13.02.2020 • Milliardaires d’Europe

Ferrero, ou la légende sucrée du capitalisme

À la tête d’une multinationale présente sur les cinq continents, détenteur de la première fortune d’un pays qu’il a fiscalement déserté, Giovanni Ferrero veut aujourd’hui accélérer la croissance d’une entreprise née dans une petite ville du Piémont il y trois-quarts de siècle, au cœur d’une Italie ruinée par le fascisme et la guerre. Mais l’image se fissure et l’inventivité n’est plus au rendez-vous. Enquête publiée dans le cadre de la publication du réseau ENCO « Connaissez vos milliardaires ! ».

Publié le 13 février 2020 , par Olivier Favier

Les plus riches concentrent toujours plus de richesses entre leurs mains tandis que les inégalités s’accroissent. L’Observatoire des multinationales regarde ce qui se cache derrière les légendes dorées des milliardaires européens. Comment ont-ils construit leur fortune ? Quelle est leur influence sur la politique ? Focus sur la famille la plus riche d’Italie, Ferrero, et son ascension faite de noisette et de chocolat.

La ville du « mauvais sort »

Pour qui voudrait connaître Alba, modeste commune de la province de Cuneo, dans la région du Piémont, il n’est sans doute pas inutile, encore aujourd’hui, de se plonger dans les œuvres d’un des plus grands écrivains italiens de sa génération, Beppe Fenoglio, qui écrivit sur la ville et les collines qui l’entourent, les Langhe, des nouvelles et des romans où il est question de pauvreté, de résistance et d’amour.

À une heure de train de Turin, la capitale régionale, Alba bénéficie depuis 2016 de trente liaisons quotidiennes, par la grâce de la famille Ferrero qui en a fait la condition pour le retour au bercail de ses équipes dirigeantes. Elle est célèbre en Italie pour avoir été la première ville à se libérer seule de l’oppresseur nazifasciste, donnant naissance à une République partisane éphémère, dont l’histoire forme le cadre d’un récit de son grand écrivain, I ventitre giorni della città di Alba [« Les vingt-trois jours de la ville d’Albe »]. Malgré cette heure de gloire, elle n’est guère alors qu’une bourgade endormie au milieu d’un territoire rural oublié. Jusqu’au « miracle économique » des années 1960, une bonne partie de sa jeunesse rêve alors d’un avenir meilleur au-delà des frontières.

Beppe Fenoglio, écrivain d’Alba (© Olivier Favier)

Alba est pourtant bien située, presque à mi-parcours entre Gênes et Turin, deux des sommets -le troisième étant Milan- de ce que l’on nomme le « triangle industriel » italien. Si Turin peut compter depuis 1899 sur la puissance de la FIAT pour fournir du travail au prolétariat local ou aux paysans fuyant la misère du Mezzogiorno, si d’autres petites villes comme Ivrea sont les berceaux de fleurons de l’économie cisalpine tel qu’Olivetti, Alba semble obstinément frappée par La Malora, « le mauvais sort », lui aussi décrit par Beppe Fenoglio. Ce dernier d’ailleurs travaillera jusqu’à sa mort précoce en 1963 en lien avec le monde agricole, vendant du vin à l’étranger. C’est l’une des seules richesses locales, encore sous-exploitée, avec la production de truffes. « J’écris, aurait-il dit un jour à son épouse, parce que dans cinquante ans, tout le monde aura oublié qu’ici on crevait de faim. »

Petit pâtissier deviendra grand

L’histoire qui va changer le destin de la petite ville piémontaise commence en 1942. Le fascisme et la guerre ont habitué l’Italie aux ersatz, et pour faire face à la pénurie de produits exotiques, cuisiniers, pâtissiers et glaciers rivalisent d’ingéniosité, même si leurs innovations ne laissent pas toujours de bons souvenirs. Pietro Ferrero a 44 ans, il est né dans les Langhe, a grandi à Alba et a tenté sa chance comme pâtissier dans les beaux quartiers de Turin. Ce fut un échec cuisant. Alors il vient de revenir dans le décor de son enfance, mais sans rien perdre de ses ambitions. Sa boutique de la via Maestra, la rue commerçante et bourgeoise du centre-ville, a ramené un peu du chic des grandes cités voisines. On l’appelle ici « il Biffi », du nom d’une célèbre enseigne milanaise de la Galerie Victor-Emmanuel II.

Pietro Ferrero vient aussi de faire l’acquisition d’un atelier-laboratoire via Ratazzi, dans une rue moins passante, à quelques centaines de mètres du magasin. Le chocolat manque, il coûte cher et il reprend l’idée de le remplacer en partie par une matière première locale et abondante, la noisette, dont le prix est cinq fois inférieur. Contrairement à ce qu’on lit souvent, il n’est pas le premier à user de ce procédé, largement répandu à Turin dès le 19e siècle sous le nom de Gianduja, qui est aussi celui d’une célèbre marionnette piémontaise, équivalent si l’on veut du Guignol lyonnais.

Le premier laboratoire de Ferrero à Alba (CC Wikimedia)

Et c’est bien avec l’appellation de Gianduja, puis de Giandujot, que Pietro commercialise dès 1946, des portions de chocolat à la noisette bon marché à destination des enfants, transformant la même année son petit commerce en une entreprise industrielle, appelée à connaître un succès immédiat. Il fait l’acquisition dans le quartier de la gare, via Vivaro, d’une usine où l’on trouve aujourd’hui, en face du site de production de la Nutella, la fondation Ferrero. En 1948, une inondation amène des torrents de boue jusqu’aux chaînes de production. Spontanément, les ouvriers se précipitent au secours de l’entreprise, qui reprend presque aussitôt une activité normale. Pietro Ferrero meurt d’un infarctus l’année suivante, à l’âge de 51 ans, épuisé, dira-t-on, par son travail acharné. Son frère Giovanni et son fils Michele reprennent les rênes de l’entreprise qui possède déjà une douzaine de camions de livraison. Les effectifs vont croître de manière exponentielle durant les années 1950, jusqu’à devenir la deuxième flotte nationale après celle de l’armée.

Cette même année 1949, apparaît la « Supercrema », une pâte à tartiner au goût de chocolat et de noisettes, l’ancêtre de la Nutella. En 1957, la mort de Pietro Ferrero amène Michele Ferrero à la tête de l’entreprise à l’âge de 32 ans. L’année précédente, il a eu une idée publicitaire de génie : le « treno dei bimbi », un camion travesti en locomotive aux couleurs de l’enseigne, circule partout en Italie, dans les foires, les carnavals, distribuant des chocolats aux enfants. Nous sommes à l’orée de la société de consommation, et chacun sait désormais que l’industrie n’est plus là pour répondre aux besoins, mais pour en créer. « Les bonnes idées conquièrent le monde », dit le slogan de Ferrero.

Une multinationale familiale

Ces idées, à bien y réfléchir, tiennent moins de l’innovation technique que du souci constant de travailler l’image du produit et de l’entreprise, avec le succès que l’on sait. Dans une enquête de 2009, celle-ci apparaîtra comme la mieux considérée des 600 plus grands groupes mondiaux, juste devant Ikea. Dans une ville gouvernée sans discontinuité par des maires démocrates-chrétiens de la Libération au début des années 1990, Michele Ferrero ne déroge pas à la règle. Catholique fervent, il entraîne chaque année avec lui les cadres de sa société à Lourdes. Affichant un profond respect pour ses collaborateurs, il s’inscrit dans une tradition paternaliste bien différente toutefois du socialisme de Camillo et Adriano Olivetti. « Le socialisme je le fais moi », préfère dire Michele Ferrero, qui, pour devenir plus tard l’ami de Berlusconi malgré des divergences politiques, reste un modéré dans l’âme. Tout récemment encore, le nouveau parti de Matteo Renzi, ex-démocrate chrétien qui rêve de recréer la force de centre-droit qui a dominé le monde politique italien presque sans partage durant un demi-siècle, a été financé par ses héritiers.

L’usine Ferrero historique (© Olivier Favier)

En 1956, Ferrero ouvre son premier établissement en-dehors des frontières, à Stadtallendorf, au centre de l’Allemagne de l’Ouest. L’entreprise s’installe en France quatre ans plus tard à Villers-Ecalles, en Normandie. Un deuxième établissement voit le jour sur le territoire national en 1965, à Pozzuolo-Martesana, dans le Nord toujours, entre Milan et Bergame. Les années de la « Dolce vita » sont aussi pour la marque celle du lancement de deux de ses produits phares, amenés à devenir des classiques : les bouchées « Mon chéri » en 1958 et la « Nutella » en 1964, déclinaison ultime des recherches entreprises par Pietro Ferrero. La marque creuse le même sillon : créer un produit de consommation de masse qui reprenne les codes du luxe, en usant de noms empruntés à plusieurs langues pour s’imposer d’emblée sur le marché européen. Nutella est un néologisme composé du mot anglais nut [noisette] et d’un diminutif italien. « Mon chéri » et « Rocher » jouent sur le cliché du « chic français ». « Kinder » [enfant] est d’abord une marque de la filiale allemande née en 1967. Le nom est facilement exportable et conservé dans le monde entier. Quant aux Tic-Tac, créés en 1971, ils jouent sur une onomatopée existant aussi bien en italien qu’en français ou en espagnol.

Ferrero multiplie les paradoxes : ses sucreries fabriquées à la chaîne ont des emballages individuels, apanage classique des produits artisanaux. À partir des années 1970, le groupe ouvre des usines en Australie et en Equateur mais conserve son image de société familiale italienne. L’extension se poursuit dans les années 1980 pour couvrir bientôt tous les continents : au milieu des années 2010, les produits Ferrero sont présents dans une cinquantaine de pays, associés à une vingtaine de sites de transformation et une dizaine d’établissements de production agricole. L’Italie représente désormais moins d’un cinquième du chiffre d’affaire net consolidé de ce qui désormais est une puissante multinationale, la holding Ferrero International SA, dont le siège est au Luxembourg depuis 1973. Alba n’est désormais plus que le siège de la filiale italienne. La famille Ferrero est domiciliée en Belgique, ses réserves sont à Monte-Carlo, ses actifs au Pays-Bas. En revanche, le contrôle de l’entreprise est bien resté une affaire familiale. Malgré sa taille, qui en fait le deuxième chocolatier du monde derrière Mars et loin devant les géants suisses Nestlé ou Lindt, Ferrero n’est pas cotée en bourse.

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Une aura locale qui ne souffre aucun débat

Pour les habitants d’Alba, Ferrero est un mythe. En 1983, Michele Ferrero crée « l’œuvre sociale » de la Fondation Ferrero qui entretient la fiction de l’entreprise familiale. Pour y avoir accès, les retraités doivent justifier de vingt-cinq années de bons et loyaux services -une situation qui tend à se raréfier avec le recours croissant, ici comme ailleurs, aux emplois intérimaires ces dernières années. Depuis 2009, elle finance une crèche à laquelle s’est jointe une école l’an dernier. Située en face de l’usine historique et du parking où, le jour durant, les semi-remorques de matières premières font des va-et-vient incessants, la fondation affiche côté rue une discrétion toute piémontaise, qui n’est pas sans rappeler les façades rectilignes et austères des étourdissants palais de la noblesse turinoise, du temps de la monarchie.

La fondation Ferrero (© Olivier Favier)

Passé la grille, un bar au design inspiré des années soixante accueille quelques anciens employés. Le dispositif est complété par différents ateliers, salles de sport, cabinets médicaux, donnant sur un parc arboré entretenu avec soin, auxquels on accède par des couloirs ornés de photographies historiques de la saga industrielle familiale. Dans le second hall, on trouve aussi la plus belle d’une série d’affiches réalisées en l’honneur de la fête de la truffe à Alba, composée par Franco Fontana. Les autres sont exposées à la Casa Fenoglio, centre d’études et musée dédiés au grand écrivain local, financés eux aussi par la fondation. Cette dernière offre en outre à la petite ville des expositions d’art de rang international une année sur deux. La dernière, consacrée au surréalisme, a accueilli plus de 100 000 visiteurs et a été réalisée en partenariat avec un musée de Rotterdam, signe parmi d’autres des liens de la famille Ferrero avec les Pays-Bas et leur séduisante politique fiscale.

Employés ou non par l’entreprise, la plupart des habitants entretiennent la légende de la famille Ferrero. On aime à rappeler que des premiers développements de l’entreprise, des lignes de bus ont été créées afin de permettre aux ouvriers des campagnes alentours de venir travailler à l’usine sans quitter leur village. On raconte encore que lors des terribles inondations de 1994, qui firent dans la région quelques 70 victimes, le miracle de 1948 s’est reproduit et que nombre d’employés ont volé au secours de l’usine dévastée par la crue du Tanaro, parfois même au sacrifice de leurs propres maisons. On oppose à loisir les vertus du chocolatier, qui n’a pas délocalisé sa production, aux vices de l’autre grande entreprise locale, la Miroglio, qui fabrique ses vêtements en Europe de l’Est. Les retours de celles et ceux qui ont travaillé dans ces deux entités sont aussi très différents. On aime à rappeler qu’à Alba, depuis sa création, le site n’a pas connu un jour de grève.

La place Michele Ferrero (© Olivier Favier)

Il y a enfin, à l’échelle locale, deux « souvenirs-flash » qui forment une mémoire commune : en 2011, la mort d’un infarctus à l’âge de 47 ans de Pietro Ferrero, fils et héritier de Michele Ferrero, et le stoïcisme du père se remettant au travail comme on retourne à sa vie de famille, puis la mort du patriarche, quatre ans plus tard à l’âge de 89 ans. Un habitant raconte qu’il était présent ce jour-là aux funérailles et que, sans l’avoir jamais connu, il a éprouvé pour le vieil homme un profond sentiment de perte. Une place de la ville honore désormais sa mémoire et un panneau raconte l’histoire du lieu : Michele Ferrero y est décrit comme « une personne et un industriel d’une extraordinaire valeur humaine et professionnelle ». C’est du reste le seul endroit où le nom de la famille apparaît officiellement en-dehors des bâtiments de l’usine, de la fondation et de la signalétique routière permettant de s’y rendre. Du magasin d’origine, Alba ne garde pas trace et aucun point de vente n’a été ouvert en centre-ville alors que cavistes et négociants de truffes sont légion. On reste aussi plutôt discret sur l’odeur prégnante de cacao qui plane sur la ville et que d’aucuns appellent la « nube », le nuage. « Les gens se sont habitués », répond-on simplement.

En Italie comme ailleurs, une image ternie

Dès que l’on quitte le fief de la filiale italienne, la clémence est bien moindre. Au printemps 2019, pour la première fois, les ouvriers décrochent pendant une semaine sur le plus grand site de production au monde, à Villiers-Écalles. Quelques mois plus tôt, des supermarchés qui se sont livrés à du dumping sur la marque Nutella se retrouvent confrontés à de véritables émeutes, ravivant une critique déjà ancienne sur les vices cachés du produit : une forte proportion de sucres rapides suscitant l’addiction et apparentant davantage la célèbre pâte à tartiner aux sodas et aux produits des fast-foods qu’à un met simple et sain pour le quotidien des enfants. Dès 2011, une mère de famille californienne a poursuivi la marque en justice pour publicité mensongère parce que celle-ci décrit son produit-phare comme « bon pour la santé » et le donne en « exemple de petit-déjeuner équilibré et savoureux ». Pour mettre fin à cette procédure, Ferrero accepte l’année suivante de se délester de quelques trois millions d’euros. À Toulouse, en 2016, la mort d’une fillette de trois ans par étouffement avec un jouet Kinder ouvre en France un débat jusque-là esquivé : est-il opportun d’introduire un corps étranger dans un objet alimentaire, qui plus est à destination des enfants ? Aux États-Unis, la question a été résolue en amont, en vertu d’une loi remontant à 1938. L’ importation de Kinder surprise, y compris à titre privé, y est tout simplement interdite.

CC Raysonho@Open Grid Scheduler/Grid Engine via Wikimedia

Une autre polémique récurrente, du moins hors d’Italie où elle n’a pas touché le grand public, tourne autour de l’usage de l’huile de palme, devenue en France un des symboles de la « malbouffe » et de la déforestation. Peu coûteuse, elle est un des composants essentiels de la Nutella dont les concurrents se sont souvent démarqués par des produits affichant la mention « garanti sans huile de palme ». Ferrero n’a pas pourtant renoncé renoncé à son mode de production, cherchant à démontrer les vertus nutritives de cette matière première et défendant un modèle de production durable, certifié par un label dont les entreprises bénéficiaires sont à la fois juge et partie. Contrairement à ses rivaux, Ferrero ignore aussi le marché du « bio », jugeant sans doute le secteur négligeable eu égard à la masse des consommateurs séduits par le faible coût de la marque. En 2016 enfin, les emballages individuels, l’une des constantes des produits Ferrero, sont incriminés par l’ONG allemande Foodwatch car ils déposent sur les aliments des substances potentiellement cancérogènes. Sur ce point aussi, l’entreprise se contente de répondre que ses procédés de fabrication sont conformes aux normes en vigueur.

Dans la péninsule, Ferrero incarne le modèle de l’entreprise italienne, familiale et inventive, fière de ses traditions. Il faut dire que Giovanni Ferrero, le frère cadet de Pietro, est, comme son père avant lui, l’homme le plus riche d’Italie. En 2018, il détient les deux tiers de la valeur de la multinationale, soit 21 milliards d’euros, ce qui fait de lui la 47e fortune mondiale . Son style de management diffère cependant radicalement de celui de ses prédécesseurs, lesquels prônaient la mesure alors même que l’extension du groupe en faisait au fil de temps un géant de l’agroalimentaire européen puis mondial. Depuis 2015, pour s’assurer d’une croissance annuelle de 7 % permettant à l’entreprise de doubler sa taille en dix ans, Giovanni Ferrero brise un tabou en se lançant dans une politique de rachats. À contre-courant de l’évolution du secteur, ses cibles concernent des fabricants de produits peu coûteux et de médiocre qualité, ce qui pourrait à terme nuire à l’image d’un groupe qui, par ailleurs, ne se démarque plus par des produits innovants.

« Que serait un monde sans Nutella ? »

En juillet 2019, deux reporters aguerris, Stefano Liberti et Angelo Mastrandrea, livrent au mensuel italien Internazionale un véritable brûlot sur Ferrero. Stefano Liberti y montre son emprise sur le secteur primaire en Turquie notamment en ce qui concerne la production de noisettes, l’une des principales richesses du pays : tout puissant, le groupe y est accusé de tirer les prix à la baisse, entraînant dans la précarité un pan jusque là prospère de la production agricole nationale, à tel point que Ferrero y est qualifié par un des interlocuteurs du journaliste de « véritable ministre de l’agriculture » du pays. Ferrero s’est montrée sensible aux accusations récurrentes qu’en Turquie la production de noisettes à bas prix tireraient profit du travail des enfants et de réfugiés syriens exploités. Et pour une production, on s’en souvient, initialement liée aux richesses locales des Langhe, la solution proposée a été une relocalisation partielle de ses fournisseurs. Par une étrange coïncidence, le nouveau plan de développement rural de l’Union européenne, pour la période allant de 2020 à 2024, préconisent l’extension de la monoculture de la noisette sur le territoire italien.

Celle-ci, explique cependant Angelo Mastrandrea, n’est profitable qu’en apparence à l’économie des territoires concernés et nuisible à leur équilibre écologique. Sur le journal de centre-gauche La Reppublica, quelques mois plus tôt, la réalisatrice Alice Rohrwacher, qui a grandi et vit dans les environs d’Orvieto, une des zones les plus concernées par le projet européen, s’est faite le relais dans une lettre ouverte des inquiétudes de nombre de petits agriculteurs locaux, dont beaucoup sont de néo-ruraux qui ont fait le choix d’un mode de production fondé sur la qualité des résultats et le respect de l’environnement. Sa démarche n’a pas généré de réaction officielle et l’inquiétude continue de grandir. « C’est la première fois qu’une entreprise a une telle influence sur la politique européenne », s’inquiètent par exemple Elisa et Giovanni, qui se sont installés dans le Viterbese il y a six ou sept ans. Ils ont laissé derrière eux les bons salaires promis par de longues études en ingénierie et en sciences politiques pour produire de l’huile et du vin biologiques. Ce sont des membres actifs de la Comunità Rurale diffusa, un collectif informel d’une quarantaine de personnes, qui ensemble écoulent leur production via deux marchés par mois. Ces rendez-vous sont aussi l’occasion de créer des événements culturels -présentation de livres ou projections de films- dans le but de recréer du lien social sur un territoire délaissé, aux confins de la Toscane, du Latium et de l’Ombrie.

L’ancien chef du gouvernement italien Matteo Renzi en visite dans une usine de Ferrero en 2016. CC Palazzo Chigi via flickr

Au sein du collectif, m’expliquent-ils, tous craignent d’être les victimes collatérales de cette évolution. Là où les monocultures se sont développées (vignes et noisettes) la pollution a rendu les lacs impropres à la pêche ou à la baignade. L’impact à long terme sur les nappes phréatiques est désastreux et les terres adjacentes sont menacées de perdre leur label. Les propriétaires qui choisissent l’agriculture intensive ne vivent souvent pas dans les lieux et délèguent la croissance des arbres à des prestataires de service. L’entretien d’un hectare ne demande guère que quarante journées de travail par an durant les cinq premières années, avant que l’arbre ne devienne exploitable. L’impact sur le marché du travail est donc dérisoire et ne concerne que partiellement les travailleurs locaux.

Cinq ans, c’est aussi la durée de l’engagement exigé pour garantir les aides à l’agriculture biologique. Il y a fort à craindre que la première récolte marque un retour à l’agriculture conventionnelle, et avec elle un recours massif aux pesticides garantissant des noisettes d’une parfaite blancheur, conformes aux exigences de la multinationale piémontaise. À cela s’ajoute l’usage du glyphosate juste avant la récolte, un sol nu permettant de mécaniser le ramassage des noisettes au sol. Pour l’instant, le cours de la noisette séduit les possédants convaincus de faire une bonne affaire. « Pour autant, souligne Elisa, le client est en situation de quasi-monopole et les prix vont baisser, j’en suis sûre. »

Auprès du grand public, le combat est pourtant loin d’être gagné. Ferrero joue l’argument éthique du Made in Italy même si, pour l’instant, seule une part mineure de son approvisionnement est concernée. Par ailleurs, poursuit Elisa, « il est difficile d’expliquer aux gens que c’est parfois mal de planter des arbres, parce que toutes les monocultures détruisent les sols ». Huile de palme ou noisettes, cacao ou sucre, ni le producteur ni le consommateur ne sortent gagnants des recettes du capitalisme selon Ferrero. Il est peut-être temps de se poser sérieusement la question formulée dans le slogan publicitaire de sa filiale italienne : « Que serait un monde sans Nutella ? »

Olivier Favier

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Images : CC Mads Bødker (une) ; © Olivier Favier (Beppe Fenoglio) ; CC Wikimedia (premier laboratoire de Ferrero à Alba) ; © Olivier Favier (Usine Ferrero historique) ; © Olivier Favier (Fondation Ferrero) ; © Olivier Favier (place Michele Ferrero) ; CC Raysonho@Open Grid Scheduler/Grid Engine via Wikimedia ;. CC Palazzo Chigi via flickr (L’ancien chef du gouvernement italien Matteo Renzi en visite dans une usine de Ferrero en 2016).

Boîte Noire

Cette enquête est le fruit d’une collaboration d’organisations et médias européens, dont l’Observatoire des multinationales, dans le cadre du réseau ENCO (European Network of Corporate Observatories, réseau européen des observatoires des multinationales). Voir le site du réseau ENCO.

Une version de cet article a été publié en deux parties par Bastamag en décembre 2019.

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