18.03.2016 • L’Europe du gaz (1ère partie)

De la mer Caspienne à la Méditerranée, un projet de gazoduc géant symbolise les reniements de l’Europe

Quelques mois après la COP21, les institutions européennes souhaitent développer massivement le gaz sur le vieux continent. Elles misent en particulier sur un projet de gazoduc géant en provenance de l’Azerbaïdjan, le « Corridor Sud ». En reniant au passage les engagements européens à la fois en matière de climat et en matière de droits de l’homme et de démocratie. Parmi les bénéficiaires de ce chantier pharaonique, des entreprises bien connues en France : le groupe de BTP Vinci et la Société générale. La société civile promet de transformer le Corridor Sud en « Keystone européen ».

Publié le 18 mars 2016 , par Olivier Petitjean

Aux États-Unis, la contestation du projet d’oléoduc géant Keystone XL a largement cristallisé la bataille politique sur le climat, jusqu’à ce que l’administration Obama confirme enfin son abandon en novembre 2015. Si ce projet d’oléoduc a pris une telle importance, c’est qu’il aurait permis d’acheminer à moindre coût le pétrole tiré des sables bitumineux canadiens vers les ports du golfe du Mexique, inondant les marchés mondiaux de combustible extrêmement polluant pour plusieurs décennies – et compromettant ainsi tout espoir de contenir le réchauffement des températures globales.

L’Europe va-t-elle connaître une bataille de même ampleur autour des grands projets de gazoducs destinés à importer des quantités massives de gaz russe ou azéri ? C’est en tout cas ce que promet une coalition d’organisations citoyennes européennes dans une lettre ouverte dénonçant le soutien politique et financier apporté par les institutions européennes à un projet de gazoduc géant, le « Corridor gazier Sud ». Celui-ci est censé acheminer vers le vieux continent, sur plus de 3500 kilomètres, le gaz de la mer Caspienne, extrait dans les eaux territoriales de l’Azerbaïdjan. Un État gouverné d’une main de fer par le président Ilham Aliyev, dont l’Union s’est considérablement rapprochée ces dernières années en dépit de son bilan déplorable en matière de droits humains.

Une bonne affaire

La Commission européenne a ainsi attribué au Corridor Sud le label « projet d’intérêt commun » dans le cadre du plan Juncker, ce qui lui permettra de bénéficier de conditions de financement et d’autorisation administrative facilitées. Le vice-président de la Commission européenne Maroš Šefčovič et la « ministre des affaires étrangères » de l’Union Federica Mogherini ont fait le déplacement à Bakou le 29 février dernier pour participer au conseil de surveillance du Corridor Sud. Et surtout, la Banque européenne d’investissement (BEI) s’apprête à accorder un prêt de 2 milliards de dollars pour la portion européenne du gazoduc (Trans-Adriatic Pipeline ou TAP, à travers la Grèce, l’Albanie, puis la mer Adriatique, jusqu’au sud de l’Italie).

Un autre prêt d’un milliard d’euros pour la portion turque (Trans-Anatolian Pipeline ou TANAP) serait également en discussion. BP et l’entreprise publique pétrolière azérie Socar sont les principales parties prenantes des consortiums constitués pour construire ces deux portions de gazoduc (avec des entreprises européennes et turque), ainsi que de l’énorme champ gazier de Shah Deniz II, dans la mer Caspienne, dont proviendra le gaz [1].

Les grandes banques privées jouent elles aussi un rôle clé dans ces projets. La Société générale est ainsi chargée de conseiller financièrement le consortium TAP et de l’aider à boucler son financement. Ni la banque française ni la BEI ne semblent s’inquiéter outre mesure du fait que ce consortium a son siège dans la ville de Baar, en Suisse, réputée pour ses conditions fiscales et juridiques particulièrement avantageuses ! Pour les Amis de la terre, la participation de la Société générale au projet est incompatible avec ses engagements récents pour le climat : « Assurer la cohérence entre leur volonté d’aligner leurs financements avec une trajectoire 2°C et leurs activités devraient suffire à pousser la Société Générale et la BEI à renoncer à TAP. »

Autre bénéficiaire de ce chantier pharaonique soutenu à bout de bras par les institutions européennes : les entreprises de construction, parmi lesquelles le groupe français Vinci. Celui-ci a obtenu via une filiale le contrat de construction de trois portions du gazoduc TAP, sur environ 400 kilomètres. Le montant de ce marché n’a pas été rendu public. Le début des travaux est annoncé pour mi 2016.

Incohérence politique

Le soutien massif accordé à ce projet par la Commission et les institutions financières européennes n’est-il pas contradictoire avec les ambitions de l’Union en matière de climat ? C’est ce que dénoncent haut et fort les organisations signataires de la lettre ouverte : « Si le Corridor gazier Sud voit le jour et finit par déverser davantage de gaz en Europe, les chances pour l’UE d’atteindre ses objectifs climatiques pour 2030 et ses objectifs de décarbonisation à plus long terme seront quasi nulles. C’est une question de cohérence politique : le soutien apporté à un tel projet nuirait au but fixé à Paris d’essayer de limiter le réchauffement global à 1,5ºC. Enfin, un nombre croissant d’études (…) montre désormais que la grande majorité des réserves fossiles recouvrables doivent être laissées dans le sol si nous voulons avoir une chance d’éviter un changement climatique catastrophique. » Elles promettent donc de transformer le Corridor Sud en « équivalent européen de Keystone XL ». D’ores et déjà, en Grèce et dans le sud de l’Italie, sur le parcours projeté du gazoduc, les habitants se mobilisent contre le chantier, qui risque de bouleverser la région et ses écosystèmes [2].

En réalité, quoique l’Europe continue à se gargariser de son « exemplarité » en matière climatique, l’heure est plutôt à la régression. Car il n’y a pas que les gazoducs. La « stratégie de sécurité énergétique » dévoilée il y a quelques semaines par la Commission européenne dans le cadre du projet d’« Union de l’énergie » fait la part belle aux grands projets d’infrastructures de transport ou de stockage du gaz, avec notamment d’innombrables projets de création ou d’agrandissement de terminaux méthaniers. Ces derniers seraient destinés à accueillir des importations de gaz naturel liquéfié en provenance du Qatar, mais aussi d’Australie ou des États-Unis … c’est-à-dire dans bien des cas du gaz de schiste ou d’autres gaz non conventionnels (lire le second volet de cet article). Le tout sous prétexte de « favoriser la concurrence », et surtout de prémunir l’Union contre les risques géopolitiques que ferait peser son principal fournisseur de gaz actuel, la Russie. Pour les ONG, c’est autant d’argent – en partie public - qui non seulement ne sera pas investi dans la transition énergétique, mais qui contribuera de fait à enfermer l’Europe dans plusieurs décennies supplémentaires de combustion d’énergies fossiles.

Quand l’Europe piétine ses valeurs

L’excuse géopolitique – le risque de chantage gazier de la part de la Russie vis-à-vis des pays européens – paraît d’autant moins convaincante qu’elle sert surtout à légitimer un rapprochement encore plus étroit avec des régimes qui ne semblent pas avoir grand chose à envier à celui du Vladimir Poutine sur le plan des droits de l’homme. Cela vaut pour le Qatar, ainsi évidemment que pour l’Algérie, de plus en plus courtisée ces dernières années par les dirigeants européens. Et cela vaut bien entendu pour l’Azerbaïdjan, gouverné d’une main de fer par un régime autocratique qui s’est largement construit sur la base des revenus du pétrole et du gaz. En continuant à entretenir des relations étroites avec Ilham Aliyev et son gouvernement, la Commission choisit de passer outre les critiques aussi bien du Parlement européen que du Conseil de l’Europe et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Le premier a adopté en septembre 2015 une résolution condamnant les nombreux emprisonnements de défenseurs des droits de l’homme, de journalistes et d’opposants politiques dans le pays, et exigeant la fin de toute forme de soutien financier européen au régime azéri. Le second a lancé en décembre une enquête sur le respect par l’Azerbaïdjan de ses engagements en matière de droits humains. La dernière a carrément refusé d’envoyer des observateurs lors des élections de novembre 2015, qui ont délivré une nouvelle majorité écrasante - 91% - au régime en place.

Pour les ONG, les financements accordés par la BEI ou d’autres institutions européennes « est contradictoire avec la Charte européenne des droits fondamentaux, qui engage la BEI à ne pas financer des projets qui encourageraient ou soutiendraient des violations de droits humains ». Xavier Sol, directeur de la coalition CounterBalance, enfonce le clou : « Il est dans l’intérêt de l’UE d’avoir pour voisin un Azerbaïdjan démocratique qui respecte l’état de droit ; mais le Corridor gazier Sud ne contribuera pas à atteindre cet objectif. Au contraire, le projet va renforcer le statu quo. »

Épouvantail russe

Dans le cadre de sa stratégie de sécurité énergétique, la Commission européenne a également préconisé d’instaurer un droit de regard communautaire sur les contrats gaziers passés par les pays membres, afin de s’assurer de leur conformité avec le droit européen de la concurrence. Une disposition qui vise là encore la Russie, dont dépendent de nombreux pays européens pour leur approvisionnement en gaz – à 100% pour ce qui est de la Finlande, de la Lettonie, de la Lituanie, de l’Estonie, de la Slovaquie et de la Bulgarie. La Commission avait déjà usé de cette ligne d’attaque pour faire avorter South Stream, le projet de gazoduc du géant russe Gazprom (avec EDF) à travers la Bulgarie en 2014.

Paradoxalement, Gazprom et la Russie pourraient tout de même profiter de la focalisation européenne sur le gaz, même d’origine azérie. D’ailleurs, comme ne se privent pas de le faire remarquer les ONG, le consortium Shah Deniz II, qui doit fournir son gaz au Corridor Sud, compte parmi ses actionnaires une autre entreprise russe très proche du Kremlin, Lukoil. Et dans le même temps, Gazprom continue à pousser le projet d’extension du gazoduc Nord Stream, avec le soutien de l’Allemagne et de ses partenaires européens Engie, Shell, E.On et BASF. Le géant gazier russe a aussi récemment relancé son propre projet de gazoduc trans-adriatique en partenariat avec EDF (via sa filiale italienne Edison). Tous ces projets de Gazprom ont un point commun : ils visent à contourner l’Ukraine, qui reste aujourd’hui la principale voie d’acheminement du gaz russe vers l’Europe.

La stratégie actuelle de l’Union européenne ne semble donc pas avoir vraiment de quoi inquiéter la Russie. En revanche, c’est une nouvelle occasion manquée d’incarner une autre voie géopolitique, aussi bien en termes de promotion de la démocratie que de sortie de la dépendance envers les énergies fossiles.

Olivier Petitjean

Cet article, publié initialement le 18 mars 2016, a été mis à jour le 15 avril pour inclure les informations sur le rôle de la Société générale dans le projet de gazoduc TAP.

Lire le second volet de cet article : Comment la Commission et les industriels cherchent à imposer le gaz de schiste à l’Europe

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Images extraites du webdoc "Walk the Line", à part la photo de une : Shell CC

Notes

[1Le consortium TAP regroupe BP, l’entreprise publique pétrolière azérie Socar, Snam (Italie), Fluxys (Belgique), Enagas (Espagne) et Axpo (Suisse). Le consortium TANAP regroupe BP, Socar et la firme turque BOTAŞ. L’entreprise pétrolière française Total était initialement impliquée dans le projet Shah Deniz II, avant de revendre ses parts en 2014.

[2Sur la lutte contre le projet de gazoduc Corridor Sud, voir le webdoc (en anglais) réalisé par Platform et CounterBalance.

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