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Derrière la tronçonneuse de Musk, la guerre fiscale des milliardaires

Derrière les attaques spectaculaires d’Elon Musk contre les agences fédérales américaines, une autre bataille se prépare en coulisses : celle de l’extension des baisses d’impôts imposées par Trump en 2017, avec à la clé un coût astronomique pour les finances publiques américaines, et une cure d’austérité beaucoup plus drastique qui affecterait l’ensemble de la population.

Publié le 4 mars 2025 , par Anne-Sophie Simpere

Gage Skidmore, cc by-sa

En Europe, les assauts d’Elon Musk et de son DOGE contre les agences fédérales américaines occupent régulièrement la une des médias depuis l’inauguration de Donald Trump. Si, chez la plupart, ses annonces choc, sa stratégie de désinformation et ses menaces contre les fonctionnaires provoquent l’affolement, une minorité rêve que le même traitement soit appliqué un jour à la France. Mais derrière les attaques idéologiques contre USAID et les administrations chargées du climat ou de la lutte contre les discriminations, cibles privilégiées de l’extrême-droite au pouvoir, il y a aussi une autre bataille, de plus grande ampleur en termes financiers, qui se joue.

« Dans l’immédiat, notre équipe voit dans le nouveau département de l’efficacité gouvernementale - plus connu sous le nom de DOGE - une réelle opportunité de réduire la sur-réglementation et le gaspillage. » C’est ainsi que le groupe de pression Americans for Prosperity (AFP) envisage les actions d’Elon Musk et de ses sbires : comme une opportunité de réduire drastiquement les dépenses publiques [1]. Pour AFP et les milliardaires qui le financent, il y a urgence. À la fin de l’année 2025, plusieurs mesures d’exemptions fiscales prises par la première administration Trump avec la loi « Tax Cuts and Jobs Act » ou TCJA de 2017 sont censées prendre fin. Americans for Prosperity, une organisation fondée par les frères Koch, multi-milliardaires libertariens, est sur le pied de guerre pour obtenir leur prolongation. Une prolongation dont le coût pour les finances publiques, ajouté à d’autres promesses fiscales de Donald Trump, pourrait s’élever à plus de 4 500 milliards de dollars sur dix ans.

Le TCJA, « opportunité d’une génération » pour les plus riches

Le TCJA est sans doute l’une des principales réalisations du premier mandat de Donald Trump. Ce paquet historique de réductions fiscales a baissé les taux d’imposition pour les sociétés (de 35 à 21 %) et pour les particuliers, augmenté divers crédits d’impôt, ou encore relevé le plafond pour être soumis à l’impôt sur les successions (de 5,6 à 11,2 millions de dollars, ou 22,4 millions pour un couple marié). Les grandes fortunes avaient mobilisé d’importants moyens d’influence pour faire adopter cette législation. Les frères Koch auraient dépensé plus de 20 millions de dollars à travers leurs think tanks et autres groupes de lobbying pour promouvoir la réforme. Cet investissement s’est révélé plus que rentable puisque, selon les calculs de l’organisation Americans for Tax Fairness, en 2018, les Koch pouvaient espérer économiser entre 1 et 1,4 milliard de dollars par an grâce au TCJA.

Selon le Center for Budget and Policies Priorities, si une majorité d’États-Uniens a effectivement vu ses impôts sur le revenu baisser, ce sont les ménages les plus riches, et en particulier les 1 % les plus fortunés, qui ont le plus bénéficié de cette réforme fiscale. Des chercheurs ont aussi analysé les impacts macro-économiques du TCJA, pour en conclure que si certaines entreprises ont réinvesti une partie de l’argent économisé, elles s’en sont aussi largement servi pour des opérations de rachat d’actions, et que les hausses de croissance et de salaire promises ont été moins importantes qu’annoncé. Au final, aucun des effets positifs sur l’économie ne compense l’aggravation du déficit budgétaire causé par ces pertes de revenu massives.

La fin d’une partie des baisses d’impôts du TCJA étant prévue pour fin 2025, le sujet a évidemment été au cœur de la récente campagne électorale. La candidate démocrate Kamala Harris proposait ainsi de limiter les exemptions fiscales aux personnes gagnant moins de 400 000 dollars par an. Avec l’idée de préserver la classe moyenne, tout en limitant le déficit grâce à la taxation des plus hauts revenus. De son côté, Donald Trump veut non seulement pérenniser sa loi sur les baisses d’impôts, mais aller encore plus loin en y ajoutant de nouvelles exemptions fiscales (sur les pourboires, les heures supplémentaires et les versements de la sécurité sociale) et en baissant encore davantage le taux de l’impôt sur les sociétés, de 21 à 15 %. Son élection est donc une première victoire pour les grandes fortunes qui veulent préserver leurs avantages fiscaux.

Offensive au Congrès et « bataille des idées »

Cependant, le retour de Trump à la Maison Blanche ne suffira pas. D’une part, parce que ces mesures doivent être adoptées par le Sénat et la Chambre des représentants, et d’autre part, parce que la « générosité » du nouveau président a un coût qui risque d’être insupportable pour les finances publiques : au moins 4 500 milliards de dollars sur les dix prochaines années. Pour compenser, il serait absolument nécessaire de sabrer dans les dépenses. Le 12 février dernier, la commission du budget de la Chambre des représentants a adopté un plan appelant à 2000 milliards de dollars de coupes dans le budget fédéral. Le gel des activités d’USAID, l’agence de développement des États-Unis au budget annuel d’environ 50 milliards de dollars, sera donc très, très loin de suffire. Les Républicains envisagent notamment des coupes dans Medicaid, le programme qui permet de fournir une assurance maladie aux personnes à faibles revenus. Mais il concerne des millions d’Américains et il ne sera pas si facile de le sacrifier.

L’agitation et les outrances d’Elon Musk et de son DOGE, dans la logique de « submersion des médias » théorisée par Steve Bannon, sert à diffuser l’idée que l’État fédéral gaspille l’argent public et que c’est pour cette raison qu’il est indispensable de couper drastiquement dans les dépenses fédérales. En parallèle, comme en en 2017, les milliardaires et leurs think tanks se sont lancés dans la « bataille des idées ». Americans for Prosperity (AFP) a engagé une campagne à 20 millions de dollars pour pousser un narratif positif autour des exemptions fiscales, en axant leurs messages sur la protection des petites entreprises et des familles qui travaillent dur (« small businesses and hard working families ») – quand bien même les études d’impact montrent que ce ne sont pas eux qui bénéficient le plus du Tax Cuts and Job Act de 2017.

Pour écraser tout débat sur la justice fiscale et la répartition de la charge de l’impôt, AFP prévoit du lobbying classique, avec un objectif de 1500 rendez-vous avec des responsables au Capitole, mais aussi une campagne de terrain avec du porte à porte, des appels téléphoniques et des actions en ligne, une forte couverture médiatique, et enfin un ciblage particulier des populations latinos, perçues comme pouvant devenir des alliées. Le but : convaincre le grand public de défendre une loi qui profite de manière disproportionnée aux plus riches.

Gouvernement des milliardaires

Outre les frères Koch, AFP est financé par diverses fondations et entreprises d’autres milliardaires conservateurs comme la famille DeVos, propriétaires de la multinationale Amway. L’héritière du deuxième fondateur de Amway, Barbara Van Andel-Gaby, est de son côté présidente de la Heritage Foundation, think tank ultra-influent à l’origine du « Project 2025 » (lire notre article) qui défend lui aussi les bienfaits du Tax Cuts and Job Act. Son époux, Richard Gaby, siège quant à lui au conseil d’administration du Club for Growth, un think tank également mobilisé pour pérenniser les exemptions fiscales de 2017. Ce « club » a reçu des millions de dollars des milliardaires Richard Uihlein et Jeff Yass. Selon le média Propublica, la famille Uihlein aurait bénéficié de 215 millions de dollars de déductions fiscales grâce au TCJA rien qu’en 2018. Richard Uihlen et sa femme sont également de généreux financeurs du parti Républicain, à qui ils donnent des millions de dollars à chaque cycle électoral.

La future réforme fiscale de Donald Trump devra nécessairement passer par le Sénat et la Chambre des représentants, et les élus risquent donc de faire face à des choix compliqués. Avec la pression d’un gouvernement de milliardaires pour maintenir de coûteuses baisses d’impôts d’un côté, et de l’autre pour augmenter certaines dépenses comme celles allouées à la défense des frontières, les arbitrages pour limiter l’envolée du déficit seront complexes. Et pourraient bien les amener à imposer une douloureuse cure d’austérité dans les programmes qui concernent vraiment, cette fois ci, les « Américains qui travaillent dur ». De quoi provoquer de houleux débats dans les mois à venir, aux conséquences probablement plus profondes et durables que l’agitation actuelle du DOGE d’Elon Musk.

Ces débats font aussi écho aux discussions budgétaires en France, où les cadeaux fiscaux faits aux entreprises et aux plus riches ces dernières années (baisse du taux des impôts sur les sociétés, exonérations de cotisations, flat tax, suppression de l’ISF…) ont également eu un coût pour les finances publiques, que certains voudraient amortir en s’attaquant aux dépenses. Cette approche, privilégiée à droite de l’échiquier politique, est aussi férocement défendue dans les médias et sur les réseaux sociaux par certains des think tanks et associations françaises liées au réseau Atlas (cf. notre enquête). L’Ifrap – dont les instances sont trustées par des grandes fortunes – appelle à des réductions « choc » des dépenses publiques, tout en s’opposant, par exemple, à la taxation des cent-millionnaires. De son côté, Contribuables associés, version française des « taxpayers associations » que l’on retrouve notamment aux États-Unis, rêve d’un Elon Musk en France, après avoir passé des années à faire de la suppression de l’ISF l’un de ses combats. La guerre fiscale qui va se jouer en 2025 outre-Atlantique, et les conséquences qu’elle aura sur les inégalités et la pauvreté pourraient bientôt trouver leur pendant en France.

Article publié par Anne-Sophie Simpere

Notes

[1La citation est extraite d’un mémo de 8 pages rendu public par le Guardian, dans lequel l’AFP explique sa stratégie pour prolognger les « tax cuts ».

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