26.02.2020 • Villes contre multinationales

#RavalVsBlackstone : comment un collectif d’habitants de Barcelone a fait reculer un géant de Wall Street

Barcelone est aujourd’hui l’une des principales cibles – et des principales victimes – de l’industrie mondiale du tourisme et de la spéculation immobilière, portée par des fonds financiers comme Blackstone. Mais les habitants et les mouvements sociaux n’ont pas dit leur dernier mot. Article extrait de notre publication « Villes contre multinationales ».

Publié le 26 février 2020 , par Max Carbonell

Un an après le soulèvement de 1994 contre l’État mexicain, le sous-commandant Marcos, de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), expliquait dans une lettre à Eduardo Galeano (aujourd’hui décédé) que « nous sommes aussi grands que l’ennemi que nous choisissons de combattre, et aussi petits qu’est grande la peur que nous ressentons. Choisis un grand ennemi, et cela t’obligera à grandir pour lui faire face. Diminue ta peur, parce que si elle grandit, toi, tu rétréciras. » Vingt-cinq ans plus tard, dans le quartier de Raval de Barcelone, l’un des plus pauvres d’une ville aujourd’hui soumise à une immense pression du fait de la gentrification, une petite communauté de voisinage lutte pour le droit au logement au sein du Syndicat des habitants du Raval (SHR). Ils se sont choisi un grand ennemi – Blackstone – démontrant par là même leur grandeur.

L’un des principaux masques emprunté par la spéculation financière et immobilière est celui de fonds vautours comme Blackstone, la multinationale qui possède le plus de propriétés (ou « actifs financiers ») au monde. Ces dernières années, Blackstone a débarqué à Barcelone les bras chargés de capital, acquérant de nombreuses propriétés, en général à un prix en-dessous du marché. Parmi ces acquisitions, un immeuble de Raval dans lequel vivent depuis des années une dizaine de familles. Blackstone n’y voyait qu’un actif financier sur lequel spéculer et se préparait à mettre ces familles à la rue pour pouvoir le revendre – ou le relouer – à un prix exorbitant. L’histoire habituelle : quelques-uns gagnent gros, et la majorité perd beaucoup.

Sauf que cette fois, Blackstone avait affaire à un quartier bien organisé qui a décidé de faire front. Le défi n’était pas des moindres, puisque Blackstone avait obtenu un ordre d’expulsion ouvert, pratique à la légalité douteuse que certains juges ont adopté en réponse à l’efficacité de la résistance populaire aux expulsions à Barcelone. Elle consiste à émettre un ordre d’expulsion pour une durée de quinze jours ou plus au lieu d’indiquer un jour et une heure précise. Ce qui rend évidemment bien plus difficile la mobilisation pour éviter l’expulsion – et favorise donc le propriétaire.

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Combat victorieux contre un géant de la finance

Les militants du SHR ont décidé de passer à l’offensive à travers une grande campagne, elle aussi « ouverte », pendant ces quinze jours, dans le but de forcer une négociation pour que les résidents n’aient pas à quitter l’immeuble. C’est ainsi qu’est née la campagne #RavalVsBlackstone, qui a mobilisé le quartier de Raval et tout le mouvement populaire pour le droit au logement à Barcelone. Elle a fait usage d’un langage insolent, irrévérent, populaire, « des quartiers », diffusé via des vidéos, des conférences de presse et une multitude d’articles : une esthétique qui parlait davantage à la jeunesse des classes populaires que la rhétorique militante classique. Ils ont occupé la rue pendant deux semaines, organisant des événements culturels et musicaux grâce à la solidarité d’artistes et de collectifs. Ils ont fait pression sur l’administration municipale progressiste d’Ada Colau à travers la campagne #BlackstoneEnComú pour exiger son intervention, ce qui leur a permis d’obtenir le soutien public de plusieurs partis et élus [1]. Des actions directes – des « escraches », c’est-à-dire des dénonciations publiques – ont été menées contre les cadres dirigeants de l’entreprise dans les quartiers chics de Barcelone où ils résident, et des manifestations de solidarité ont été organisées jusque dans des villes comme Londres ou Berlin.

Et les habitants ont fini par gagner ! Blackstone a été contrainte de négocier, et a fini par accepter que les familles restent et paient un loyer modéré, en partie financé par la municipalité. La victoire du SHR, c’est la victoire des classes populaires d’un quartier malmené, dans une ville en proie à la spéculation. Une victoire aussi grande que l’ennemi qu’ils s’étaient choisi.

Les villes, terrain d’une « bataille entre le capital et la vie »

Ce conflit local concret s’inscrit dans une dynamique globale : celle de la concentration croissante des richesses économiques et des habitants dans les grandes villes. On prévoit qu’en 2050 les villes hébergeront plus de 50% de la population mondiale. Il n’est donc pas surprenant qu’aujourd’hui, elles soient le théâtre de nombreux conflits entre le capital et la vie. De plus en plus, elles deviennent des espaces de dépossession, mais c’est également en leur sein qu’émergent des résistances et des alternatives de plus en plus puissantes.

David Harvey, dans un article publié après la crise de 2008, invoquait le « droit à la ville » comme un droit collectif de tous les citoyens à (re)définir librement les villes et à (re)prendre un contrôle collectif et démocratique sur la ville et ses ressources, aujourd’hui entre les mains du capital financier mondialisé [2]. Harvey y prenait l’exemple de la ville de New York, qui a été refaçonnée au cours des dernières décennies selon les intérêts du capital local et transnational, pointant du doigt des personnalités comme Michael Bloomberg, l’homme d’affaires milliardaire qui a été maire de la ville de 2002 à 2013. Soit l’incarnation même de la petite élite politico- économique qui promeut l’image de la ville comme destination touristique et comme centre d’affaires, et pour qui le « droit à la ville » ne s’applique qu’à elle-même. Mais dans la logique du système capitaliste, il n’y a pas de grande différence entre New York, Londres, Paris ou Barcelone. Ce sont autant d’opportunités pour faire des affaires, des espaces où spéculer sur le logement pour réaliser des profits, sans se soucier des conséquences pour les habitants. C’est au cœur de ces villes que le conflit dont nous parlons devient le plus visible, sous la forme d’augmentations de loyers, d’expulsions, d’espaces publics saturés de touristes et de bruit, de dynamiques de gentrification où le coût de la vie en arrive à des niveaux insoutenables, de conditions de travail de plus en plus précaires et de salaires en baisse.

Derrière tout cela se cache le tandem formé par l’industrie touristique et celle de l’immobilier, deux secteurs aux dimensions – et aux impacts – considérables à l’échelle mondiale. Le poids exorbitant du secteur immobilier s’est révélé en pleine lumière lors de la crise financière mondiale de 2008. Dix ans plus tard, les dynamiques de spéculation financière et immobilière qui ont provoqué cette crise sont toujours en place bien que sous de nouvelles formes, à travers des mécanismes de financiarisation du logement, et de nouveaux acteurs multinationaux comme Airbnb ou – précisément – Blackstone. L’industrie mondiale du tourisme, avec sa pression à la baisse sur les salaires et sa précarisation croissante des travailleurs et travailleuses, a été l’un des principaux moteurs du (faux) redressement de l’économie espagnole après la crise, prenant un poids économique et social de plus en plus important [3].

Fonds financiers et spéculateurs derrière l’industrie du « surtourisme »

Aujourd’hui, les villes du monde sont sommées d’entrer en compétition les unes avec les autres sur le marché international pour attirer le maximum de touristes et d’opportunités d’affaires financières et immobilières (avec tous les secteurs d’activité qui leur sont liés). Ce n’est pas un hasard si le Conseil mondial du tourisme et du voyage (WTTC, pour World Travel & Tourism Council), principal lobby du secteur, a publié en 2019 conjointement avec JLL, la deuxième plus grande entreprise de services immobiliers du monde, un rapport intitulé Destination 2030. Global Cities’ Readiness For Tourism Growth (« Destination 2030. Les grandes villes du monde sont-elles prêtes pour la croissance touristique ? »). Ce rapport présente, sélectionne et classifie selon différentes catégories 50 villes mondiales en fonction de leur potentiel de croissance touristique, et Barcelone y figure en bonne place. En d’autres termes : on vend des villes, on vend notre ville, à des investisseurs du secteur du tourisme et de l’immobilier.

Et ce n’est pas tout. Le WTTC a publié un autre rapport dans lequel il montre le rôle crucial de l’émergence et de la consolidation du capitalisme de plateforme pour l’industrie touristique. Airbnb est un cas d’école : il s’agit d’une multinationale qui a favorisé, de par son modèle économique même, la spéculation immobilière et l’essor du tourisme. Certaines études ont établi un lien direct entre Airbnb et l’augmentation des loyers dans des villes comme Barcelone. Une partie de plus en plus importante de l’emploi risque de tomber sous l’égide de ces plateformes, et on estime que dans quelques années, plus de la moitié des travailleurs et travailleuses aux États-Unis relèveront de la prétendue « independent workforce » (force de travail faussement autonome œuvrant pour les plateformes sans statut salarial), avec tout ce que cela implique en termes de précarité de l’emploi et d’inégalités.

Suite à son intégration à l’Union européenne et à sa perte de compétitivité industrielle et agricole, l’Espagne s’est de plus en plus spécialisée dans le secteur touristique, jusqu’à se positionner aujourd’hui au centre du capitalisme financier, immobilier et touristique au niveau international. Face à une concurrence régionale croissante, le tourisme est devenu un secteur prioritaire d’accumulation de capital, qui a pris encore plus d’importance pour sortir de la crise de 2008. De nombreuses villes ont été transformées en produits touristiques. Barcelone et la #MarcaBarcelona (« Marque Barcelone ») en sont l’exemple le plus flagrant. Le modèle qui a commencé à prendre corps avec les Jeux olympiques de 1992 a positionné Barcelone comme une ville touristique européenne majeure au même titre que Londres, Paris ou Berlin. Aujourd’hui, c’est la première destination de croisière de la mer Méditerranée, son aéroport est le septième d’Europe avec plus de 55 millions de passagers par an, et la fréquentation touristique y est passée de 3,7 millions de nuitées en 1990 à plus de 31 millions en 2016.

« Buy it, fix it, sell it »

Ces chiffres continuent à s’accroître, de même que les conséquences et les impacts de l’industrie touristique. À Raval, un quartier qui subit de plein fouet l’immense pression du tourisme et de la gentrification, la vie des habitants s’est nettement détériorée : le tissu social se délite, les loyers ont grimpé en flèche, les commerces se réorientent vers le tourisme, la pollution environnementale et sonore devient insupportable, le trafic est de plus en plus dense et difficile, et ainsi de suite. Mais les habitants s’organisent pour faire face : ils empêchent des expulsions, agissent pour récupérer l’espace public, ou encore obtiennent la fermeture d’appartements touristiques qui les empêchent de dormir et génèrent une insécurité constante.

Fonds d’investissement, multinationales des services, grandes entreprises immobilières ou de voyage, banques... Tels sont les principaux protagonistes de ce conflit aux dimensions systémiques, qui bénéficient du soutien des principales organisations internationales (par exemple l’Union européenne, la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international) et des gouvernements nationaux. Blackstone est un bon exemple, mais on pourrait en citer d’autres comme Divarian, directement liée à des banques comme BBVA. De manière générale, leur mode opératoire commun se résume à : « buy it, fix it, sell it » (« acheter, réparer, revendre »). Grâce à des dispositifs comme les sociétés financières d’investissement immobilier et à des réformes favorables comme en Espagne la nouvelle loi sur les locations urbaines de 2019, ces grandes entreprises rachètent des immeubles, en expulsent les habitants, et les revendent ou les relouent pour maximiser leurs profits tout en payant des impôts dérisoires.

Le problème a ses racines dans les dynamiques profondes du système, mais ces opérations requièrent aussi des collaborateurs et des exécutants locaux. La liste des promoteurs du développementisme urbain de Barcelone au cours des dernières décennies est longue. On y trouve des personnalités politiques de tous bords, aux côtés de banquiers, de propriétaires de grandes chaînes hôtelières et de promoteurs immobiliers. Une relation intime entre le public et le privé qui est explicite dans des organismes influents comme Turisme de Barcelone, consortium public-privé (CPP) dédié à la promotion et la défense des intérêts des milieux d’affaires touristiques et financé par l’argent public.

Les limites du pouvoir municipal

C’est ainsi que nous en arrivons en 2015, lorsque que Barcelona en Comú, un parti issu des mouvements sociaux du 15M et des « indignés », a pris les rênes du gouvernement de la ville. S’ensuivit une législature de quatre ans, au cours de laquelle a notamment été mis en place un « Plan stratégique de tourisme 2020 ». Pensé pour rendre « durable » le tourisme dans la ville, ce plan vise une meilleure gestion et un meilleur contrôle du tourisme, et l’atténuation de ses conséquences négatives, sur la base d’une sensibilité écologiste et féministe. Pour beaucoup, cela reste insuffisant. Par exemple, en ce qui concerne la question centrale du logement, le « Plan urbain spécial de logement touristique » tente de freiner, limiter et (ré)organiser l’expansion des logements touristiques dans des quartiers comme Raval. Cependant, malgré ces mesures et d’autres, le problème persiste, et s’étend désormais à des quartiers qui jusque-là avaient été épargnés, et même à d’autres communes de la région métropolitaine.

Des dizaines d’expulsions ont encore lieu tous les jours à Barcelone. Le quartier de Raval est particulièrement touché, et la municipalité se retrouve régulièrement prise entre les citoyens mobilisés et des entreprises comme Airbnb ou Blackstone. Elle tente de faire « médiation », mais les résultats sont plutôt décevants. Même si Barcelona en Comú ne dispose pas d’une majorité absolue au conseil municipal et même en tenant compte des compétences limitées de l’administration municipale, l’asymétrie de pouvoir entre les uns (les multinationales) et les autres (les classes populaires) est telle que la seule issue semble être de prendre explicitement et courageusement parti pour les habitants, et d’assumer les conséquences même juridiques qui pourraient en découler.

Les dernières élections municipales, en 2019, ont ouvert un nouveau cycle politique au cours duquel Barcelona en Comú a gardé le contrôle du gouvernement, mais en partageant le pouvoir avec des partis de gauche traditionnels qui, outre le fait d’être à l’origine de la #MarcaBarcelona, propagent des discours criminalisant la pauvreté et promeuvent des politiques sécuritaires fondées sur la peur dignes de la droite la plus rance. Rien de très réjouissant, si l’idée est d’attendre que la municipalité se dresse contre les pouvoirs financiers, immobiliers et touristiques comme Blackstone ou Airbnb.

Combattre depuis le terrain

Heureusement, Barcelone possède un tissu social puissant pour faire face aux assauts du capital sur la vie. La société civile organisée se mobilise à travers de nombreux mouvements sociaux et des plateformes citoyennes (par exemple, anti-touristification, écologistes, féministes, pour le droit au logement, etc.), dans des collectifs de quartier, des associations de voisinage ou des syndicats, qui dénoncent depuis longtemps les injustices et les inégalités, pointent du doigt les responsables et s’interposent, corps à corps, pour défendre le droit à la ville.

Les moyens matériels de ces mouvements et collectifs autogérés sont maigres, mais leur travail est énorme et indispensable. L’histoire du quartier de Raval montre comment, malgré le peu de moyens, la lutte en commun, l’intelligence collective et la solidarité peuvent pousser les géants du système dans leurs retranchements. La politisation de l’espace public et de nos propres vies est nécessaire, car elle met en évidence le conflit inhérent à un système qui ne sert que la soif de richesses, et dans le même temps, laisse entrevoir des mondes plus justes et proposent des pratiques de lutte émancipatrices. #RavalVsBlackstone est une bouffée d’air frais en ces temps sombres et pesants. Le tremblement de terre qui a fait vaciller Blackstone à Barcelone provoque d’ores et déjà des répliques dans d’autres territoires. À Madrid, plus de 200 familles qui vivent des situations similaires se sont organisées à travers le Syndicat des locataires de Madrid et d’autres collectifs semblables pour lancer la campagne #MadridVsBlackstone. L’offensive du capital ne s’arrêtera pas là, mais nous, qui y faisons face, non plus.

Max Carbonell

Illustration originale : Eduardo Luzzatti. Photos : © Sira Esclasans i Cardona. Tous droits réservés.

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Boîte Noire

Une version légèrement plus longue de cet article, traduit de l’espagnol, est disponible dans notre publication « Villes contre multinationales », à paraître à partir du 27 février.

Max Carbonell Ballestero (@maxcarbonell) est membre de l’Observatoire de la dette dans la globalisation (ODG), spécialiste de l’industrie touristique, et co-auteur du livre #FakeYou sur les fake news et la désinformation par le collectif Xnet. Militant du 15M, de la Plateforme citoyenne pour l’audit de la dette et du mouvement pour le logement dans le quartier de Raval.

Notes

[1Entre autres, celui du président du Parlement de Catalogne Roger Torrent, ou encore de la rapporteuse de l’ONU pour le logement Leilani Farha.

[2Harvey, D. (2008). The Right to City. New Left Review, (53), 2340.

[3Selon le Conseil mondial du tourisme et du voyage (WTTC), le secteur représente d’ores et déjà plus de 10 % du PIB mondial et génère plus de 10 % de l’emploi au niveau international, avec une prévision de forte hausse d’environ 4 % par an pendant les dix prochaines années.

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