21.04.2016 • Business de la peur

« Sécurité aux frontières » : un marché juteux, des financements publics importants, une efficacité contestable

Confrontée à la menace terroriste et en difficulté sur l’accueil des migrants, l’Europe mise sur les solutions technologiques de « sécurité aux frontières » promues par des industriels comme les français Safran et Thales. Derrière le débat sur le fichier européen des passagers PNR, c’est un programme de plus grande ampleur qui se profile. Dispositifs de reconnaissance électronique, portillons automatiques, algorithmes permettant de tracer les flux d’arrivants... Autant de solutions extrêmement coûteuses pour les finances publiques et extrêmement profitables pour les industriels. Pourtant, leur efficacité réelle est sujette à caution.

Publié le 21 avril 2016

Alors que le fichier des passagers PNR (pour Passager Name Record) faisait débat au Parlement européen, la Commission a présenté la nouvelle mouture d’un projet encore plus large : le Smart Borders Package, ou « paquet frontières intelligentes », visant à tracer et contrôler toutes les entrées et sorties de l’espace Schengen, au moyen de systèmes d’information et de dispositifs technologiques.

Le nouveau média Le Lanceur consacre une enquête à ce business de la sécurité aux frontières, sous la plume de Morgane Rémy et Aline Fontaine :

Déjà, après les attentats de Paris, ce rapprochement entre des États impuissants après une attaque et les industriels promettant des solutions technologiques capables de redonner un sentiment de contrôle avait eu lieu lors de la grand-messe de la sécurité et de la sûreté, Milopol. La technique d’approche des autorités publiques était plutôt directe. « Pour améliorer la sécurité européenne, nous avons besoin de stimuler nos industriels ! » lance Armand Nachef, le point de contact national du programme européen de recherche H2020, le 17 novembre. Ce représentant du service public tient ce discours le matin même où le Raid intervient à Saint-Denis. (...)

Un sacré jackpot se dessine donc à l’horizon avec cette directive européenne “Smart Borders Package” qui pourrait rendre obligatoire le développement de ces frontières “intelligentes” aux limites de Schengen. Ce projet se compose à la fois d’un système collectant les informations concernant toutes les entrées et sorties des non-ressortissants de l’Union européenne (l’Entry Exit System), afin de détecter ceux qui restent au-delà de leur visa de 90 jours, et d’un déploiement des contrôles automatiques pour les titulaires de passeports biométriques (le Registered Traveller Program) afin de fluidifier le passage aux frontières, notamment aéroportuaires. Concrètement, l’Union européenne devra se doter d’une nouvelle base de données et les États de nouvelles e-gates, y compris ceux au centre de l’espace de libre circulation. Au niveau français, 133 points de frontière Schengen pourront être concernés, 86 aéroports, 37 ports, 10 gares. Sachant qu’une seule porte vaut entre 40 000/50 000 et 150 000 euros, cela représente un investissement non négligeable.

Lire l’intégralité de l’article sur le site du Lanceur.

Efficacité douteuse

L’efficacité de ces solutions technologiques - présentées comme des solutions miracle à un ensemble de problèmes allégrement confondus entre eux : terrorisme, accueil des réfugiés et contrôle des dépenses publiques - est pourtant sujette à caution, comme le montrent les expériences existantes :

Derrière les arguments de gain de temps et de réduction des coûts avancés par les industriels, la question du retour sur investissement est quant à elle très vite écartée. En France, le système d’e-gates Paraphe déployé à Roissy a déjà huit ans d’existence et a participé à la phase pilote de Smart Borders. Le résultat de ce test semble plus contrasté que ne le laisse supposer la communication officielle. « Le discours en interne a changé à ce sujet pour le projet des e-gates Paraphe déployées à Roissy, indique un membre du syndicat Alliance. Au départ, les sas devaient générer de fortes économies, ensuite cet argument a disparu au profit du seul avantage de son taux de réussite. » En parallèle, aucun chiffre ne prouve aujourd’hui que les files d’attente soient raccourcies par cette nouvelle technologie. Enfin, les pannes ne sont pas toujours résolues rapidement.

Champions français

La première mouture du projet présenté par la Commission européenne en 2013 avait été repoussée en raison de son coût astronomique. La nouvelle version affiche un budget nettement inférieur, mais beaucoup d’observateurs estiment qu’il ne s’agit que d’un tour de passe-passe visant à le rendre plus acceptable, quitte à accumuler les dépassements plus tard. La Commission fait d’ailleurs comme si le principe des smart borders était déjà acquis, puisqu’elle a déjà versé des millions d’euros aux industriels pour favoriser le développement de leurs solutions technologiques. Des fonds qui profitent avant tout aux grandes entreprises d’armement et de surveillance, comme les français Safran et Thales :

Avec tous ces projets, la Commission veut créer « une véritable industrie européenne de la sécurité », comme le confirme l’universitaire Pierre-Alain Fonteyne, membre du groupe de conseil du FP7, entité chargée de fournir à la Commission des suggestions sur les besoins et les orientations à donner à la recherche. « L’idée de la Commission était aussi de pousser à la mise en place d’un réseau de PME, mais ça n’a pas vraiment marché », ajoute-t-il. De fait, les projets ont pour majorité été coordonnés par de grands industriels qui ont les moyens de dégager au moins une personne pour gérer la bureaucratie conséquente. Ainsi, sur les six projets du FP7 consacrés aux frontières “intelligentes”, l’entreprise française Morpho en a supervisé trois. Rien que pour Effisec, elle a touché 1 859 921 euros exactement. En tout, près de 4 millions d’euros. Safran, la maison mère, a refusé de nous dire sur quoi ce subside avait concrètement débouché. L’autre géant français n’est pas en reste. Thales a lui reçu des subventions européennes de plus de 1,8 million d’euros pour travailler sur la thématique, dans le cadre du FP7. Son aventure européenne continue dans le H2020.

Connexions politiques et subventions européennes

À l’occasion du vote récent par le Parlement européen de la directive sur le fichier des passagers aériens, dit fichier PNR, ardemment défendue par le Premier ministre français Manuel Valls, Mediapart a souligné que l’un des principaux bénéficiaires potentiels de ce marché n’était autre que l’entreprise française Safran :

C’est un fleuron de l’industrie française, Safran, qui semble bien placé pour remporter de généreux appels d’offres pour la réalisation de ces fichiers de passagers aériens à travers l’Europe. Sa filiale sécurité, Morpho, a déjà remporté deux marchés : la France et l’Estonie. Or, au détour d’une enquête publiée en mars 2016, Mediapart avait fait état d’une coïncidence : Safran est aussi le premier employeur de la ville d’Évry, avec son usine de 3 300 salariés, et Évry n’est autre que le fief de Valls, qui en a été le député et le maire pendant dix ans. L’article en question décrit des manœuvres conjointes de Safran et du ministère de l’intérieur, dans une affaire de permis de conduire qui remonte à 2013, alors que Manuel Valls était encore place Beauvau.

Mediapart relève également que les deux appels d’offres remportés en France et en Estonie par Morpho ont déjà bénéficié de subventions importantes de la Commission européenne, dans le cadre de divers programmes ... alors même que les eurodéputés viennent seulement de valider la directive, et que la Cour européenne de justice pourrait l’invalider. Sans compter qu’il restera ensuite à harmoniser les différents fichiers nationaux ainsi construits à la hâte.

OP

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Edward Dick CC

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