27.02.2020 • Villes contre multinationales

Comment les villes européennes se transforment en champs de bataille face au poids excessif des grandes entreprises et de la finance

De la remunicipalisation de l’eau à la résistance à Uber et Airbnb, de la lutte contre le diesel à la transition énergétique, des villes et leurs citoyens livrent bataille face aux modèles économiques, sociaux et écologiques insoutenables que veulent leur imposer de puissants intérêts privés. L’Observatoire des multinationales publie aujourd’hui avec ses partenaires du réseau ENCO « Villes contre multinationales », un recueil d’articles qui donne un premier aperçu d’ensemble de cette confrontation où se joue une bonne partie de l’avenir de la transition écologique et sociale. On retrouvera ci-dessous la version intégrale de l’introduction de cette publication.

Publié le 27 février 2020

Cette publication a son origine dans un constat simple : dans le monde entier, et particulièrement en Europe, les villes sont devenues un champ de bataille face au pouvoir croissant des multinationales, et à tous les problèmes sociaux et écologiques qu’elles apportent trop souvent avec elles.

C’est vrai dans les industries urbaines traditionnelles comme l’immobilier ou les services collectifs, mais cela se traduit aussi désormais par une industrie touristique de plus en plus envahissante, par les « disruptions » dérégulatrices imposées aux villes par les plateformes et des géants du numérique, ou encore par l’emprise croissante de grands fonds financiers sur les espaces urbains. Et c’est tout aussi manifeste si l’on considère les oppositions et les obstacles auxquels se heurtent les élus, les citoyens ou les mouvements urbains qui cherchent à faire face à l’urgence climatique et à construire des alternatives concrètes pour protéger les droits fondamentaux ou assurer un approvisionnement énergétique ou alimentaire soutenable.

De la privatisation de l’eau à Uber et Airbnb, de la lutte contre la pollution au diesel à la promotion d’une économie « relocalisée » qui ne soit plus siphonnée de ses richesses au profit de lointains actionnaires, une bataille couve en Europe – une bataille entre, d’un côté, de nombreuses villes et leurs citoyens, et de l’autre des multinationales et des géants de la finance.

Cette publication est la première tentative d’offrir un aperçu d’ensemble de cette confrontation entre villes et multinationales, qui se joue simultanément dans plusieurs secteurs d’activité et de différentes manières. Elle rassemble des articles écrits par des militants, des journalistes, des élus et des experts de plusieurs pays européens. Il y est question de Barcelone et des « villes rebelles » espagnoles, de Berlin, Paris et Naples, de Dubrovnik et Belgrade. Mais aussi de villes moyennes ou petites, comme Preston en Grande-Bretagne, Loos-en-Gohelle en France ou Horní Jiřetín en République tchèque. On y trouvera des histoires de résistance et de construction, d’éveil collectif et de mouvements de base, d’élus audacieux et de citoyens obstinés. Nous avons limité notre champ à l’Europe, pour des raisons de pragmatisme et pour mettre en lumière l’expérience partagée de nombreuses villes du continent ces dernières années. Bien sûr, les mêmes histoires, ou des histoires similaires, auraient pu être racontées à propos d’autres villes ailleurs dans le monde [1].

Démocratie contre austérité

Pourquoi les villes sont-elles devenues un tel champ de bataille ? La réponse à cette question tient en grande partie à la crise financière mondiale de 2008, et à ses conséquences en Europe. Elle aurait dû être une opportunité de remettre sous contrôle la finance et les grandes entreprises, en les réalignant sur les besoins sociaux et les règles démocratiques. Au lieu de cela, elle a été transformée en moyen de consolider leur pouvoir et leur influence sur les institutions nationales et européennes, au nom de l’orthodoxie budgétaire, de l’emploi et de la compétitivité. Pire encore : en excuse pour saper tout ce qui se trouvait encore sur leur chemin : droits fondamentaux, dépenses sociales, secteur public et parfois, comme en Grèce, la démocratie elle-même.

Mais la crise a aussi ouvert un espace pour s’organiser et construire ensemble, avec l’objectif collectif de prendre soin les uns des autres et de résister aux mesures d’austérité et à la précarisation croissante des services publics et des conditions de travail. Les impacts sociaux et humains de l’austérité se sont d’abord fait sentir au niveau local, sur le terrain, affectant particulièrement les femmes, les migrants et les populations vulnérables. Les élus locaux, davantage confrontés à leurs électeurs que les décideurs nationaux ou européens, ne pouvaient souvent pas ignorer la réalité. De nombreuses villes sont ainsi devenues un rempart démocratique contre l’austérité.

À partir de 2011, les places publiques du monde entier, de l’Égypte à l’Espagne et aux États-Unis, ont été occupées par des citoyens protestant contre des dirigeants corrompus et despotiques, contre les profits abusifs des multinationales, et contre la profonde collusion entre autorités publiques et intérêts privés. Ce mouvement urbain mondial est encore vivant, développant des propositions et des alternatives concrètes mettant les gens et l’environnement au centre, et réussissant parfois à conquérir le pouvoir au niveau local pour tenter d’y mettre en œuvre un programme « municipaliste » (comme en Espagne après 2015).

On l’a encore vu durant la prétendue « crise des réfugiés », lorsque des villes et des citoyens de tout le continent ont pris les devants pour offrir asile et défendre une Europe inclusive et accueillante, alors que la plupart des gouvernements nationaux se préoccupaient – plus ou moins ouvertement – de chasser ou de criminaliser les migrants.

Pressions accrues

Dans le même temps, la pression économique et politique sur les villes s’est considérablement accrue suite à la crise financière. Nombre d’entre elles se sont retrouvées écrasées de dettes, lesquelles ont été utilisées comme moyen de pression et pour limiter leurs marges de manœuvre. Elles ont été poussées à vendre des biens, privatiser des services publics, réduire leurs dépenses. Fonds d’investissement et autres acteurs financiers se sont tournés vers de nouveaux véhicules de croissance, comme l’immobilier, les grands projets d’infrastructure et un secteur touristique en plein essor, avec des effets désastreux sur le coût et la qualité de vie dans de nombreuses villes, notamment dans la périphérie du continent. Habitants et municipalités se sont retrouvés face à de nouveaux acteurs très puissants et globalisés, bénéficiant souvent du soutien des gouvernements nationaux et des organisations internationales. Tous poussent en choeur les villes à se faire concurrence entre elles pour attirer « investisseurs » et « talents », être « attractives » et « compétitives ».

Les nouveaux géants du numérique et des plateformes sont eux aussi entrés dans la mêlée. Les villes sont une cible clé pour des firmes comme Airbnb, Uber ou Deliveroo, mais aussi Google et Amazon. Leurs modèles économiques reposent sur la destruction et le remplacement des acteurs économiques locaux, en contournant les réglementations, pour refaçonner en profondeur la manière dont les gens se déplacent, ce qu’ils mangent, où ils vivent, comment ils travaillent et occupent leurs loisirs. À travers leurs campus, bureaux et sièges sociaux installés dans les villes du monde entier, ils promeuvent également leur vision de la « ville du futur », technologique et privatisée.

Construire des alternatives

Évidemment, ces multinationales ne contribuent en rien à atténuer les crises environnementales globales, qui se font déjà sentir dans les villes sous la forme de vagues de chaleur, ou de pollution de l’air et de l’eau. De fait, les grands projets immobiliers, le tourisme ou l’économie numérique s’accompagnent tous d’une consommation accrue de ressources et d’émissions massives de gaz à effet de serre. La capture de nombreux gouvernements nationaux et institutions supra-nationales par le secteur privé (par le biais de « portes tournantes » et de pantouflages, de structures de lobbying, de think-tanks, et souvent à travers le financement direct de partis politiques) a fait obstacle à toute mesure décisive pour s’attaquer à la crise climatique. Les villes n’ont souvent pas d’autre choix que de prendre elles-mêmes l’initiative. De fait, les véritables solutions aux problèmes environnementaux et climatiques sont souvent, par nature, locales.

Conduire la transition vers des systèmes énergétiques décentralisés et démocratisés basés sur les renouvelables, interdire les voitures polluantes, développer un approvisionnement alimentaire local et bio, viser le zéro déchet, réguler le niveau des loyers et les plateformes numériques... Telles sont quelques-unes des politiques menées par de nombreuses municipalités européennes, de leur propre initiative ou sous pression des citoyens, menaçant directement les intérêts établis des multinationales. Ces dernières n’hésitent pas à s’y opposer par tous les moyens, y compris en faisant intervenir le niveau national ou européen, ou en se tournant vers les tribunaux.

Remunicipalisation et relocalisation

Un fil conducteur traverse cette publication : le besoin d’une « relocalisation » de nos économies. La tendance dominante a longtemps été à la délocalisation (ou externalisation) sous diverses formes : celle de la privatisation de biens ou de services publics, celle d’une focalisation sur les investisseurs étrangers ou l’implantation espérée d’usines ou de centres commerciaux, ou encore celle de marchés publics visant le plus bas prix, quels qu’en soient les impacts sociaux et environnementaux. Il en a résulté une extraction croissante des richesses et des revenus locaux par des multinationales lointaines, au profit de leurs actionnaires, et une dépendance accrue envers les capitaux venus d’ailleurs. Dans un contexte d’austérité et de crise climatique, ce modèle apparaît de moins en moins viable.

C’est pourquoi des villes pionnières ont choisi de réorienter leurs achats publics pour favoriser les entreprises locales offrant de meilleures conditions sociales et environnementales, comme Preston au Royaume-Uni et beaucoup d’autres. D’autres ont choisi de « remunicipaliser » leurs services publics pour poursuivre leurs objectifs sociaux et environnementaux sans le carcan de la recherche de profits, comme Paris et d’innombrables villes en Europe et dans le monde. Souvent, les politiques menées par les villes pour améliorer leur environnement et réduire leur impact écologique vont précisément de pair avec une relocalisation de l’économie, comme lorsqu’elles choisissent de développer un secteur local de tri et de réutilisation des déchets (plutôt que de faire construire un incinérateur), qu’elles nouent des partenariats avec le secteur agricole pour à la fois protéger l’eau et assurer une alimentation de qualité (plutôt que de dépendre de chaînes d’approvisionnement mondialisées et d’unités de traitement coûteuses), ou qu’elles créent des fournisseurs et des producteurs d’énergie municipaux et/ou coopératifs.

Les limites du pouvoir municipal

Partout en Europe, des élus et des habitants s’engagent et agissent pour plus de justice sociale, pour assurer les besoins de tous, et relever le défi de la crise climatique. Impossible cependant de se voiler la face : leur pouvoir reste très limité. Cette publication est aussi une occasion de tirer les leçons, à cet égard, de l’expérience des « villes rebelles » espagnoles. Celles et ceux qui sont arrivés au pouvoir à Barcelone, à Madrid et dans de nombreuses autres villes en 2015 se sont retrouvés face à la fois à des attentes et des demandes sociales accrues, mais aussi face à des acteurs économiques extrêmement puissants, jouissant du soutien des décideurs politiques nationaux et européens.

La leçon vaut de manière plus générale. Conquérir le pouvoir au niveau local ne signifie pas grand-chose si toute la législation nationale et internationale limite vos marges de manœuvre et favorise les multinationales. Les règles européennes sur les marchés publics, par exemple, restent malgré les révisions récentes un obstacle majeur à toute tentative de stimuler le développement économique local. Airbnb se tourne avec succès vers les tribunaux européens pour empêcher les villes de réguler ses activités. Les milieux d’affaires, bien conscients du danger de politiques progressistes au niveau municipal, n’ont pas tardé à riposter. La Commission européenne pourrait bien relancer la révision de la directive services en vue de mettre les politiques municipales sous contrôle [2].

Heureusement, les villes et leurs citoyens ne sont pas condamnés à rester isolés. Ils unissent de plus en plus leurs forces à travers des réseaux et des initiatives communes, et portent la lutte au niveau national et européen pour changer la législation et accroître leurs marges de manœuvre démocratiques. Ils doivent également nouer des alliances avec d’autres forces qui contestent le pouvoir des multinationales sous diverses formes, comme les mouvements sociaux, les promoteurs des communs ou le secteur de l’économie sociale et solidaire. Les villes sont par nature un espace de rassemblement autour d’expériences, d’intérêts et d’aspirations partagés. Cela doit être encore davantage davantage le cas aujourd’hui si nous voulons briser le carcan d’un système économique et social de plus en plus destructeur.

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Photo : NightFlightToVenus CC BY-NC-ND via flickr

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Boîte Noire

Cet article est extrait de Villes contre multinationales, publié par l’Observatoire des multinationales et ses partenaires du réseau européen ENCO, un recueil d’articles inédits écrits par des militants, des journalistes, des élus et des chercheurs de divers pays européens, offrant un panorama d’une confrontation qui se joue dans de nombreux secteurs, de la privatisation de l’eau à Uber et Airbnb.

« Villes contre multinationales » est publié dans le cadre de la collection Passerelle de ritimo. Plus d’informations ici, notamment pour obtenir une version imprimée.

Notes

[1Nous sommes conscients que le terme même de « villes » n’a rien d’évident, d’un point de vue scientifique comme d’un point de vue politique. Lorsque nous parlons de « villes », ce n’est pas par référence à leur configuration géographique ou leur qualification administrative, mais au titre d’espaces politiques de lutte et de construction de majorités sociales, lesquels, dans le contexte actuel, ont donné naissance à de nouvelles pratiques et de nouvelles initiatives s’attaquant au pouvoir excessif des multinationales. Nous sommes également conscients que les villes dépendent de l’extraction des ressources du monde rural ; impossible de les « romantiser » comme espace de transformation politique sans tenir compte de cette réalité.

[2Voir ici.

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