07.07.2015 • UE

Du marché unique au TTIP, où va le projet européen ? Entretien avec Pierre Defraigne

Avec la marche forcée vers un accord de libre-échange transatlantique, l’Union européenne est-elle en train de perdre définitivement son âme ? Ancien haut fonctionnaire européen, ancien directeur de cabinet d’Étienne Davignon puis de Pascal Lamy, Pierre Defraigne a été amené à prendre vigoureusement position contre le projet d’accord de libre échange entre Union européenne et États-Unis (TTIP), ainsi qu’à dénoncer le poids du lobbying des grandes entreprises à Bruxelles. Une interrogation salutaire qui démontre aussi que les orientations actuelles ne font pas forcément l’unanimité dans les milieux européens, et que d’autres voies sont possibles. Nous publions ci-dessous de larges extraits d’un entretien réalisé, au début de l’année, par l’ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory [1].

Publié le 7 juillet 2015

Lors d’une précédente rencontre, vous aviez souligné que la Commission européenne en est arrivée à considérer que sa véritable « constituency » [terme anglais désignant le « corps électoral », les « administrés », la source de légitimité d’un pouvoir…] étaient les milieux d’affaires. C’est une accusation assez grave. Pourriez-vous développer ce point ?

Pierre Defraigne [2] : Ce n’est pas une accusation. Je fais une analyse qui est presque fonctionnelle. Un pouvoir cherche une légitimité. La légitimité vient d’abord de sa mission, inscrite dans le droit ; elle vient ensuite de son analyse et des propositions qu’elle fait à partir de son analyse ; et puis elle vient enfin d’une « constituency ». Qu’est-ce que les institutions européennes ont trouvé comme « constituency » pour faire avancer l’intégration économique, puisque c’est de cela dont nous parlons ? Forcément, elles ont trouvé ceux qui en sont les premiers bénéficiaires, c’est-à-dire les grandes entreprises qui jouent sur les économies d’échelle. Les autres suivent. Les gouvernements ne poussent pas à l’intégration ; ils y résistent, en essayant de ne concéder de la souveraineté qu’au compte-gouttes. Ils sont donc mal placés pour jouer les contre-pouvoirs à l’influence des grands milieux d’affaires sur l’intégration économique de l’Europe.

Il y a donc de facto une collusion systémique entre la Commission et les milieux d’affaires, avec pour justification avancée l’intérêt du consommateur, qui est la manière dont le citoyen européen est présent comme enjeu dans le circuit de décision européen. Il est objet mais pas encore sujet de son Histoire.

Vous avez été le chef de cabinet d’Étienne Davignon. Or celui-ci a joué un rôle majeur dans ce que vous venez de décrire, notamment par la création d’un lobby important, la Table Ronde européenne des industriels, dont il faut souligner l’influence importante et l’alliance de fait avec la Commission Delors pour justement relancer le projet politique européen, alors bloqué, par l’économie.

Ce projet Delors de marché unique avait le caractère d’un pari. L’idée était que les choses allaient s’enclencher, qu’on allait créer une spirale vertueuse vers l’intégration politique en commençant par une intégration par le haut à partir du monde des affaires et qu’immédiatement, on aurait sa contrepartie, qui était, dans le plan Delors, le dialogue social, et donc un contre-pouvoir syndical. À partir de ce dialogue, on imaginait un partage équitable des gains de productivité entre capital et travail. Ceci aurait amené à une politisation de tout le débat européen, qui se serait déplacé de l’économie vers le social, puis du social vers le politique.

Je crois que, ce faisant, nous n’avions vu venir ni l’élargissement à l’Est, ni la globalisation. On a essayé de faire un marché unique alors même que la révolution technologique et la libéralisation commerciale et financière allaient changer la donne. La globalisation a créé une pression sur les facteurs immobiles ou « territorialisés » que sont le travail non qualifié et les services publics. L’hétérogénéité de l’Europe élargie a accru la pression de la globalisation à l’intérieur. De sorte que l’équilibre recherché entre économique et social n’a pas été réalisé.

L’idée du marché intérieur comme plateforme de relance de l’Europe a en effet été soutenue par la Table Ronde Européenne des industriels. Mais, je dois vous dire que pour ma part, je voyais plutôt cette dernière comme le chœur antique. Ils répétaient ce que nous disions et ils trouvaient cela très bien, en partie parce qu’ils n’avaient pas d’autre idée : les grands patrons peuvent exceller dans la stratégie de leur entreprise, mais ils ont rarement une vision politique de même profondeur.

Mais ils répercutaient ces idées auprès des capitales nationales…

Tout à fait. Cela a été un levier d’influence majeur vis-à-vis des capitales qui du coup se retrouvaient un peu « provincialisées » si elles n’entraient pas dans le grand dessein de la Commission. L’Europe de Delors a donc pris la direction du marché intérieur. À mon avis, on a alors fait trop de cas d’une formidable campagne lancée contre Bruxelles pour qu’on ne fasse pas du marché intérieur une « forteresse Europe ». Cette pression essentiellement anglo-saxonne nous a forcés au désarmement de la préférence communautaire. En partie parce que dans la constituency industrielle plus large, au-delà de la Table Ronde, il y avait une grande partie d’intérêts non européens. C’est une constituency hybride, mixte, qui n’a jamais cessé de l’être et que l’on retrouve aujourd’hui dans Business Europe. Personnellement, je crois que la Table Ronde industrielle européenne n’a pas gardé le statut qui était le sien. Elle avait, du temps de Davignon et de Delors, un statut de « visiteur du soir ». Elle est devenue une machine, maintenant dépassée par la pieuvre des lobbies mixtes américains et européens. Bien sûr, elle est dedans, mais elle n’est plus l’acteur dominant. Hélas. Je dis hélas car ce qui manque le plus à l’Europe pour le moment, ce sont les citoyens, bien sûr, mais c’est aussi une vraie constituency industrielle et financière authentiquement européenne. C’est notre tragédie, et le TTIP est le produit de cette mixité d’intérêts économiques qui pèse sur l’Europe.

Comment d’après vous la culture interne des institutions a-t-elle évolué au cœur des deux dernières décennies ? Les institutions, et la Commission en particulier, contiennent-t-elle encore une vraie diversité d’opinions et d’expertises ?

La réponse à la seconde question est non. C’est la vraie difficulté de la Commission européenne : l’expertise est éminente, mais il y a un défaut de pluralisme dans l’analyse économique et dans le débat politique interne au Collège. Les services de la Commission au départ étaient peuplés de juristes et d’économistes dont certains avaient la culture de l’intervention d’État efficace, notamment les Français avec le Commissariat du Plan qui a été important dans le dessein de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Ceux-ci se heurtaient parfois à l’ordo-libéralisme allemand. Mais il y a eu convergence et ce qui dominait en définitive, c’était le droit. La Communauté économique européenne a d’abord été l’Europe du droit, celle des juristes. Ce sont eux qui ont fait que nous ne sommes jamais revenus en arrière. Puis le rôle des juristes a été réduit. La montée en puissance des économistes, eux-mêmes de plus en plus néolibéraux de par leur recrutement, a modifié le cours de l’intégration. Cette dominante de l’économisme est exprimée par le rôle de la DG EcFin (Direction Générale aux Affaires économiques et financières) qui suit l’avènement de la zone euro. Elle est devenue le Saint-Office de la Commission. Mais elle tire son autorité, non de sa pensée propre, mais de sa proximité avec les thèses dominantes dans le Comité économique et monétaire, avec les directeurs du Trésor et notamment ceux des pays qui comptent, c’est-à-dire essentiellement l’Allemagne.

En face de cette évolution interne, ce qui a fait défaut, finalement, c’est un contrepoids politique au niveau de la Présidence de la Commission. Là, je pense qu’il y a eu avec Barroso une carence de vision qui est sans précédent. La Commission a cru qu’elle tirerait son autorité de... disons, même si c’est excessif, sa rigueur dans l’obéissance aux directives des États. Je pense qu’elle a perdu sa capacité de définir un bien commun européen et ainsi d’en faire l’alternative ou le contrepoids d’un compromis entre les États. On est ici au cœur de la problématique européenne.

Vous avez écrit un article intitulé « Europe ou TTIP, il faut choisir ». Êtes-vous toujours de cette opinion ?

Plus que jamais. Je pense qu’on ne peut pas poursuivre deux lièvres à la fois. Le lièvre « Europe » est trop difficile à traquer pour qu’avec le même fusil, on puisse tirer le lièvre atlantique. Il faut finir le marché unique et on est dans la partie difficile, stratégique, du marché unique : l’énergie, la finance, les télécommunications, le numérique, les industries de défense, les services financiers, etc. Il faut revoir la politique agricole commune, qui est à la fois une avancée et en même temps une impasse. Donc il y a un travail énorme d’intégration à faire ! Nous devons avoir une politique de l’énergie unifiée, ce qui implique automatiquement une politique étrangère. Or, pour avoir une politique étrangère, il faut une défense européenne. Bref, pour avoir une capacité je dirais à la fois de développement propre de l’Europe et de projection dans le monde, il faut parfaire l’unité de l’Europe, c’est à dire l’unité politique. Quand on met tant de choses ensemble, on ne s’en sort plus sans un gouvernement politique de l’Europe. Aller se mettre une négociation avec les Américains sur le dos au même moment, ce n’est pas jouable.

Les Américains sont unis. Ils sont nos protecteurs. Ils ont une seule monnaie, nous en avons huit. Ils ont une politique de l’énergie, nous en avons plusieurs. Ils dominent toutes les technologies les plus avancées. La négociation est donc une négociation foncièrement asymétrique. L’idée de faire un bloc entre l’Europe et les États-Unis par rapport au reste du monde apparaît comme une alliance du passé visant à empêcher l’avènement d’un ordre international nouveau plus équilibré et, à la fois, je l’espère, plus multipolaire et multilatéral. Je crois qu’on ne va pas dans cette direction quand on fait une alliance avec les États-Unis. On joue avec le feu. Pour l’Europe et pour l’équilibre géopolitique du monde, c’est une double erreur de s’être engagée dans cette voie.

Pourquoi, selon vous, s’est-on engagé « dans cette voie » ? Qui défend le TTIP et pour quel intérêt ?

Il y a plusieurs facteurs. Il y a toujours eu ce tropisme atlantique très fort chez certains États, à commencer par le Royaume-Uni et dans certains milieux de la Commission qui pensent que c’est la vocation normale de l’Europe que d’être un sous-ensemble de l’ensemble Atlantique. Ils ne voient pas l’incompatibilité foncière entre un modèle européen et un « marché intérieur transatlantique », pour reprendre le mot de Karel De Gucht.

Il y a l’idée des Allemands selon laquelle, faute de demande en Europe, il faut développer des exportations ailleurs, et ils ont repéré quelques créneaux pour eux aux États-Unis. Comme ils sont la nation qui compte, puisque l’Allemagne est la nation créancière, ils sont en mesure de faire passer le message que leurs intérêts d’exportations, compte tenu de leur spécialisation internationale très particulière, doivent être pris en considération par les États débiteurs. Cela a beaucoup joué.

Il y a aussi l’effet domino de la série de zones de libre échange négociées depuis quelques années par les États-Unis et par l’Europe. Ils se sont dit : « Tiens, finalement, pourquoi ne pas faire cela entre nous ? » Ce sont des réactions de négociateurs. C’est une logique étrange. Les négociateurs désertent le terrain stratégique pour céder à une culture finalement assez corporatiste.

Vous nous aviez parlé des normes de l’Union Européenne comme de politiques publiques qui ne devraient pas rentrer dans le champ des négociations commerciales. Quel est donc votre jugement sur le volet de la coopération réglementaire au sein du TTIP ?

C’est une question absolument fondamentale. Les normes et les standards, et, d’une manière générale, la régulation en matière de services, ne sont pas d’abord des outils de politique commerciale. Cela renvoie à un projet de société, mais aussi à des rapports de force entre États Membres et forcément, derrière, des intérêts industriels particuliers, je n’en disconviens pas. Mais il s’agit bien d’abord d’une législation à l’usage des Européens : travailleurs, consommateurs, épargnants, etc.

Ramener ces législations à un obstacle aux échanges est terriblement réducteur. Certes, cela a un impact sur les échanges. Mais il faudrait alors agir avec une extrême finesse pour déterminer ce qui, dans une norme, un standard, une réglementation, relève du projet collectif de l’État ou contient des éléments de protection d’une industrie particulière dans un État. Ce travail est un travail extraordinairement ingrat. Personnellement, je n’ai rien contre l’idée qu’on ait des accords techniques avec les Américains, et avec d’autres, sur des rapprochements de normes, comme le cas classique que l’on invoque tout le temps avec raison, des tests de crashs automobiles. Pourquoi pas. Et qu’on ait une procédure de reconnaissance mutuelle, pourquoi pas ? Personnellement, j’ai tout de même une certaine réserve sur la reconnaissance mutuelle ; c’est qu’on fait cela entre pays qui se ressemblent, mais cela a un effet très discriminant par rapport aux pays moins développés qui ne peuvent pas offrir les mêmes garanties. C’est une nouvelle barrière Nord-Sud.

Qui, d’après vous, va bénéficier le plus du TTIP, s’il devait être signé ?

Je n’en sais rien, tant que je n’ai pas vu 28 études sur les économies nationales. Parce que ne nous trompons pas : l’Europe, ça existe. Mais quand il s’agit de commerce extérieur, ça existe pour définir le régime commercial des importations. En matière d’exportations et d’attraction de l’investissement étranger, les 28 États Membres sont en concurrence ! Donc il faut, qu’on le veuille ou non, faire l’inventaire des coûts et bénéfices du TTIP au niveau des 28 États. Si nous avions un budget communautaire qui répartit, qui redistribue les gains obtenus par un pays pour compenser les pertes subies par un autre, comme c’est le cas des États fédérés aux USA, on pourrait ne considérer que l’ensemble. Mais ici non ! À ce moment-là, si on disposait d’une approche analytique, qui est très difficile à faire d’ailleurs, on verrait tout de suite qu’il y a des pays qui vont bénéficier et d’autres qui vont perdre. Car il y aura une divergence accrue. Je trouve qu’obtenir une croissance très faible (on parle de 0,5 points de croissance supplémentaire après 12 ans si on mène toute la négociation à bien), au risque d’accroitre les divergences déjà préoccupantes au sein de l’Eurozone, est un jeu très dangereux pour la cohésion de l’Union Européenne.

La Commission a fait des efforts de transparence et de dialogue par rapport aux négociations. Est-ce que vous pensez qu’ils sont à la hauteur des enjeux ?

Franchement, je ne crois pas que dans le cadre d’une négociation commerciale, on puisse facilement résoudre le problème de la transparence. Une négociation commerciale est par construction secrète. On ne montre pas aux négociateurs d’en face sa ligne rouge. On ne fait pas ca. Sinon, on n’a pas besoin de négociations, on va d’emblée à la solution sur une ligne minimaliste. Il faut un secret, c’est dans la nature de la négociation.

Mais cela signifie aussi que l’on ne peut pas régler cette question de la convergence réglementaire par une négociation commerciale. Il faut créer un cadre institutionnel. Mais cela a-t-il du sens de construire un cadre institutionnel avec les États-Unis ? Allons-nous mettre le Congrès des États-Unis et le Parlement Européen côte à côte pour arriver à avoir des débats ? Le vice fondamental de TTIP, c’est qu’on veut faire avec un outil, la politique commerciale, très étroit et très spécifique, un projet de marché intérieur qui va bien au-delà des frontières des échanges commerciaux.

Quelle est votre opinion sur le CETA, le projet d’accord de commerce entre Union européenne et Canada que beaucoup considèrent comme un précurseur du TTIP ?

Je ne vois aucune différence de nature entre le CETA et le TTIP. Ce sont forcément les mêmes schémas. Je pense par exemple que sur un point très précis qui est la clause d’arbitrage, elle n’a pas sa place dans le CETA, pas plus que dans le TTIP. Cela me paraît évident. Le Canada est un pays civilisé, l’Europe aussi. On ne doit pas court-circuiter nos systèmes juridictionnels par des arbitrages privés. Mais pour le reste, je crois que les inconvénients que l’on retrouve dans le TTIP sont moindres dans le CETA parce que simplement, le Canada est un petit partenaire qui s’ajuste à nous, plus que nous nous ajustons à lui. Quand nous passons aux négociations avec l’Amérique, nous jouons avec plus fort que nous. Ce qui me laisse pantois, c’est l’argument tartarinesque selon lequel il ne faut pas aller à la négociation avec l’Amérique dans un esprit défaitiste. Je pense que là nous touchons au comble de l’absurde ! D’ailleurs, je trouve assez culotté de maintenant venir avec le discours que les PME seront les grands bénéficiaires du TTIP ou du CETA. C’est évident qu’il y aura des PME qui vont gagner. On les connaît déjà et ce sont celles-là qu’on va pousser en avant. Mais on ne verra pas et on ne voudra pas voir la masse des PME qui vont souffrir.

Beaucoup se fait au nom des PME au niveau européen, y compris par Business Europe...

Je voudrais sur cette distinction entre multinationales et PME souligner quelque chose d’important, à mon avis d’essentiel. On revient à la discussion sur le poids de la pensée néoclassique/néolibérale au sein de la Commission européenne, et notamment sur le refus de principe de centrer la politique économique sur une croissance redistributive. Du coup on fait le choix de privilégier de facto une croissance inégalitaire. Si ces économistes néolibéraux de la DG EcFin avaient un peu de culture, c’est à dire avaient étudié sérieusement l’histoire économique et l’histoire de la pensée économique, peut-être auraient-ils rencontré dans leurs lectures la distinction que font Braudel et d’autres entre le capitalisme et l’économie de marché. Cette distinction à mon avis est fondatrice de toutes les politiques qu’on doit suivre au niveau européen. Il ne s’agit pas, dans mon esprit en tout cas, de les opposer l’un à l’autre en disant que l’économie de marché est bien et le capitalisme est mal. Mais ce sont des systèmes différents même s’ils sont profondément imbriqués les uns dans les autres. Mais il y en a un qui domine : c’est le capitalisme. Donc, si vous n’avez pas une vision très claire de la manière dont vous allez réguler le capitalisme, vous ferez toujours des PME quelque part les dindons de la farce. Ne pas même percevoir ce problème, y compris à travers des grilles de lecture très technocratiques comme la concurrence parfaite, la concurrence imparfaite, et s’imaginer que cela pourrait évacuer la tension foncière entre multinationales et PME, ce n’est pas convaincant ! L’Europe fait ce qu’elle peut en matière de concurrence. Elle peut aligner un tableau de chasse, mais elle est assez défensive dans l’ensemble. Cette politique n’a pas les effets forts qu’on attendait.

Personnellement, je crois que ce dont l’Europe a besoin, c’est d’une politique industrielle à laquelle la politique commerciale, la politique de concurrence, la politique d’innovation et de recherche, seraient asservies. Si nous voulons réindustrialiser l’Europe, et lui donner sa place dans la nouvelle division internationale du travail, il faut utiliser des outils beaucoup plus puissants. Il faut des politiques actives, pas seulement faire de l’intégration passive notamment dans l’énergie et le numérique. Il faudrait davantage assujettir la finance à l’économie réelle. Cela demanderait évidemment une Europe politique, un pouvoir politique.

Cela veut-il dire que vous soyiez en faveur du rétablissement de la préférence communautaire ?

Non, mais je regrette qu’on ait cédé trop facilement à la polémique « forteresse Europe ». Je pense que nous avons été un peu complaisants avec les pays tiers sur ce point. Je crois que nous avons commis une erreur encore plus grave avec l’article 63 du traité sur la libéralisation obligatoire des flux de capitaux avec les pays tiers. Je pense que nous n’aurions pas du inscrire cela dans le traité. C’est bien d’avoir la libéralisation irréversible des flux de capitaux à l’intérieur, mais c’est grave d’en faire un élément constitutionnel des relations avec le reste du monde. Quand je pense à la préférence communautaire, je pense à une politique industrielle active. Je pense que nous avons besoin de groupes industriels européens, ce qui implique aussi des groupes financiers européens, parce que l’Europe, reste, beaucoup plus que l’on ne le pense, un puzzle et un kaléidoscope industriel. Il n’y a quasiment pas de vrais groupes européens. Et même au niveau de la banque, on voit la fragmentation du système bancaire. Donc quand je pense à une préférence communautaire, je pense à une politique industrielle et financière active.

Tout ceci supposerait que le politique soit en mesure de reprendre la main, or depuis le début de cet entretien nous faisons plutôt le constat du contraire. Une fois posé le constat de la domination des intérêts économiques sur les mécanismes de décision des institutions, on remarque que les projets futurs de l’Union Européenne, comme le CETA et le TTIP, n’ont pas du tout pour objet de rétablir la prééminence du politique mais bien au contraire de le contraindre toujours plus avant.

Absolument.

Hélas, les causes premières de l’hostilité publique contre le projet politique européen, à savoir la capture de l’Union par les milieux économiques, n’ont été ni décrites ni remises en cause lors des dernières élections européennes, ni par la Commission Juncker. Pensez-vous donc que le projet politique européen, quelles qu’en soient les manifestations, puisse survivre encore longtemps à ces forces centrifuges et si oui, à quelles conditions ?

Je vais faire la distinction entre une approche philosophique et une approche, disons, anthropologique de votre question.

Au plan philosophique, c’est tout à fait clair que nous sommes confrontés depuis longtemps à ce que certains ont appelé le problème du désencastrement du capitalisme par rapport à la société. C’est la « grande transformation » analysée par Polanyi. Cela ne fait que se renforcer avec la globalisation. Donc on peut s’inquiéter et se dire que la capacité du politique de reprendre la main se détériore. Il y a là une perte de pouvoir et un donc danger réel pour la démocratie. Sur le plan des principes, je suis de cette école qui pense que le sens profond de la construction européenne, c’est de rétablir un équilibre avec entre marché et politique, entre capitalisme et démocratie par la régulation. Bref, il faut reprendre la main et recréer la possibilité de régulation à l’intérieur et de négocier une régulation multilatérale à l’extérieur. Pour moi, c’est fondamental. C’est ma perspective de philosophie politique.

Cela étant, quand je regarde le vécu des gens aujourd’hui, d’un point de vue anthropologique, je suis frappé d’une espèce de consensus, un peu inquiétant par certains égards, sur le fait que les gens s’en remettent au capitalisme plutôt qu’au politique. C’est quelque chose d’étrange à observer. Il y a 20 ans que j’écris sur la globalisation et je suis arrivé à la conclusion que la convergence Nord-Sud à laquelle nous assistons est davantage le produit du capitalisme que celui des choix politiques. Finalement, on aurait sans doute préférer que la convergence soit née des politiques de développement, des politiques de préférence commerciale, de la coopération entre les États. Mais qu’est-ce que nous constatons ? En fait, on a sous-traité le travail de convergence Nord-Sud aux firmes globales qui, à travers la chaine de valeur ajoutée, sont occupées à intégrer le monde via l’économie mondiale. Elles le font dans leur propre intérêt d’abord et pas du tout dans l’intérêt des gens. Mais il se trouve que la globalisation par le marché a fait entrer la Chine et d’autres dans le circuit. Donc, je me dis, voilà quelque chose que quelque part, les gens ont intégré : ils voient que la mondialisation, c’est dangereux, mais qu’il y a un bon côté, et que ça marche. On ne peut pas ignorer cette intuition de l’opinion qui est assez partagée. Ce qui est terrifiant, c’est de ne pas voir – ou de ne pas vouloir voir – qu’à l’intérieur de nos sociétés, cette mondialisation, avec en outre le progrès technologique, et avec la déstabilisation de nos institutions sociales – aussi bien la famille que la sécurité sociale – aboutit à aggraver les inégalités. Je crois que ce refus de voir la question des inégalités internes, qui sont déjà bien reparties et qui menacent la classe moyenne de déclassement, est très grave.

Je pense que l’on doit construire une citoyenneté européenne sur une certaine préférence pour l’égalité, car je crois que la préférence pour l’égalité est inhérente à la démocratie. On ne fait pas une démocratie avec des écarts de richesse excessifs. Il faut que les gens aient un sentiment d’appartenance à une même famille. Si on a clivé la société, on a une cassure qui interdit l’exercice effectif de la démocratie. (…) Je ne suis pas un égalitariste, loin de là. Je pense qu’une préférence pour l’égalité n’exclut pas qu’on ait un souci d’encourager des élites. Une société a besoin d’élites. Une démocratie a besoin d’élites. La question est de savoir sur quoi vous fondez les élites. Est-ce que c’est sur la rente ? Ou est-ce que c’est sur l’effort ? L’entreprise ? Le savoir ? Le rayonnement moral ? Il y a une révolution culturelle dont l’Europe a besoin. Il faut faire coïncider cette aspiration qui est encore très confuse, très embryonnaire à la citoyenneté avec une aspiration à la justice, qui est la condition de la liberté pour les plus vulnérables et les plus faibles.

En 2001, un groupe de rap français (Lunatic) sortait un album important, « Mauvais Œil ». Les paroles de l’une des chansons disaient « Ils ont leur paradis fiscaux, nous, à défaut, on impose nos lieux de non-droit ». À votre avis, quelle direction doit prendre la citoyenneté européenne ?

C’est une excellente formule et je suis content que vous parliez des paradis fiscaux, qui sont des zones de non-droit, en effet, mais protégées par des lois. Il y a un détournement de la puissance publique dans une série de pays. C’est en cela qu’une régulation européenne seule peut rétablir l’équilibre. Les petits pays qui jouent les passagers clandestins dans la fiscalité font de nous les otages des grandes entreprises et des grandes fortunes. L’harmonisation de l’impôt sur les grandes entreprises et sur les gros patrimoines est la première étape du recentrage du modèle européen sur la justice et la solidarité.

Propos recueillis en janvier 2015 par le Corporate Europe Observatory.

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Photo : Jim Killock CC

Notes

[1La version intégrale de cet entretien est lisible ici.

[2Pierre Defraigne est ancien directeur de cabinet d’Étienne Davignon puis de Pascal Lamy, deux commissaires importants l’un dans les années 80 et l’autre dans les années 2000, et ex-directeur aux relations Nord-Sud puis Directeur général adjoint de la Direction Générale au Commerce de la Commission Européenne, professeur d’économie hier à l’Université de Louvain et aujourd’hui au Collège d’Europe, et à Sciences-po Paris, il dirige actuellement la fondation Madariaga, un think-tank très étroitement lié au Collège d’Europe de Bruges.

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