01.09.2014 • Santé publique

Pourquoi les lobbies du tabac adorent les traités de libre-échange

Le lobby du tabac est bel et bien vivant. Même si elles semblent avoir largement perdu la bataille d’image en termes de santé publique, les multinationales du secteur, emmenées par Philip Morris, continuent à déployer des efforts considérables tout autour de la planète pour empêcher le durcissement des réglementations, notamment en matière de publicité. Les instances européennes ont été particulièrement ciblées ces dernières années, à l’occasion de la révision de la directive antitabac. La négociation d’un vaste traité de commerce transatlantique pourrait aussi venir changer la donne. Les traités de libre-échange, et en particulier leurs clauses de protection des investisseurs, constituent en effet l’un des armes favorites de l’industrie du tabac et de ses lobbyistes.

Publié le 1er septembre 2014 , par Elsa Fayner

Les emballages d’un vert olivâtre sombre sont couverts de photos et d’avertissements. « Ne laissez pas vos enfants respirer votre fumée », « Fumer rend aveugle ». Tous les paquets de cigarettes australiens se ressemblent depuis 2012. Seul élément distinctif : la marque et le nom du produit, tous inscrits avec les mêmes caractères pour éviter design attractif et effet marketing. Faisant front commun, les cigarettiers – dont British American Tobacco, Japan Tobacco International, Imperial Tobacco (qui possède en France l’ex-SEITA) et Philip Morris – ont dénoncé une atteinte à la propriété intellectuelle et à la liberté de commerce, ainsi que le risque de contrefaçon, les paquets étant plus faciles à copier.

Ils ont porté plainte devant la Haute Cour d’Australie, pour obtenir la suspension de la loi, ainsi que des compensations de plusieurs milliards de dollars [1]. Cette plainte a été rejetée. Leader mondial du secteur avec la marque Marlboro, Philip Morris a alors eu une autre idée. Passant par une filiale basée à Hong Kong, il a attaqué le gouvernement australien au motif cette fois que la législation du pays violerait l’accord bilatéral passé entre l’Australie et Hong Kong. Ce n’est donc pas la justice australienne qui doit se prononcer, mais un tribunal arbitral privé international. Le jugement devrait intervenir début 2015.

Quand les multinationales pratiquent le treaty shopping

Ce n’est pas la première fois que le cigarettier américain, dont le siège opérationnel est localisé à Lausanne en Suisse, utilise ce mécanisme d’arbitrage entre un État et une entreprise. En 2009, l’Uruguay avait décidé que 80% de la surface des paquets de cigarettes serait allouée à des mises en garde contre les dangers du tabac. D’abord débouté par un tribunal uruguayen, Philip Morris International saisit aussitôt un tribunal arbitral de la Banque mondiale, qui devrait statuer à la fin de l’année 2014. Le fabricant fonde cette fois sa plainte sur un traité de promotion et de protection des investissements en vigueur entre la Suisse et l’Uruguay. Problème : l’Uruguay a peu de moyen pour se défendre. Ce type de procédure coûte en moyenne 8 millions de dollars en frais juridiques ! Heureusement, un étrange sauveur s’est présenté : l’ancien maire de New York, Michael Bloomberg, via sa fondation caritative (qui intervient notamment en matière de santé publique), a pris en charge ces frais. Mais la seule menace d’avoir à débourser de telles sommes est dissuasive pour de nombreux pays.

Ce mécanisme de règlement des différends entre les investisseurs et les États – investor-state dispute settlement en anglais, ou ISDS - n’est pas nouveau. On en trouve la trace dans certains traités bilatéraux depuis les années 1950. Mais c’est depuis les années 1990 que ce type de clause c’est généralisée. Elle est incluse aujourd’hui dans environ 3 000 accords, selon le New York Times. Les entreprises comme Philip Morris pratiquent désormais du treaty shopping : elles font leur marché pour trouver le traité de libre-échange qui leur permettra de poursuivre le pays visé.

Garanties aux investisseurs

C’est pourtant ce type de dispositif que l’Union européenne entend mettre en place à grande échelle à travers le projet de Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP, selon l’acronyme anglais). Le mandat de négociation du TTIP, délivré en juin 2013 par les ministres du commerce européens à la Commission, stipule que « l’accord devrait viser à inclure un mécanisme de règlement des différends investisseur-État efficace et à la pointe, assurant la transparence, l’indépendance des arbitres et la prévisibilité de l’accord, y compris à travers la possibilité d’interprétation contraignante de l’accord par les Parties. » Il s’agit, pour attirer les investisseurs, de leur donner certaines garanties : ils ne peuvent pas être expropriés, ne peuvent pas être traités de façon discriminatoire, etc. Ces clauses prévoient que les réclamations soient jugées par un tribunal arbitral international, et non pas devant les justices nationales ou européenne.

Début 2014, la ministre déléguée au Commerce extérieur d’alors, Nicole Bricq, répète que la France n’est « pas favorable à l’inclusion d’un tel mécanisme », avant de passer la main à Fleur Pellerin en avril. L’Allemagne y est également opposée. Des parlementaires européens et nationaux, des universitaires et des ONG s’inquiètent. Des investisseurs spéculatifs réclament en effet déjà plus de 1,7 milliard d’euros de compensations financières à la Grèce, l’Espagne et Chypre devant des tribunaux d’arbitrage pour des mesures prises par ces pays en réponse à la crise financière, explique un rapport publié le 10 mars par les ONG Transnational Institute (TNI) et Corporate Europe Observatory (CEO) [2]. Pour les auteurs, ces poursuites constituent « une mise en garde salutaire contre les coûts potentiellement élevés de l’accord commercial proposé entre les États-Unis et l’Union européenne ».

Le tabac, un produit comme les autres ?

Pour tempérer ces inquiétudes, la Commission européenne a lancé une consultation publique en ligne – close le 6 juillet dernier – pour « encadrer » les « droits contestés ». Mais, dès le 24 juin, le commissaire européen au commerce, Karel de Gucht, justifiait l’intérêt d’inclure un dispositif de protection des investissements dans le futur traité : « Si nous savons que les décisions d’investissement des entreprises sont complexes, nous savons aussi que la certitude quant à la sécurité à l’encontre d’une expropriation de leur nouvelle usine, bureau, ou centrale électrique est une exigence très basique », déclare-t-il devant les membres de l’organisation British American Business à Londres [Llire ici, en anglais.]]. Revenant sur la notion juridique d’expropriation, qui « ne couvre pas seulement la confiscation pure et simple des droits de propriété de l’investisseur par l’État » mais également « d’autres mesures prises par le gouvernement qui auraient un effet équivalent », le commissaire européen souligne qu’il faut « prendre soin de fixer des limites très claires afin de protéger pleinement le droit des gouvernements de réglementer dans l’intérêt public ». Bannir tout marketing des paquets de cigarettes constituerait-il, aux yeux des investisseurs, une « expropriation indirecte » ?

En attendant plus de « clarté juridique », les grandes entreprises font pression de part et d’autre de l’Atlantique. Dans une lettre adressée aux négociateurs américains, le géant de l’énergie Chevron rappelle que « la protection des investissements » est « l’une de [leurs] principales problématiques au niveau international » [3]. De son côté, Philip Morris International a mandaté un cabinet d’avocats, Akin Gump Strauss Hauer & Feld LLP, pour influencer les négociations des deux grands traités commerciaux dans lesquels les États-Unis sont actuellement engagés : le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), avec l’Union européenne, et l’Accord de partenariat transpacifique (TPP), avec les régions Asie et Pacifique.

Protéger les industriels du tabac ou la santé ?

Les cigarettiers défendent la même chose dans les deux négociations en cours : que le tabac soit considéré comme n’importe quel autre produit, et que le mécanisme de règlement des différends entre les investisseurs et les États soit maintenu. Car l’industrie du tabac a eu chaud en 2013. Le bureau du Représentant des États-Unis pour le commerce extérieur s’était alors montré audacieux. Pour protéger la santé des citoyens, il a proposé que certains produits puissent être exclus de l’Accord de partenariat trans-pacifique. À commencer par le tabac.

Il demandait également que le mécanisme de règlement des différends entre les investisseurs et les États soit adapté au tabac : avant de lancer une procédure devant un tribunal arbitral, les autorités de santé devaient pouvoir se rassembler pour discuter et tenter de trancher. Les défenseurs des intérêts des grandes entreprises n’avaient pas tellement apprécié, comme l’attestent les courriels et documents que l’ONG FairWarning s’est procurés (voir ici, en anglais). La proposition avait été retirée.

La liste de Philip Morris

En Europe, le quotidien britannique The Guardian révélait de son côté l’existence de documents confidentiels émanant de Philip Morris International. En vue de l’examen alors imminent de la directive européenne antitabac, le cigarettier avait classé les députés européens en fonction de leur sensibilité aux arguments du lobby du tabac, avec un commentaire pour chacun : « à rencontrer d’urgence », « surveiller de près ses éventuelles initiatives antitabac », etc. Dans un communiqué de presse, Philip Morris qualifiait ces révélations d’erronées. (Sur les lobbies du tabac au Parlement européen, lire aussi L’industrie du tabac au coeur du Parlement européen.)

Les résultats n’ont pas été tout à fait au rendez-vous. La directive adoptée le 3 avril dernier par les institutions européennes oblige notamment les fabricants à recouvrir 65 % de la surface des paquets avec des messages de type « le tabac tue » ou des images décourageantes. La mention « slim » (cigarettes fines) reste en revanche autorisée, tandis que la cigarette électronique a été ménagée. Ces mesures devront être appliquées d’ici 2016 par les États-membres. Certains pays comme l’Irlande ou le Royaume-Uni envisagent d’aller plus loin en instaurant, dans leurs législations nationales, le paquet neutre sans logo ni couleur de la marque du fabricant. Mécontent de la directive, Philip Morris affirmait fin juin avoir porté l’affaire devant des tribunaux anglais qui se sont avérés être « un forum rapide et efficace pour les plaignants privés », selon les informations des Échos. La Cour européenne de justice ne peut être saisie que par des juridictions nationales des États-membres, et non directement par les ressortissants de ces États.

Soupçons de corruption

Les lobbyistes du tabac perdraient-ils du terrain à Bruxelles ? L’Union européenne est signataire de la Convention de l’Organisation mondiale de la santé pour la lutte antitabac. Celle-ci oblige les signataires à limiter leurs interactions avec l’industrie du tabac et impose une pleine transparence sur ces rencontres et la teneur des discussions. Des prescriptions que le Parlement européen se montre particulièrement enclin à suivre, depuis que le commissaire européen à la santé John Dalli a été poussé à la démission en 2012 en raison de soupçons de corruption par des lobbyistes du tabac qu’il aurait secrètement rencontrés. Le rapporteur européen de la récente directive sur le tabac, Linda McAvan, a ainsi publié la liste des réunions qu’elle a pu avoir avec les industriels, les ONG et les agences gouvernementales (voir ici).

Pour les lobbies du tabac, ce nouvel obstacle n’est cependant pas insurmontable. Ils ont réussi à participer à la « simplification » réglementaire souhaitée par Bruxelles, en encourageant notamment la mise en place d’études d’impact au niveau de la Commission avant leur transmission au Parlement [4]. Un moyen pour l’industrie de se placer en amont du vote des eurodéputés. Comme les tribunaux arbitraux leur permettraient de s’y substituer.

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Des tribunaux sous l’égide de la Banque mondiale

Jusqu’à présent, le mécanisme de règlement des différends entre un État et une entreprise étrangère se réfère grosso modo à deux conventions. L’une émane du Cirdi, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, qui se trouve à Washington. Placé sous l’égide de la Banque mondiale, ce tribunal se compose de trois arbitres. L’entreprise et l’État en désigne chacun un. Le troisième doit faire l’objet d’un consensus. Cette instance traite 62 % des conflits. L’autre convention de référence est celle de la Cnudci, la Commission des Nations unies pour le droit commercial international.

D’un point de vue statistique, les États obtiennent gain de cause légèrement plus souvent (43% des cas) que les investisseurs (31%), selon un décompte des Nations-unies portant sur 2013. Mais « 27% des cas ont fait l’objet d’un règlement de gré à gré, ce qui peut également impliquer des indemnités ou d’autres concessions en faveur de l’investisseur », précise un rapport publié le 6 mars par des organisations européennes. Il faut dire que les arbitres et les cabinets d’avocats impliqués sont majoritairement américains, européens et canadiens. Un rapport publié en novembre 2012 par Corporate Europe Observatory, analysant l’année 2011, montre que, en termes de nombre de litiges dont il s’occupe, le cabinet britannique Freshfields Bruckhaus Deringer est de loin celui qui est le plus actif. Il est suivi de White & Case et de King & Spalding, tous deux américains.

Faire fumer les Africains par tous les moyens

La démarche initiée par Philip Morris contre l’Australie et contre l’Uruguay sera-elle possible demain contre la France ou un autre État européen ? À la question, posée par la RTBF le 5 juin, Karel de Gucht a répondu de manière ambiguë : « Avec ce que nous proposons, ce ne serait plus possible parce qu’on peut seulement lancer un dossier depuis un lieu où on a ses principales activités. » Le commissaire ne ferme donc pas la porte aux poursuites si celles-ci sont lancées du bon endroit. Le texte du traité est pour l’instant encore en cours de négociation. C’est seulement une fois l’accord trouvé que son contenu sera soumis au débat, puis au vote du Parlement européen.

Pendant ce temps, les industriels du tabac ne lâchent pas l’affaire. Ils ont menacé en mai de poursuivre le Bahreïn, qui veut tripler les taxes sur le tabac. En Afrique, au moins quatre pays – la Namibie, le Gabon, le Togo et l’Ouganda – ont reçu des avertissements des fabricants pour des lois qui violeraient les traités internationaux, explique Patricia Lambert, de Tobacco Free Kids, une ONG américaine qui promeut les politiques de lutte contre le tabagisme, citée par le New York Times. Cinq pays ont attaqué de leur côté l’Australie devant l’OMC (Organisation mondiale du commerce) : Cuba, la République dominicaine et le Honduras en tant que grands fabricants de cigares, l’Indonésie et l’Ukraine en tant que gros exportateurs de cigarettes. British American Tobacco a reconnu avoir aidé l’Ukraine à s’acquitter de ses frais de justice [5].

En Australie, Philip Morris a annoncé début avril la fermeture de son usine, qui produisait des cigarettes depuis 60 ans, et sa délocalisation en Corée du Sud. La consommation de tabac et de cigarettes n’a jamais été aussi basse dans le pays. Il reste 16% de fumeurs adultes quotidiens. L’industrie du tabac a engagé un bras de fer mondial pour éviter que ce mauvais exemple ne se propage.

Elsa Fayner

— 
Photo (une) : CC Matthias Weinberger

Boîte Noire

Cette enquête à été publiée initialement par Basta ! le 10 juillet 2014.

Pour aller plus loin :
 Tobacco Tactics, site de veille sur le lobbying des industriels du tabac.
 Mapping the tobacco lobby in Brussels, article de Corporate Europe Observatory.

Notes

[1Lire ici, en anglais.

[2Télécharger le rapport.

[3C’est le Corporate Europe Observatory qui s’est procuré le courrier (voir en vidéo, à 5min33).

[4Selon le rapport de SmokeFree Partnership, qui regroupe l’Institut national du cancer (France), Cancer research au Royaume-Uni et la Société respiratoire européenne.

[5Selon Reuters.

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