En 1985, la présence des supermarchés en Amérique latine était très modeste, même dans les capitales et les régions économiques les plus développées. La distribution se faisait au travers d’un réseau complexe d’acteurs, au sommet duquel se trouvaient les grossistes, parfois concurrencés par des agences gouvernementales (comme la CONASUPO [1] au Mexique).
Vingt ans plus tard, les supermarchés dominent le commerce alimentaire de détail. En 2000, leur part y atteignait entre 45% et 75% (60% en moyenne [2]) dans les six pays qui dominent l’économie du sous-continent : Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Costa Rica et Mexique [3]. Dans les autres pays, les supermarchés représentent entre 20 et 40% du commerce de détail mais leur nombre augmente rapidement : au Guatemala, il a par exemple doublé entre 1994 et 2004.
Il y a donc, aujourd’hui, quatre grandes catégories de magasins en Amérique latine : les échoppes traditionnelles de quartier, attachées à leur indépendance ; les marchés traditionnels, qui peuvent être couverts, à l’air libre ou ambulants ; les supérettes de petite ou moyenne envergure (par exemple les boutiques de stations-service), souvent détenues par des grandes chaînes ; enfin, les supermarchés et hypermarchés, indépendants ou détenus par des chaînes. Ces derniers continuent à progresser et imposent de nouvelles technologies, règles et formes d’organisation ou de gestion qui ont des impacts sur toute la chaîne d’approvisionnement, en particulier dans le domaine agroalimentaire.
Les ressorts de la conquête de l’Amérique latine
L’expansion des supermarchés en Amérique latine a les mêmes racines sociologiques et économiques qu’en Europe et aux Etats-Unis, même si elle commencé plus tardivement. Par exemple, l’accélération de l’urbanisation leur est favorable car ils ont besoin d’une concentration importante de consommateurs pour se développer. Par ailleurs, le développement du travail des femmes a raccourci leurs disponibilités pour d’autres tâches, entraînant de nouvelles contraintes auxquelles les supermarchés répondent car ils regroupent les produits sur un même lieu et ouvrent assez tard. L’augmentation des revenus moyens - et donc celle de la part de ces revenus destinés à des produits plus riches et diversifiés - est un autre élément explicatif, de même que l’équipement des ménages en frigos et en automobiles qui facilitent la conservation des aliments et l’accès aux points de vente. Géographiquement, la conquête des marchés s’opère des pays les plus développés vers ceux du voisinage [4] et, à l’intérieur d’un même pays, des zones les plus riches vers les plus pauvres, où les investissements prédominent aujourd’hui.
Le développement des grandes surfaces doit aussi beaucoup à la libéralisation du commerce (qui a simplifié l’importation de produits) et à la déréglementation des investissements étrangers dans les années 1990, en lien avec les plans d’ajustements structurels du Fond Monétaire International (FMI) et avec les accords de commerce régionaux.
La course au gigantisme, commencée dans les années 1990, doit beaucoup à l’ouverture de nouveaux magasins. Mais elle s’effectue aussi par le biais de concentrations successives : un supermarché ou une chaine est racheté par un opérateur plus gros, qui sera lui-même racheté à son tour et ainsi de suite jusqu’au rachat de chaines entières par des géants mondiaux du secteur. Au Brésil, Walmart a ainsi racheté en 2005 les 140 supermarchés de l’ex-chaine portugaise Sonae, tandis que Carrefour s’est offert en 2007 Atacadão, une chaîne très rentable de 34 hypermarchés discount.
Au final, dans la plupart des pays, quelques acteurs seulement dominent le marché dont la majorité est liée à des multinationales (directement ou par joint venture). Les deux géants mondiaux de la distribution, Walmart et Carrefour, se taillent assez logiquement la part du lion : le premier domine largement la situation au Mexique et en Amérique centrale, le second étant plus présent au sud du sous-continent, notamment en Argentine, en Colombie et au Brésil [5]. Toutefois, d’autres chaînes comme Casino participent à la compétition, qui est par exemple très vivace au Brésil où Carrefour est en tête, talonné par Casino et Walmart.
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Faites un donLa grande distribution impose ses règles du jeu
Les premiers touchés par cette expansion ont naturellement été les marchés et les petits commerces traditionnels. En Argentine par exemple, 64 198 magasins ont fermé entre 1984 et 1993, même si les commerces spécialisés en fruits et légumes frais ont mieux résisté car les supermarchés pratiquaient encore – jusqu’à une période récente - des prix supérieurs sur ces denrées.
Mais l’essor des grandes surfaces a aussi des impacts importants sur la filière agroalimentaire. En effet, les petits producteurs se retrouvent en général exclus de la chaîne d’approvisionnement. Les critères de sélection des marchés traditionnels sont assez simples : ils reposent sur la variété, la taille, la couleur et un seuil maximal de dommages apparents. Or les supermarchés y ajoutent de multiples exigences en termes de forme, maladies, propreté, odeur, stade de maturation, température, emballage, délais de paiement, étiquetage, etc. En outre, comme elles ne cessent de changer les règles du jeu, les relations sont en remise en cause permanente. Au final, seuls les producteurs disposant de capacités techniques et financières importantes peuvent travailler durablement avec elles.
Enfin, les salariés de la grande distribution voient souvent leurs droits bafoués, en particulier le droit d’association et de négociation collective. Selon une étude récente de l’ONG ProDesc, Walmart viole les droits de milliers de salariés au Mexique, entre autres par le non-respect de la durée légale de travail pour les mineurs, la discrimination à l’embauche à l’égard des femmes et une politique antisyndicale. Au Brésil, c’est Carrefour qui est mis en cause par la Centrale Unique des Travailleurs (CUT) pour ses pratiques de répression syndicale. Le groupe français est également critiqué en Colombie où il « embauche » ses travailleurs par le biais de Coopératives de Travail Associé (CTA) : ces derniers ne disposent donc ni de couverture sociale, ni de droits syndicaux, ni de droit de représentation dans les négociations collectives.
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Photo : Carrefour Morumbi, São Paulo, Brésil, Fernando Stankuns cc (source)