25.10.2018 • Libre-échange

Encore moins transparent que le Tafta : le futur accord de commerce post-Brexit entre l’Europe et la Grande-Bretagne

Le processus de séparation du Royaume-Uni et de l’Union européenne avance lentement et dans la douleur. Tandis que les obstacles persistant à la signature d’un accord définitif monopolisent toute l’attention, les discussions ont déjà commencé, loin des regards du public, sur l’étape suivante : la conclusion d’un accord de commerce post-Brexit, qui entrera en vigueur suite à une période de transition. Les acteurs privés cherchent déjà à en influencer les contours et à pousser leurs intérêts, dans un processus qui s’avère encore plus opaque que ne l’étaient les négociations du Tafta.

Publié le 25 octobre 2018 , par Kenneth Haar, Tamasin Cave

Depuis que les Britanniques ont choisi par référendum de quitter l’Union européenne, les lobbyistes du secteur privé cherchent à faire en sorte que le futur accord régissant les relations commerciales entre l’UE et le Royaume-Uni leur assure un maximum de bénéfices, et entraîne le minimum de perturbations pour leurs affaires. Les plus actifs sont, sans surprise, ceux du secteur financier, qui ne ménagent pas leur peine pour obtenir un accord post-Brexit le plus avantageux possible pour la finance, non seulement dans la City de Londres, mais dans toute l’Europe.

Certaines de leurs propositions entraîneraient un affaiblissement des régulations et l’introduction de nouveaux privilèges pour les multinationales, comme la mise en place de « tribunaux spéciaux » permettant aux banques de poursuivre des gouvernements qui adopteraient des règles jugées inéquitables par le secteur financier, comme l’instauration d’une taxe sur les transactions financières. Dix ans après la crise financière, dont l’une des causes principales était précisément l’absence de régulations solides, l’affaiblissement des règles et des garde-fous mis en place après 2008 apparaît pourtant directement contradictoire avec l’intérêt public. Il est donc impératif que les négociations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni soient transparentes, afin que le public puisse savoir qui cherche à influencer leur contenu et ce qu’ils proposent.

Notre enquête montre cependant que c’est exactement le contraire qui est en train de se passer. Les lobbyistes du secteur financier ont eu des contacts abondants avec les négociateurs et les décideurs, mais aussi bien les Britanniques que les Européens maintiennent l’omerta sur la teneur des discussions. Une opacité qui se situe dans la droite ligne de ce qui s’est passé autour de négociations commerciales précédentes, comme celles du Tafta, le très controversé projet d’accord transatlantique de libre-échange entre UE et États-Unis. À tout prendre, la négociation d’un futur accord post-Brexit est encore moins transparente que ne l’a été celle du Tafta.

Accès privilégié aux négociateurs

Dirigeants et hauts fonctionnaires bruxellois et britanniques ont multiplié les contacts avec les lobbyistes du secteur des services financiers depuis le référendum de juin 2016. Du côté du Royaume-Uni, par exemple, 20% des rendez-vous officiels des ministres en charge du Brexit avec des lobbyistes concernent le secteur financier : 56 réunions au total entre octobre 2016 et juin 2017. Soit davantage de rendez-vous pour le seul secteur financier qu’avec tous les acteurs de la société civile confondus sur tous les autres dossiers.

La structure de lobbying TheCityUK, qui a coordonné l’élaboration de certaines des propositions mises en avant par le secteur financier londonien, a obtenu en 18 mois plus d’une vingtaine de rendez-vous avec les ministres et les hauts fonctionnaires du Trésor britannique et du DexEU (Department for Exiting the EU, le ministère créé pour gérer le Brexit). À quoi s’ajoutent plus d’une douzaine de réunions, de dîners et de réceptions organisées par la City of London Corporation, l’autorité officielle de la « City », auxquelles ont participé les ministres concernés.

Les firmes du secteur financier ont également bénéficié individuellement d’un accès privilégié auprès du gouvernement. La banque d’investissement américaine Goldman Sachs, par exemple, a eu plus d’une douzaine de rendez-vous en tête-à-tête avec des ministres et des fonctionnaires, dont deux dîners privés avec le Chancelier britannique Phillip Hammond.

Le tableau est similaire du côté de l’Union européenne. Entre début 2017 et mars 2018, la taskforce en charge des négociations, dirigée par Michel Barnier, a eu presque 70 rencontres avec des institutions financières ou leurs associations professionnelles. On en dénombre ainsi 3 avec Deutsche Bank, 2 avec BNP Paribas et ainsi de suite pour les poids lourds de la finance sur le continent, mais aussi avec des grands noms de la City de Londres comme Barclays et Lloyds, ainsi qu’avec de nombreuses banques américaines dont Citigroup, JP Morgan Chase, Morgan Stanley et Goldman Sachs. Sans parler des très influentes structures de lobbying du secteur, comme TheCityUK et l’Association pour les marchés financiers en Europe (AFME).

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Le précédent du Tafta

Des deux côtés de la table des négociations, on s’était publiquement engagé à ce que les discussions sur les contours d’un futur accord de libre-échange post-Brexit soient transparentes, afin que toutes les parties intéressées, et pas seulement les grandes entreprises, soient impliquées et qu’elles puissent donner leur opinion avant que les décisions ne soient prises. Comme le ministre britannique du Commerce Liam Fox l’avait avoué l’année dernière, les négociateurs ne voulaient pas se retrouver dans la même situation qu’avec l’accord Tafta entre l’UE et les États-Unis, où « un travail énorme avait été accompli, avant qu’on se rende compte que le public ne l’accepterait pas ». Les gens, a-t-il ajouté, « s’intéressent davantage aux accords commerciaux » qu’auparavant. Il a promis que le public serait consulté.

La Commission européenne elle aussi avait fait des annonces prometteuses, indiquant au lancement des négociations qu’elles seraient menées « avec un niveau de transparence maximal tout au long du processus ». En réalité, lorsque nous avons voulu mener l’enquête, nous nous sommes heurtés aussi bien à Westminster qu’à Bruxelles à un refus de divulguer même les informations les plus basiques sur le lobbying du secteur financier, en dépit des lois en vigueur sur l’accès à l’information et aux documents administratifs des deux côtés de la Manche.

De fait, selon une enquête récente du média Unearthed, les deux départements ministériels en charge du Brexit sont les moins transparents de tout le gouvernement britannique. Le DexEU n’a répondu intégralement qu’à 17% des demandes officielles d’accès à l’information qui lui ont été adressées en 2017, tandis que le département en charge du commerce international (Department for International Trade, DIT) faisait à peine mieux avec 21%.

Ces chiffres sont le reflet de décisions politiques délibérées qui vont à l’encontre des obligations de transparence auxquelles sont légalement soumises les administrations britannique et européenne et du droit de savoir du public, et qui contredisent les engagements pris dans la foulée du référendum. Ces décisions ont un objectif : nous empêcher de comprendre ce qui se joue en coulisses avec les lobbyistes du secteur financier.

Discussions « off » avec le gouvernement britannique

Fin 2017, Corporate Europe observatory (CEO) a fait une demande officielle d’accès à l’information pour obtenir les compte-rendus de rendez-vous entre des fonctionnaires du DExEU et diverses multinationales [1]. Une démarche de routine dans le cadre de la législation britannique sur l’accès aux documents administratifs : nous voulions en savoir plus sur le détail des discussions autour du Brexit, et nous pensons que le public a le droit d’en savoir plus.

Mais le DexEU a sèchement refusé de publier ces informations, jugeant que notre demande n’était qu’un « coup de sonde » et ne servait aucun objectif réel. Même après avoir réduit le champ de notre demande, le département a persisté dans son refus de rendre public quelque information que ce soit, arguant que cela prendrait trop de temps.

Nous avons alors demandé les notes de seulement six rendez-vous entre le DExEU et des institutions financières. Apparemment, nous a-t-on affirmé, dans 5 de ces 6 cas, aucune note n’avait été prise. Et pour le sixième, avec TheCityUK, il n’était pas souhaitable que nous en prenions connaissance, parce que leur publication créerait un « précédent fâcheux ». Pour permettre une élaboration « optimale » des politiques publiques, les discussions avec les multinationales doivent rester « confidentielles » selon le DexEU. Divulguer certains détails de ses discussions avec des lobbyistes du secteur financier « avant que des décisions [relatives au Brexit] soient prises » irait à l’encontre des intérêts britanniques. En réalité, les intérêts de la City sont très différents de ceux du public britannique en général, et ces derniers ne peuvent être protégés que si les discussions sont soumises à un réel examen avant que les décisions ne soient prises.

Nos tentatives auprès d’autres administrations britanniques n’ont fait que confirmer la tendance. Le bureau du Représentant permanent du Royaume-Uni auprès de l’Union européenne a purement et simplement refusé de nous communiquer même une simple liste des organisations qu’il avait rencontrées depuis le référendum du Brexit. Le simple fait d’apparaître sur une liste pourrait faire peur aux lobbyistes, nous a-t-on expliqué.

Mutisme européen

Si Michel Barnier – le négociateur en chef côté UE – et son équipe avaient promis une « transparence maximale », ils ne sont en réalité pas plus ouverts que leurs homologues britanniques. Suite à une demande officielle d’accès à l’information, la Taskforce a rendu publique une liste de ses rendez-vous avec le secteur financier pour le premier semestre 2017, mais en refusant elle aussi d’en divulguer les comptes-rendus ni le moindre détail sur la teneur des discussions ou sur ce que ces banques, hedge funds et autres géants financiers attendaient d’un futur accord post-Brexit.

Après des mois et des mois d’échanges avec la Taskforce de l’UE pour obtenir davantage d’informations, celle-ci a fini par communiquer un ensemble de courriers électroniques qui montre la fréquence et l’intensité de ses contacts avec le secteur financier, puisque l’ensemble de ces échanges représente pas moins de 186 pages de documents. Mais ceux-ci ne révèlent absolument rien, puisque les fonctionnaires européens ont « noirci » la quasi totalité de la teneur des messages, en ne laissant que les formules de politesse au début et à la fin. La Taskforce veut bien que le public sache comment les rendez-vous ont été organisés, mais pas ce qui y a été discuté.

La justification de cette opacité ? Outre quelques remarques sur la nécessité de protéger les « secrets commerciaux », l’argument de la Taskforce est qu’une « divulgation publique risquerait de troubler les négociations », et que la Commission avait « besoin de préserver un "espace protégé" pour des échanges préliminaires confidentiels ».

Après le Tafta et le Ceta, un degré supplémentaire dans l’opacité

Ce qui ressort clairement du travail d’investigation que nous menons depuis plusieurs mois, c’est qu’aussi bien du côté de Bruxelles que du côté britannique, on cherche délibérément à maintenir l’omerta sur les échanges entre les négociateurs et le secteur financier. En ce qui concerne l’UE, il s’agit même d’un recul majeur en termes de transparence : jamais auparavant les autorités européennes n’avaient ainsi refusé de révéler ne serait-ce que les propos tenus par les lobbyistes.

Les négociations entre l’Union européenne et les États-Unis n’ont certainement pas brillé par leur transparence. Cependant, les comptes-rendus des réunions ont fini par être rendus publics, sous une forme partiellement éditée. Les parties « noircies » des ces comptes-rendus étaient limitées à ce qui concernait la position des négociateurs eux-mêmes, et ne s’étendaient pas aux arguments défendus par les lobbyistes durant ces rendez-vous. Même en ce qui concerne le secteur financier. Malgré un virulent débat public sur le projet Tafta, une simple demande officielle d’accès pouvait entraîner la publication de douzaines de comptes-rendus de réunions, mais également de documents annexes, comme des notes transmises à l’UE par les associations professionnelles.

Alors que nous n’en sommes qu’aux premiers pas des discussions sur la future relation commerciale entre Union européenne et Royaume-uni, les lobbyistes du secteur financier ont déjà poussé abondamment leurs intérêts et leurs arguments auprès des décideurs des deux côtés de la Manche, influençant les positions officielles. Les lois en vigueur sur la transparence et l’accès aux documents prévoient certes des exceptions aux obligations de divulgation pour les négociations internationales, mais n’autorisent en aucun cas le type de refus total et unilatéral auquel nous nous sommes heurtés.

Imposer la transparence des négociations

L’enjeu est potentiellement énorme. Ces dernières années, le secteur financier a formulé des propositions très controversées, comme celle de créer des « tribunaux privés spéciaux » pour traiter les litiges entre un gouvernement et des investisseurs. Un mécanisme du type de l’arbitrage international investisseur-État pourrait être utilisé à l’avenir pour empêcher certains pays d’adopter des régulations financières d’intérêt public, ou pour leur infliger des amendes considérables. Il est en ainsi de la proposition d’une taxe européenne sur les transactions financières, que la City combat avec acharnement depuis des années. Les propositions défendues par la structure de lobbying UK Finance (dont les membres incluent BNP Paribas, Deutsche Bank, Barclays et Lloyds), si elles étaient adoptées, pourraient permettre de faire juger la taxe sur les transactions financières devant un tribunal spécial.

Si le futur accord entre Royaume-Uni et Union européenne continuait à être négocié dans les conditions actuelles, les deux parties pourraient maintenir secrètes, jusqu’au dernier moment, les propositions les plus controversées, en ne les révélant que lorsque les négociations auront abouti. Le seul choix restant sera alors entre d’un côté l’accord négocié, de l’autre la perspective effrayant d’une absence totale d’accord. Un scénario qui serait totalement antidémocratique. Il faut donc mettre fin à cette opacité avant que les négociateurs n’entrent dans le vif du sujet.

Kenneth Haar (Corporate Europe Observatory) et Tamasin Cave (SpinWatch).

- Cet article est extrait d’une enquête collaborative en cours sur le lobbying autour du Brexit impliquant Corporate Europe Observatory (CEO), SpinWatch, LobbyControl et l’Observatoire des multinationales, dans le cadre du réseau ENCO de veille et d’investigation sur les multinationales en Europe. Un rapport plus complet sera publié dans quelques semaines.

- Parallèlement à la publication de cet article, Corporate Europe Observatory dépose ce jeudi 25 octobre 2018 une plainte officielle auprès de la Médiatrice européenne sur l’absence de transparence de la Commission et de la taskforce, en contradiction avec le droit de l’Union. Des plaintes similaires ont déjà été déposées en Grande-Bretagne.

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Photo : ClemRutter CC via Wikimedia Commons

Notes

[1HSBC, Rolls Royce, PWC, Barclays, CBI, BP, KPMG, Standard Life, GSK, Prudential, BT, Caterpillar and Mitsubishi.

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