouvelant, au début de l’année, les licences de Total et de Kosmos, le gouvernement du Maroc a aussi promis que « les populations locales et leurs représentants seront consultés et associés », sans autre précision. Depuis la publication de l’Opinion Corell en 2002, rien n’a jamais été fait en termes de consultation formelle.

Les organisations sahraouis estiment que la population locale est opposée à l’arrivée des multinationales pétrolières, et que les licences sont donc illégales dans les termes mêmes de l’Opinion Corell. Cela n’a pas empêché le Front Polisario d’accorder lui-même, en mars 2014, une licence de prospection pétrolière et gazière à une firme britannique, Red Rio Petroleum, dans un territoire sous son contrôle. Une licence qui inclut une étude de faisabilité sur l’extraction de gaz de schiste par fracturation hydraulique [3]...

En tout état de cause, le territoire du Sahara occidental reste occupé par l’armée marocaine. Une grande partie de la population sahraouie vit en exil et dans des camps de réfugiés. Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture a confirmé, dans un rapport de 2013, l’usage généralisé de la torture et de la violence par les Marocains au Sahara occidental. Dans ces conditions, peut-on considérer que les Sahraouis sont libres de donner ou non leur consentement aux activités de Total et autres ?

Olivier Petitjean

— 
Photo : Western Sahara Resources Watch

Boîte Noire

Cet article a été mis à jour le 30 avril 2014 pour inclure les informations sur la licence de prospection pétrolière et gazière accordée par le Front Polisario à Rio Red Petroleum.

Notes

[1Source.

[2Les activités de Kosmos au Ghana sont au centre du film documentaire Big Men. Les prochains rois du pétrole, de Rachel Boynton, qui sort en salles aux États-Unis ce mois-ci et a obtenu plusieurs prix, dont le Grand prix du Festival international du film d’environnement de Paris 2014. Voir le site du film : http://bigmenthemovie.com/

[3Red Rio Petroleum est une entreprise créée en 2013, visiblement expressément pour obtenir cette licence (elle n’en a pas d’autres à ce jour). Son directeur, Frederik E. Dekker, est un ancien dirigeant de Wessex Exploration, une autre "start-up" pétrolière et gazière britannique aujourd’hui au bord de la faillite après que ses licences au Royaume-Uni et en Guyana se soient révélées très décevantes au regard des promesses faites aux investisseurs.

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