01.09.2009 • Souffrance au travail

Suicides à France Télécom : une prévention des risques largement insuffisante

21 suicides ont endeuillé France Télécom depuis 2008. Plusieurs de ces drames sont clairement liés aux conditions de travail. La direction vient d’annoncer une série de mesures censées améliorer « la prévention des risques psychosociaux ». Depuis plusieurs années, médecins du travail et experts sur la santé au travail alertent pourtant l’entreprise sur le mal-être généralisé qui s’y développe depuis sa privatisation progressive. La direction a préféré délibérément les ignorer quand elle n’a pas tenté d’étouffer ces alertes.

Publié le 1er septembre 2009 , par Ivan du Roy

Il a fallu quatre nouveaux suicides de salariés de France Télécom - Orange cet été pour que la direction de l’opérateur de téléphonie entrebâille enfin la porte des négociations avec les syndicats. Dans la nuit du 13 au 14 juillet, c’est un cadre, Michel, qui met fin à ses jours. « Je me suicide à cause de mon travail à France Télécom. C’est la seule cause. Urgence permanente, surcharge de travail, absence de formation, désorganisation totale de l’entreprise. Management par la terreur ! Cela m’a totalement désorganisé et perturbé. Je suis devenu une épave, il vaut mieux en finir », écrit-il dans une lettre laissée à l’intention de sa famille et de ses collègues (nous publions sa lettre ci-dessous). Un deuxième salarié, Daniel, se suicide à Draguignan mi-juillet pendant un arrêt maladie. A Quimper, Camille décide de se donner la mort le 31 juillet. A Besançon, Daniel, un technicien de 28 ans se suicide le 11 août. Son relatif jeune âge comparé au profil des salariés de France Télécom - la moyenne d’âge y est supérieure à 48 ans – accroît l’émotion des salariés du groupe.

Fin avril, l’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom, créé en 2007 à l’initiative des syndicats SUD (Solidaires, unitaires et démocratiques) et CGC (Confédération générale des cadres), recensait déjà 18 suicides et tentatives de suicides depuis le 1er janvier 2008. Les deux années précédentes, avant que les syndicats ne se penchent sérieusement sur ces drames, entre vingt et trente salariés mettaient fin à leur jour chaque année sans qu’on sache combien incriminaient les conditions de travail pour expliquer leur terrible geste. En France, on compte au bas mot entre 300 et 400 suicides annuels liés aux conditions de travail [1] L’opérateur de téléphonie, qui compte 90.000 salariés en CDI dans l’Hexagone, est probablement l’entreprise où l’on se suicide le plus à cause du travail et de la souffrance qu’il peut générer.

Début août, les six principales organisations syndicales du groupe [2] écrivent au PDG Didier Lombard. « Depuis des mois, les organisations syndicales vous sollicitent pour aborder les sujets des risques psychosociaux et le risque suicidaire. Alors que vous refusez systématiquement d’entendre les propositions des organisations syndicales tant au CNHSCT (Comité national d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) qu’à la commission stress, il est inadmissible que vous vous serviez de ces instances comme alibi pour occulter la responsabilité pleine et entière de l’employeur vis-à-vis de la santé de son personnel », lui reprochent-elles. La direction du groupe a longtemps mené la politique de l’autruche face à des drames qu’elle considère comme relevant de « situations particulières, souvent liées à de grandes difficultés personnelles », selon Louis-Pierre Wenes, directeur général adjoint.

Le 25 août, la direction convie enfin les syndicats à une réunion sur les « risques psychosociaux ». Le directeur des ressources humaines, Olivier Barberot, s’engage à ouvrir des négociations pour mettre en œuvre l’accord national interprofessionnel sur le stress, signé entre les organisations patronales et syndicales un an plus tôt. Il promet également de mieux former les managers et de recruter davantage de médecins du travail et d’assistantes sociales. Des annonces que le groupe s’empresse de communiquer aux médias. France Télécom « entend enfin l’appel de détresse » et « s’engage à lutter contre le stress » titrent plusieurs quotidiens.

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Médecins du travail ignorés

Pourtant, il n’y a rien de bien nouveau pour prévenir stress et souffrances au travail. Adapter au secteur des télécoms l’accord national interprofessionnel sur le stress (étendu à toutes les entreprises par le décret du 23 avril 2009) est de toute façon inéluctable si l’entreprise souhaite éviter d’être pénalement responsable des atteintes à la santé physique et mentale des travailleurs. Quant aux médecins du travail de France Télécom, ils sont depuis trois ans victimes d’une curieuse épidémie : treize (sur 70) ont démissionné, certains laissant entendre dans leurs lettres qu’ils ne peuvent exercer correctement leur rôle de prévention, quant leurs alertes sur la montée du stress ne sont pas purement et simplement ignorées et oubliées dans de poussiéreux placards par les dirigeants du groupe.

Depuis dix ans, parallèlement à la privatisation progressive de l’ancienne entreprise publique, initiée sous le gouvernement Jospin, et aux innombrables restructurations et réorganisations qui l’accompagnent (22.000 suppressions d’emplois entre 2006 et 2008), plusieurs rapports de médecins du travail insistent régulièrement sur l’état de « mal-être » des salariés confrontés à une « détresse morale importante ». « Le stress, le désarroi, les troubles anxio-dépressifs liés aux transformations du travail ne cessent de s’accroître chez le personnel. Les salariés ont de plus en plus de mal à se reconnaître dans ce qu’ils font. Certains éprouvent un sentiment de culpabilité, ils s’isolent, se replient… Parfois, le coût psychique que représente cette épreuve est trop lourd, c’est alors qu’apparaissent la dépression et les problèmes de santé », consignait, dès 2006, un médecin du travail de la région Rhône-Alpes. Comme d’autres praticiens, il n’a pas été écouté.

Expertises zappées

La direction des ressources humaines évoque également « la possibilité de négociations locales sur les mesures d’accompagnement liées à des projets d’évolution d’organisation. » Là encore, au vu de la réalité du dialogue social au sein des différents sites de France Télécom, l’annonce laisse sceptique. A la demande des CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) locaux, censés réunir représentants du personnel et de la direction dans tous les établissements de plus de cinquante salariés, plusieurs expertises ont évalué les conséquences des réorganisations et d’un management par le stress sur la santé des salariés. Elles abondent dans le sens des alertes lancées par la médecine du travail.

À Rouen, suite à la tentative d’un cadre de France Télécom de se jeter par la fenêtre de son bureau, le 26 mai 2008, une expertise est commanditée par le CHSCT. Les ergonomes et psychologues d’un cabinet indépendant découvrent une « souffrance silencieuse », un « travail malmené », des « signes cliniques alarmants » et des risques de pathologies liées à un sentiment répandu de « solitude », pouvant conduire à des « décompensations violentes » : « sabotage du travail, violence contre soi-même ou sur d’autres, désespoir, dépression ou encore tentatives de suicide ». « Il devient urgent d’instaurer les conditions d’un dialogue entre représentants du personnel, médecine du travail et direction afin d’élaborer ensemble une politique de prévention des risques », s’alarment-ils. Une fois encore, ils n’ont pas été écoutés.

Pire, régulièrement, la direction de France Télécom conteste devant les tribunaux la pertinence de telle ou telle expertise, comme à Limoges fin 2005 (une expertise portant sur les conséquences des restructurations, de la baisse des effectifs et des règles de management), en Auvergne, début 2008, suite à l’alerte d’un médecin du travail constatant « une détresse morale importante » ou à Paris, début 2009, suite à une série de suicides et de tentatives de suicides dans un même service. Les dirigeants préfèrent ne rien savoir de la manière dont les personnels ressentent les multiples restructurations et réorganisations, les pressions pour partir (« time to move », claironnent les managers), la non reconnaissance de leur travail, auxquelles s’ajoutent – rentabilité financière oblige – l’intensification des tâches et l’augmentation des performances commerciales à réaliser.

Observatoire censuré

Un questionnaire de l’Observatoire du stress, dont les résultats ont été publiés à l’automne 2008, indique que deux salariés sur trois se déclarent stressés et qu’un sur six se dit en situation de détresse. La réponse de la direction à la mise en ligne du questionnaire a été d’interdire l’accès du site de l’observatoire à partir des ordinateurs internes au groupe. Les sociologues [3] qui ont réalisé l’étude pour l’observatoire dénoncent « l’art de programmer la maltraitance au travail ».

La seule mesure concrète a été de mettre en place, depuis plus d’un an, des « cellules d’écoute » pour accueillir les salariés se sentant en difficulté, à l’image des victimes d’un grave accident de la route ou d’une catastrophe aérienne. Elles ne semblent pas avoir enrayé le sentiment de mal-être très répandu, ne s’attaquant qu’à ses effets sur les individus et non à ses causes. Pas question d’interroger l’organisation du travail, les objectifs fixés aux salariés et les modes de management. De leur côté, plusieurs syndicalistes pressent la direction de rouvrir les négociations sur la « gestion prévisionnelle des emplois et des compétences » afin de mieux adapter le travail et ses contraintes au profil des nombreux salariés « seniors » de l’entreprise, tout en supprimant les clauses de mobilités forcées, l’une des sources de stress et d’angoisse pour des agents mutés loin de chez eux ou dans des métiers qu’ils ne connaissent pas. A défaut, ces syndicalistes proposent de relancer un plan de départ en préretraite pour leur permettre de quitter l’entreprise dans de bonnes conditions.

Dans son communiqué du 26 août, la direction des ressources humaines rappelle « la nécessité pour l’entreprise de poursuivre sa transformation dans un contexte d’évolution rapide de ses métiers et d’attentes de ses clients, ainsi que d’une très forte pression concurrentielle ». Les agents de France Télécom peuvent continuer de souffrir et les actionnaires (dont l’Etat) d’en engranger les bénéfices : quatre milliards d’euros de bénéfices nets en 2008.

Ivan du Roy

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Photos : Salvatore cc-by-nd - © Affiche du spectacle de la compagnie Naje, Les Impactés, mettant en scène les salariés de France Télécom - Orange face au management.

Boîte Noire

Cet article a été publié initialement par Basta ! le 1er septembre 2009.

Notes

[1Cette estimation repose sur une extrapolation d’une étude réalisée auprès des médecins du travail en Basse-Normandie en 2003 par la Fédération française de santé au travail et sur des estimations de l’Inspection du travail.

[2Dans l’ordre de leur importance : CGT, SUD, CFDT, FO, CGC, CFTC

[3Noëlle Burgi, politologue et sociologue, C.N.R.S. Centre de recherches politiques de la Sorbonne Université Paris I Département de Science Politique, Monique Crinon, sociologue, Directrice d’études à ACT Consultants, Sonia Fayman, sociologue, Directrice d’études à ACT Consultants.

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