18.04.2014 • Industrie textile

Un an après le Rana Plaza, Auchan et Carrefour pas prêts à assumer leurs responsabilités

L’effondrement de l’immeuble du Rana Plaza, il y a un an, a alerté l’opinion publique internationale sur les conditions de travail qui sévissent dans les usines textiles du Bangladesh. Sous la pression, les grandes marques de vêtements occidentales ont annoncé des initiatives pour améliorer la situation des ouvrières. Malgré des avancées réelles, beaucoup de problèmes de fond restent irrésolus. Illustration des résistances au changement, les grandes entreprises françaises impliquées – notamment les groupes Auchan et Carrefour - refusent de contribuer à l’indemnisation des victimes. Premier volet d’une enquête sur les suites du Rana Plaza.

Publié le 18 avril 2014 , par Olivier Petitjean

Le 24 avril 2013 s’effondrait à Dhaka, capitale du Bangladesh, l’immeuble du Rana Plaza, qui abritait environ 5000 ouvriers et ouvrières textiles. Bilan : 1138 morts et plus de 2000 blessés, dont certains resteront handicapés à vie. Le bâtiment de neuf étages – il était initialement prévu pour n’en avoir que cinq – comprenait cinq ateliers de confection, travaillant pour des marques aussi diverses que Benetton, Walmart ou Mango. Mais aussi sans doute pour Camaïeu et Auchan (qui ne reconnaît qu’une possible sous-traitance « sauvage ») et peut-être pour Carrefour (qui nie tout lien avec le Rana Plaza). Le jour précédent, les ouvrières avaient remarqué des fissures dans les murs, mais les patrons les avaient forcées à retourner au travail, en les menaçant de ne pas verser leurs salaires.

L’événement a mobilisé comme jamais auparavant les médias et l’opinion publique internationale, mettant en lumière les conditions de travail et de vie des ouvrières – majoritairement de très jeunes femmes – qui fabriquent les vêtements commercialisés en Europe et en Amérique du Nord. Au Bangladesh même, la catastrophe a entraîné des manifestations de masse des travailleurs du textile, qui se sont poursuivies pendant plusieurs mois et n’ont pas encore vraiment cessé à ce jour (lire « Depuis la catastrophe du Rana Plaza, les ouvrières du textile se sont radicalisées. »). La pression conjuguée des ouvrières et de la communauté internationale a forcé les élites du Bangladesh et les multinationales du textile à des concessions. Les patrons des ateliers, malgré leur proximité avec les dirigeants du pays, sont aujourd’hui derrière les barreaux.

Du côté des donneurs d’ordres, plus de 150 marques ont signé l’Accord sur la sécurité des usines textiles au Bangladesh, en association avec les syndicats nationaux et internationaux, et sous l’égide de l’Organisation internationale du travail (OIT). Carrefour, Auchan, Leclerc, Casino et Camaïeu en sont signataires. Cet accord social novateur prévoit notamment un programme d’inspection des usines et un suivi transparent de ces inspections. Sur le papier, l’Accord constitue une avancée très significative, justifiant les espoirs de nombreux observateurs que le drame du Rana Plaza représentera un tournant décisif en matière de droits humains et de conditions de travail dans l’industrie textile au Bangladesh – et même, si possible, au-delà.

Auchan et Carrefour dans le déni

Mais derrière les effets d’annonce – voire les autocongratulations – des groupes français comme Carrefour et Auchan se cache une réalité plus dérangeante [1]. Si elles affichent fièrement leur participation à l’Accord, les marques françaises – à l’exception de Camaïeu – refusent encore catégoriquement de participer à la compensation des victimes. Dans le cadre de l’Accord, l’usine d’un fournisseur d’Auchan a été fermée pour raisons de sécurité, et il n’est pas encore clair à ce jour si le groupe français respectera ses engagements vis-à-vis des ouvrières concernées. Plus généralement, les fondements du système qui a mené à la catastrophe du Rana Plaza et à une multitude d’incidents de moindre envergure – des prix bas, des gros volumes, des délais très courts – sont intacts. Et l’on sent ces entreprises de moins en moins disposées à s’engager dans une démarche qui les obligerait à sortir de leurs modes de fonctionnement traditionnels, en leur imposant des contraintes et des obligations, et en les obligeant à une réelle transparence sur leur chaîne d’approvisionnement [2].

Les ONG françaises, emmenées par Peuples Solidaires et le collectif Éthique sur l’étiquette, ont lancé un appel (déjà signé par plus de 100 000 personnes) à Auchan et Carrefour (ainsi qu’à Benetton) à contribuer au fonds d’indemnisation des victimes et, au-delà, à assumer effectivement leurs responsabilités vis-à-vis des conditions de travail de des ouvrières de leurs sous-traitants. Au-delà, elles espèrent profiter de l’anniversaire du Rana Plaza pour faire avancer la proposition de loi sur le « devoir de vigilance » des multinationales françaises vis-à-vis des atteintes aux droits de l’homme dans leurs filiales et leur chaîne d’approvisionnement à l’étranger. Déposée par trois députés socialistes et écologistes, la proposition est pour l’instant au point mort, confrontée à l’opposition des lobbies économiques et du gouvernement. Une pétition en ligne vient d’être lancée.

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Du côté de Carrefour, on n’a jamais reconnu aucun lien avec le Rana Plaza, bien que des syndicalistes bangladais aient retrouvé une étiquette de sa marque Tex dans les décombres de l’immeuble après la catastrophe. Des anciens ouvriers de l’immeuble affirment avoir produit des T-shirts de marque Tex, mais il pourrait y avoir confusion avec une marque danoise [3]. Le cas Auchan est plus problématique encore. L’entreprise avait initialement été contrainte d’admettre que des pantalons de marque In Extenso étaient fabriqués au Rana Plaza, mais expliquait qu’il s’agissait d’une production sous-traitée « en cascade » par l’un de ses fournisseurs officiels, sans qu’Auchan en ait été informé. Réponse des ONG : « Le fait qu’Auchan n’ait pas été capable de maîtriser sa production tout au long de sa chaîne d’approvisionnement ne la dédouane en aucun cas de sa responsabilité envers les victimes. » Le groupe semble avoir choisi de durcir le ton. Dans un communiqué récemment diffusé, Auchan affirme désormais que son enquête approfondie « n’a permis d’apporter aucune preuve formelle ». Ce qui n’a pas empêché Auchan de « mettre fin de manière unilatérale à [ses] relations commerciales avec lui ». (Apparemment, certains devraient droit au bénéfice du doute, d’autres non !) La conclusion est on ne peut plus claire : « Auchan (…) n’a pas de responsabilité dans l’effondrement du bâtiment. »

Les entreprises rechignent à indemniser les victimes malgré des centaines de millions de profit

L’attitude d’Auchan et de Carrefour n’est certes pas exceptionnelle – seulement dix entreprises se sont engagées formellement dans le dispositif d’indemnisation (dit « Arrangement »), contre plus de 150 pour l’« Accord » ! Les besoins financiers pour assurer une compensation « juste, complète et transparente » aux victimes du Rana Plaza – couvrant les frais médicaux et la perte de revenus, en conformité avec les conventions pertinentes de l’OIT – ont été estimés à 40 millions de dollars (54 millions d’euros), dont un peu moins de la moitié doit être abondée par les donneurs d’ordres internationaux. Une somme extrêmement modeste comparée aux bénéfices des entreprises concernées en 2013, comme le signalent Peuples solidaires et Éthique sur l’étiquette : « 2,4 milliards [d’euros] pour Inditex, 1,26 milliard pour Carrefour, 767 millions pour Auchan ». Et pourtant, à ce jour, seulement 7 millions de dollars ont été promis selon l’OIT, le Guardian avançant pour sa part le chiffre de 15 millions… En attendant, grâce aux contributions d’ONG et de quelques entreprises comme Primark, des aides d’urgences ont été versées, de manière aléatoire et insuffisante au regard des besoins [4].

Si Auchan et Carrefour se refusent aujourd’hui encore à participer au fonds d’indemnisation, c’est probablement parce que ces entreprises considèrent un tel geste comme un aveu implicite de relation commerciale avec les entreprises du Rana Plaza, pouvant engager leur responsabilité juridique [5]. La mise en place du fonds d’indemnisation – fruit d’une laborieuse négociation entre entreprises et syndicats sous l’égide de l’OIT – s’est faite pourtant avec beaucoup de précautions. Soin a été pris de dissocier contribution financière au fonds et responsabilité directe dans le drame, en précisant que les contributions pouvaient très bien être volontaires [6].

Tout ceci n’a visiblement pas suffi à apaiser les craintes dans les directions de Carrefour et Auchan. Leur attitude contraste avec celle d’autres groupes européens, comme l’irlandaise Primark (qui a contribué au fonds en plus de mettre en place son propre programme d’indemnisation), ou encore C&A ou Inditex (Zara), qui ont contribué au fonds sans pour autant avoir reconnu de production dans le Rana Plaza. Même les géants américains Gap et Walmart – pourtant honnis de la société civile internationale pour avoir refusé de signer l’Accord et mis en place un programme concurrent moins contraignant – ont versé des fonds !

Si le groupe Carrefour a pu se présenter comme un « artisan de l’Accord », affirmant « avoir tout fait pour qu’il voit le jour », et s’il ne manque pas de se targuer de sa « conduite exemplaire », la réalité paraît donc beaucoup moins reluisante. La mise en cause de la sous-traitance sauvage et le risque juridique paraissent des excuses bien commodes pour ne rien changer fondamentalement au système établi, et se défausser de toute responsabilité sur leurs fournisseurs.

C’est ce dont témoigne en particulier la ligne de défense adoptée par Auchan. Dans la foulée du Rana Plaza, le groupe de grande distribution s’est empressé d’annoncer un « plan de lutte contre la sous-traitance sauvage ». Pourtant, ce sont bien les pratiques d’achat d’Auchan, Carrefour et autres qui créent, en imposant des délais et des volumes excessifs pour des coûts défiant toute concurrence, le problème de la sous-traitance sauvage. « Auchan a bien entendu été bouleversé par cet événement, mais la responsabilité de la catastrophe est celle de ceux qui ont obligé les salariés à travailler dans un immeuble ne respectant pas les normes d’urbanisme locales et présentant des risques visibles d’effondrement. », déclare aujourd’hui le groupe. Qui, en effet, a contribué à placer les ouvrières dans cette situation ? Plutôt que de répondre à cette question, Auchan choisit d’adopter un ton martial : en cas de violation par les fournisseurs des « contrats commerciaux » et des « modes de relations habituels », la sanction – ou « déréférencement » - sera immédiate.

Suite à l’effondrement du Rana Plaza, Disney avait été vilipendée de toutes parts pour avoir décidé unilatéralement de se retirer totalement du Bangladesh, laissant les ouvrières à leur sort après avoir exploité leur travail et les privant, du même coup, des opportunités économiques et sociales offertes malgré tout par l’emploi textile [7]. Il ne semble pas que la démarche d’Auchan soit foncièrement différente dans sa logique.

Olivier Petitjean

Boîte Noire

Lire le second volet de cette enquête, sur la mise en oeuvre de l’Accord sur la sécurité des usines et le besoin de normes contraignantes en matière de responsabilité des multinationales.

Notes

[1Aussi bien Auchan que Carrefour ont totalement verrouillé leur communication officielle sur ces questions, refusant de répondre aux questions ou aux interviews qui pourraient les faire dévier du script établi.

[2Nous reviendrons sur ces questions dans le deuxième volet de cette enquête.

[3Voir à ce sujet le film documentaire Les damnées du low-cost, diffusé par France 5 à l’occasion de l’anniversaire du Rana Plaza.

[4Selon le Guardian, près de deux cent ouvrières sont encore portées disparues, leurs corps n’ayant pas été officiellement retrouvé dans les décombres. De sorte que leurs familles n’ont pas droit à compensation.

[5Comme le rapporte cet article du New York Times, le groupe espagnol Mango avait lui aussi choisi un ligne similaire pour refuser toute participation à l’indemnisation. Mango est depuis revenu sur cette position.

[6D’ailleurs, nombre des entreprises contributrices au fonds d’indemnisation ont participé par le biais d’organisations caritatives internes (la « Fondation C&A ») ou externes (notamment l’ONG BRAC).

[7Lire notamment à ce sujet cette enquête éclairante du Los Angeles Times.

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