13.03.2014 • Droit à la terre

Sonia Guajajara : « Il y a un risque sérieux de régression des droits des indigènes au Brésil »

La tension monte au Brésil entre le gouvernement et les peuples indigènes. Alors que leurs terres sont affectées par la politique de grands travaux (barrages, routes et autres) impulsée par Lula et Dilma Roussef, les indigènes sont désormais la cible de plusieurs décrets et propositions de loi controversés. Dénonçant une remise en cause des droits qui leur ont été garantis par la Constitution démocratique de 1988, ils ont organisé une mobilisation de grande ampleur en octobre 2013 - et annoncé leur intention de résister aux prochaines incursions du gouvernement et des intérêts économiques sur leurs territoires. Entretien avec Sonia Guajajara, l’une des principales animatrices du mouvement indigène brésilien.

Publié le 13 mars 2014

Originaire de l’État du Maranhão, Sonia Guajajara est la coordinatrice exécutive de l’Articulação dos Povos Indigenas do Brasil ou APIB (« Coordination des peuples indigènes du Brésil ») et occupait auparavant un poste similaire au sein de la Coordination des organisations indigènes d’Amazonie (COIAB). Elle est de passage en Suisse et en France pour rencontrer les Rapporteurs spéciaux des Nations Unies et les militants européens, ainsi que les représentants de grandes entreprises actives au Brésil.

À Paris, Sonia Guajajara participera à une manifestation de soutien aux peuples indigènes brésiliens le vendredi 14 mars à 11 heures à La Défense et à une conférence publique à 17 heures au Comptoir général (80 quai de Jemmapes, 10e).

Au sortir d’une réunion au siège de GDF Suez pour discuter de l’impact des grands barrages sur les peuples indigènes brésiliens, elle a accepté de répondre à nos questions.

Pourquoi les peuples indigènes sont-ils remontés contre le gouvernement brésilien ?

Sonia Guajajara : Nous vivons actuellement au Brésil un moment très délicat, voire dramatique. Le gouvernement brésilien s’était engagé à faire progresser les droits des peuples indigènes, et aujourd’hui, il semble plutôt chercher à les réduire toujours davantage – y compris le droit à la terre, qui est le plus fondamental et le plus sacré. Le droit à la terre des indigènes a été garanti par la Constitution brésilienne, mais, dans de nombreuses régions du pays, il n’est toujours pas mis en œuvre. Et dans les régions où ce droit a été reconnu, il se trouve aujourd’hui remis en cause.

Lorsque le principe en fut inscrit dans la Constitution de 1988, le délai prévu pour délimiter et homologuer toutes les terres indigènes du Brésil était de cinq ans. 25 années se sont écoulées, et le processus d’identification et de régularisation foncière des terres indigènes n’est toujours pas achevé. Aujourd’hui, un grand nombre de terres indigènes ont été homologuées en Amazonie, mais dans le reste du pays – dans le Nordeste, dans le Sud, dans l’État du Mato Grosso do Sul –, de nombreux peuples indigènes n’ont toujours pas de terre à eux, où il puissent habiter et subvenir à leurs besoins physiques et culturels.

Pour justifier a posteriori ce non-respect de ses engagements constitutionnels, le gouvernement tente aujourd’hui d’effacer les droits indigènes de la Constitution. Il y a donc un risque très sérieux de régression au Brésil sur la question des droits indigènes, alors même que notre gouvernement était considéré initialement comme un gouvernement progressiste et populaire.

Les peuples indigènes attendaient-ils davantage de l’arrivée de Lula et du Parti des travailleurs (PT) au pouvoir en 2003 ?

Nous avons beaucoup lutté pour l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement démocratique et populaire, et nous espérions que les choses allaient changer. Mais en pratique, on a assisté à une multiplication des grands travaux affectant les terres indigènes. Par exemple, le projet de barrage de Belo Monte avait déjà été proposé il y a trente ans, et nous avions alors réussi à le faire annuler, sous un gouvernement de droite ! Et aujourd’hui, c’est sous le gouvernement de Dilma et du PT que ce barrage se construit. Le gouvernement de Dilma est aussi celui qui a le moins homologué de terres indigènes depuis 1988. Il y a une énorme contradiction entre les principes de ce parti et sa pratique du pouvoir.

Pourquoi cette tendance à la régression des droits des indigènes ?

Cette régression a des raisons économiques et politiques. Le gouvernement brésilien a noué des liens étroits avec divers secteurs économiques : l’agrobusiness, les éleveurs, les entreprises du BTP. Au Congrès national (le Parlement brésilien), une majorité des députés fait partie de ce que l’on appelle la bancada ruralista, les intérêts « ruralistes » liés à la grande propriété terrienne et aux industries extractivistes. Le gouvernement du PT prétend ne pas dépendre politiquement des ruralistes, mais concrètement, il ne fait rien pour contrecarrer leurs menées contre les indigènes.

Quelles sont les mesures proposées par les ruralistes ?

Il y en a beaucoup. L’une des plus importantes est la PEC215, une proposition d’amendement constitutionnel visant à faire passer le processus d’homologation des terres indigènes sous le contrôle du Congrès lui-même. Aujourd’hui, ce processus est sous la responsabilité de la FUNAI, l’agence en charge des question indigènes, c’est-à-dire du pouvoir exécutif. Le processus d’homologation est déjà très lent et laborieux dans les conditions actuelles. S’il passait sous contrôle du pouvoir législatif, plus aucune terre indigène ne sera jamais homologuée. Ce que veulent les ruralistes, c’est mettre la main sur nos ressources naturelles. Les terres indigènes sont aujourd’hui l’une des seules catégories de terres publiques au Brésil qui restent largement préservées.

Il y a aussi le projet de loi 1710, qui vise à autoriser la prospection minière dans toutes les terres indigènes. Une autre proposition de loi du Congrès et du Sénat, la PLP227, vise à autoriser, au nom de « l’intérêt supérieur de l’État », toute une série d’actes administratifs ou de grands travaux (comme des barrages) sur les terres indigènes, sans consultation. Cette proposition est en contradiction avec la Constitution même du Brésil et avec la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur les peuples indigènes, dont notre pays est signataire. On dit pourtant qu’elle a le soutien du Ministère de la Justice. Et il y en a encore plusieurs autres du même ordre.

Est-ce que ces propositions ont une chance d’être adoptées ? Quelle est la position du gouvernement ?

Toutes ces propositions législatives sont actuellement en discussion. Si aucune n’a encore été adoptée, c’est avant tout grâce à la mobilisation très forte des peuples indigènes. En ce qui concerne le gouvernement, Dilma Roussef s’est publiquement opposée à la PEC215 et a annoncé que son gouvernement ferait tout pour empêcher son adoption. Mais concrètement, ils n’ont pas fait beaucoup d’efforts. Nous avons fait pression pour que la commission spéciale du Congrès censée étudier la PEC215 ne soit pas créée, mais elle l’a été fin 2012. Le processus suit son cours.

D’ailleurs, le pouvoir exécutif n’est pas en reste en termes de restrictions des droits des indigènes. L’ordonnance 303, récemment signée, inclut un ensemble de dispositions très proches des mesures proposées par les ruralistes. Elle autorise l’entrée des forces armées sur les terres indigènes, et y autorise la construction de grands projets sans consultation. Et ce n’est pas tout : le décret 7.957, adopté il y a quelques mois, permet l’entrée de l’armée sur les terres indigènes du rio Tapajós, en Amazonie, sous prétexte de sécuriser la réalisation d’études d’impact pour de futurs barrages. En réalité, il s’agit d’intimider les indigènes de la zone et de les empêcher de manifester leur opposition aux barrages (lire à ce sujet Barrages amazoniens : comment EDF et GDF Suez « étudient » les territoires indigènes avec l’appui de l’armée).

Pourquoi venir rencontrer des entreprises européennes actives en Amazonie, comme GDF Suez ?

Il est crucial pour nous de rencontrer les entreprises européennes. Le gouvernement brésilien leur donne des informations partielles, et elles ne cherchent pas forcément en en savoir davantage quant à la situation réelle sur le terrain. Nous pouvons leur transmettre nos inquiétudes et nos revendications. Ce voyage est aussi important pour nous parce qu’au Brésil, nous n’avons pas accès aux médias dominants. Ils se contentent de défendre la position du gouvernement. L’appui des militants et des médias occidentaux donne un tout autre impact à notre lutte, parce que le gouvernement brésilien se soucie beaucoup de son image à l’étranger.

Quels sont les rapports entre le mouvement indigène et les autres mouvements sociaux brésiliens, notamment les manifestations qui ont éclaté l’année dernière dans les grandes villes du pays ?

Nous avons de bonnes relations avec de nombreux mouvements sociaux brésiliens comme le mouvement des sans-terre (MST), les mouvements paysans, le mouvement des femmes, les environnementalistes, et autres. Les manifestations nationales de l’année dernière étaient spontanées – ce qui fait que les manifestants avaient souvent, en fait, des opinions assez divergentes. Mais nous y avons participé dans de nombreuses villes. Et lorsqu’en retour nous avons organisé notre mobilisation nationale en octobre 2013, nous avons reçu l’appui de nombreux mouvements sociaux. Des manifestations de soutien ont eu lieu dans les grands centres urbains du Brésil, et même dans d’autres pays.

Propos recueillis par Olivier Petitjean.

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Photo : © Caroline Bennett / Amazon Watch

Boîte Noire

Merci à Christian Poirier et Gert-Peter Bruch pour leur aide dans la réalisation de cet entretien.

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