27.03.2018 • Diplomatie économique

Yamal LNG : comment les intérêts de l’industrie pétrolière continuent à primer sur la sauvegarde du climat... et même sur les sanctions commerciales

Le complexe Yamal LNG, dédié à l’exploitation des vastes gisements de gaz du grand nord russe, a réussi à voir le jour malgré les difficultés techniques et surtout malgré les sanctions commerciales imposées suite à la crise ukrainienne. Ceci grâce à un soutien massif des autorités russes, aidées par la Chine mais aussi... par l’État français, via Bpifrance. Ou comment le grand jeu pétrolier et les intérêts des multinationales continuent à guider la diplomatie. Troisième et dernier volet de notre série d’article autour du projet gazier emblématique de Total.

Publié le 27 mars 2018 , par Olivier Petitjean

Inauguré en décembre 2017 dans le Grand nord russe, le gigantesque complexe gazier Yamal LNG est volontiers présenté par ses promoteurs sur le mode de l’exploit technique. Une entreprise « prométhéenne », selon les termes de Jean-Pierre Chevènement. Bombardé « représentant spécial de la France en Russie » par François Hollande et maintenu à ce poste par Emmanuel Macron, celui-ci était présent à l’inauguration officielle du site industriel par Vladimir Poutine, aux côtés de l’ambassadrice de France Sylvie Bermann et des PDG de Total et de Vinci Construction.

Yamal LNG, c’est surtout en effet un investissement stratégique majeur pour de de grandes multinationales hexagonales alliées à Novatek, l’entreprise russe en charge du projet. C’est aussi un symbole des liens à la fois économiques et politiques noués par une partie des cercles d’affaires et de la droite française avec l’oligarchie russe (lire les deux premiers volets de cette enquête ici et ). Et c’est enfin un choix politique : celui d’ouvrir, malgré l’Accord de Paris, une nouvelle frontière d’exploitation des hydrocarbures dans l’Arctique. Le tout – comme nous le verrons - avec le soutien discret, mais décisif, de l’État français.

« Nouveau Qatar » au-delà du cercle arctique

Extraire du gaz dans la péninsule de Yamal, une région isolée où les conditions sont extrêmes avec des températures descendant à -50°C, puis le transporter vers les marchés européens et asiatiques, a effectivement tout de la gageure. Les cuves destinées à stocker le gaz ont été construites par Vinci sur des pilotis dotés d’un système de régulation des températures, pour gérer les variations d’épaisseur du pergélisol (permafrost en anglais). Alors que la construction d’un nouveau gazoduc géant avait un temps été envisagée, le gaz sera finalement commercialisé sous forme liquéfiée, transporté par une quinzaine de bateaux méthaniers brise-glaces, une première mondiale. Trois brise-glaces nucléaires ont en outre été construits par la Russie pour assurer en permanence l’accessibilité des ports méthaniers et la navigabilité des eaux arctiques pour les livraisons d’hydrocarbures.

Du point de vue du Kremlin, le jeu en vaut la chandelle, puisqu’il permet à la fois d’affirmer la puissance russe dans l’Arctique, et d’ouvrir la péninsule de Yamal et ses vastes réserves de gaz à l’exploitation industrielle, avec pour objectif affiché d’en faire un « nouveau Qatar ». Le gisement lié au projet Yamal LNG – qui vient s’ajouter à un autre gisement encore plus important appartenant à Gazprom – recèlerait près de 500 milliards de mètres cubes de gaz, et produirait chaque année l’équivalent des deux tiers de la consommation française, soit environ 26 milliards de mètres cubes.

Et ce n’est que le début. Novatek est déjà en train de lancer un second projet similaire à Yamal LNG, baptisé « Arctic 2 ». À terme, une grande partie de la péninsule pourrait se couvrir de plateformes de forage, de gazoducs et de terminaux méthaniers. Un développement industriel rendu plus facile par le réchauffement des températures globales, et qui contribuera en retour à accélérer ce réchauffement [1].

Une région sacrifiée au changement climatique

À un moment où le débat faisait rage sur les projets de Shell dans l’océan Arctique (aujourd’hui abandonnés), le PDG de Total Christophe de Margerie s’était démarqué en prenant position publiquement contre l’exploitation du pétrole dans la région polaire... mais principalement pour des raisons de réputation. « Du pétrole sur le Groenland, ce serait un désastre. Une fuite causerait trop de dommages à l’image de la compagnie », avait-il déclaré en 2012 au Financial Times. Ce qui n’a pas empêché Total d’acheter massivement pour ses raffineries françaises du pétrole extrait en Arctique par Gazprom (lire notre article).

Si leurs risques pour l’environnement sont clairement moins spectaculaires que ne le serait une marée noire, les développements gaziers dans la péninsule de Yamal sont-il exempts de dangers ? Cette partie du Grand nord russe est essentiellement peuplée d’autochtones Nenets, éleveurs nomades de rennes. C’est aussi une région fragile qui subit déjà de plein fouet les conséquences du réchauffement des températures. De gigantesques cratères ont commencé à se former dans la toundra ces dernières années, que nombre d’experts expliquent par des explosions de méthane ou d’autres gaz liées à la fonte du pergélisol. La multiplication de ces phénomènes crée d’ailleurs un risque pour les installations gazières, et les entreprises concernées ont dépêché des équipes de scientifiques. (Certains experts et certains des habitants traditionnels de la région semblent d’ailleurs établir un lien direct entre ces explosions et les développements gaziers, du fait de la proximité géographique entre les cratères et les sites d’extraction.)

En plus de dégager du méthane et du dioxyde de carbone qui accroissent encore l’effet de serre, la fonte du pergélisol a aussi provoqué une recrudescence de la bactérie anthrax, qui avait disparu de la région depuis les années 1940. Libérée par le dégel, la bactérie a contaminé des milliers de rennes en 2016. Plusieurs dizaines de personnes ont été hospitalisées et un enfant de 12 ans est mort. Le gouverneur a décrété l’abattage d’au moins 100 000 rennes pour contenir la propagation de la maladie – ce que certains éleveurs Nenets ont dénoncé comme une mesure surtout motivée par les intérêts de l’industrie gazière [2].

On constate en effet déjà dans la péninsule une concurrence accrue pour l’accès à la terre. Les forages fragilisent le sol et les zones de pâturage, tandis que les gazoducs qui sillonnent la région gênent les migrations saisonnières des rennes et des éleveurs qui les suivent avec leurs tentes [3]. Selon un rapport réalisé pour le compte d’une ONG allemande, l’arrivée de l’industrie gazière menace la mobilité et donc la capacité d’adaptation des Nenets, conditions mêmes de leur survie dans cet environnement extrême en pleine mutation. Elle a aussi intensifié la compétition entre éleveurs pour accéder à des zones de pâturage de plus en plus réduites. D’un autre côté, les opérations de dragage qui ont accompagné la construction des ports méthaniers ont entraîné une chute des populations de poissons, réduisant d’autant la source d’alimentation alternative traditionnelle des Nenets.

L’obstacle des sanctions

Si les intérêts des populations traditionnelles de la péninsule ne pesaient de toute façon pas lourd face aux objectifs économiques et géopolitiques du Kremlin et de ses alliés, un obstacle bien plus considérable s’est dressé sur le chemin de Yamal LNG : celui des sanctions commerciales mises en place par les États-Unis et l’Union européenne suite à la crise ukrainienne. En ciblant à la fois certains oligarques (comme Guennadi Timchenko, le propriétaire de Novatek), certains transferts de technologies (notamment celles nécessaires à la fracturation hydraulique ou pour forer en eaux profondes) et enfin en bloquant toute possibilité de financement auprès des grandes banques internationales, ces sanctions ont porté un coup fatal à beaucoup de projets d’exploitation d’hydrocarbures. Plusieurs contrats majeurs associant des entreprises russes et des majors occidentales ont été soit suspendus soit abandonnés. Le géant américain ExxonMobil a dû geler en 2014 son projet emblématique d’extraction de pétrole offshore dans l’Arctique en partenariat avec Rosneft, et vient d’y renoncer définitivement en revendant ses parts à la firme russe.

Le groupe Total lui-même a dû renoncer à ses velléités d’exploiter du pétrole de schiste sibérien en partenariat avec Lukoil. Il a cédé à Gazprom ses parts dans l’immense gisement gazier offshore de Chtokman, et a réduit son exposition au gisement pétrolier de Kharyaga, dans l’ouest de la Sibérie à proximité du cercle arctique. Il n’a jamais été question en revanche d’abandonner Yamal LNG ni plus généralement la participation de Total au capital de Novatek, qui fait désormais de la Russie le premier pays contributeur aux « réserves prouvées » du groupe français. Pourtant, les discussion qui avaient été entamées avec des banques pour financer le projet – d’un budget de 27 milliards de dollars au bas mot - ont dû être brutalement interrompues. Au même moment ou presque, BNP Paribas s’était vue infliger une amende de 9 milliards de dollars par le département de la Justice américain, pour des transactions en dollars avec des pays sous embargo comme l’Iran. De quoi refroidir les ardeurs de toutes les banques européennes, d’autant que les autorités américaines estiment que leur juridiction s’étend à toutes les transactions libellées en dollars, seule devise en usage dans le secteur pétrolier.

Bouclage financier à l’arrachée

Même si Total et ses alliés avaient obtenu que les sanctions européennes – au contraire des sanctions américaines – ne visent nommément ni Novatek ni son propriétaire Guennadi Timchenko, les discussions sur le montage financier de Yamal LNG sont restées longtemps enlisées. Les banques européennes ont refusé de s’engager. Les banques chinoises, ardemment courtisées, se montraient elles aussi réticentes. De 2014 à 2016, le bouclage du financement a été plusieurs fois annoncé comme imminent, sans jamais se concrétiser.

Au final, le dossier n’a fini par se débloquer que lorsque l’État russe a décidé d’injecter directement 2,4 milliards de dollars pris dans son « Fonds de bien-être national », dédié au financement des retraites, et a annoncé en parallèle une exemption pour 12 ans de toutes royalties sur les ressources gazière et une exemption totale de toute taxe à l’exportation. Deux banques publiques chinoises ont alors accepté de prêter 12 milliards de dollars. L’un des fonds publics chinois dédiés aux nouvelles « routes de la soie », ces routes commerciales que Pékin souhaite mettre en place et dont l’une passe justement par l’Arctique, a également apporté de l’argent. Avec la contribution de deux banques russes contrôlées indirectement par le Kremlin et celles de Total et des autres partenaires du projet, le budget était enfin bouclé. Mais au prix d’un soutien massif du gouvernement russe, et de certaines contorsions comptables pour éviter les transactions en dollars, dont la viabilité reste à tester.

Coup de pouce crucial de l’État actionnaire

Malgré une politique officielle de fermeté vis-à-vis de la Russie, Total et ses partenaires ont pu compter sur le soutien indéfectible de l’État français. En visite à Moscou début 2016, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, avait ainsi annoncé qu’il demanderait aux États-Unis des « assurances » que les banques françaises appelées à financer Yamal ne tomberaient pas sous le coup des sanctions américaines. Visiblement, ces assurances n’ont pas été données.

Paris a néanmoins donné un coup de pouce crucial à Yamal LNG à travers son soutien à l’entreprise parapétrolière française Technip (aujourd’hui fusionnée avec une firme américaine pour former TechnipFMC), chargée de construire l’unité de liquéfaction du gaz pour un montant de plus de 4 milliards de dollars. Un contrat crucial pour cette entreprise alors fragilisée par la chute des cours du pétrole, et dont le premier actionnaire n’est autre que l’État lui-même, à travers Bpifrance, l’ex Banque publique d’investissement. Le directeur financier de cette institution, Arnaud Caudoux, siège depuis l’année dernière au conseil d’administration de TechnipFMC.

Or en plus de ses participations dans des entreprises jugées « stratégiques », Bpifrance est désormais en charge, également depuis 2017, des crédits et garanties publics à l’exportation, une activité qui était auparavant confiée à la Coface et qui est placée sous la supervision... d’Arnaud Caudoux. Dans ce cadre, la banque publique a apporté en 2017 une garantie de 350 millions d’euros à Technip pour couvrir les risques liés à l’exécution de son contrat sur Yamal LNG. Participation directe au capital plus garantie officielle de l’État... Visiblement, ce contrat a été jugé suffisamment important pour Technip – avec peut-être la crainte de voir préférer une technologie de liquéfaction chinoise – pour passer outre certaines situations de conflits d’intérêts.

Il y a d’ailleurs plus curieux encore : parmi les entreprises françaises, grandes et petites, présentes sur le chantier de Yamal LNG, TechnipFMC est loin d’être la seule à compter Bpifrance parmi ses principaux actionnaires. C’est également le cas de Nexans, entreprise spécialiste des câbles, de Vallourec qui a fourni des tubes pour les forages de Novatek, de Daher qui a fourni les valves, du groupe Gorgé qui a conçu la sécurité incendie des sites... Le monde est petit.

Bpifrance, arme anti-sanctions des entreprises françaises

Au-delà de Yamal LNG, TechnipFMC est déjà aussi partie prenante du second projet gazier de Novatek dans la péninsule, Arctic LNG 2. Le projet intéresse également Total (en plus de son implication indirecte déjà acquise via ses 20% de Novatek) mais, selon plusieurs sources, les Russes poseraient comme condition à sa participation que cette fois, des banques françaises mettent la main à la poche malgré les sanctions.

Un scénario similaire est train de se jouer en Iran, avec beaucoup des mêmes acteurs. L’accord sur le nucléaire orchestré par Barack Obama en 2015 a aiguisé les appétits des multinationales occidentales, et en particulier des groupes français Renault, PSA et Total. Le géant pétrolier français a fini par signer en 2017 un accord avec le gouvernement de Téhéran pour l’exploitation de l’immense champ gazier de South Pars, sur lequel il lorgnait depuis longtemps. Là aussi, les banques françaises, sollicitées pour accompagner l’expansion en Iran des firmes tricolores, rechignent. La solution trouvée par les pouvoirs publics français ? Créer à travers de Bpifrance un fonds d’aide et de financement d’au moins 1,5 milliard d’euros qui permettraient aux entreprises françaises grandes et petites de commercer avec l’Iran sans violer les sanctions imposées par Washington. Autrement dit, une activité de prêt direct pour les projets des firmes tricolores en Iran, qui s’ajouterait à l’activité actuelle de garantie à l’export de Bpifrance. Ce fonds – garanti « sans dollars » et sans personne de nationalité américaine – devrait être mis en place dans les prochains mois.

Quand il s’agit de promouvoir les intérêts des grandes entreprises, l’État français semble ainsi tout disposé à contourner aussi bien les sanctions commerciales qu’il a lui-même contribué à imposer dans le cadre de ses alliances géopolitiques que les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat. On appelle cela « diplomatie économique ».

Olivier Petitjean

Lire les deux premiers volets de cette enquête :
 Autour d’un immense projet gazier dans l’Arctique, les liaisons dangereuses de multinationales françaises avec l’oligarchie russe
 Quand les grands groupes français se font les instruments de la politique d’influence du Kremlin

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Photo : Kremlin CC

Notes

[1Le réchauffement des températures est plus marqué dans les zones polaires que dans les latitudes basses. Sur ce point et sur l’ouverture de l’Arctique aux appétits industriels et géopolitiques, lire nos enquêtes Entre réchauffement et projets industriels, l’Arctique en mutation forcée et Ruée sur les ressources du Grand Nord.

[2Lire cet article.

[3Sujet abordé dans cet article en ce qui concerne Yamal LNG et dans ce reportage de National Geographic au sujet des gisements exploités par Gazprom dans la péninsule.

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