Au Sénat et à l’Assemblée nationale, plusieurs commissions d’enquête parlementaires sont en cours portant sur des sujets économiques ou sur l’efficacité des politiques publiques mises en place dans ce domaine. C’est le cas de la commission du Sénat sur le scandale des eaux minérales contaminées (ou « affaire Nestlé »), qui a récemment rendu son rapport, de la commission de l’Assemblée nationale sur la multiplication des plans de licenciement, ou encore de celle, toujours à l’Assemblée, sur les freins à la réindustrialisation. Et enfin de la commission d’enquête sénatoriale sur les aides publiques aux grandes entreprises, dont nous vous reparlerons prochainement.
Beaucoup de grands patrons de multinationales françaises ont été auditionnés dans ce cadre, et certains ne semblent pas avoir goûté l’exercice. Rodolphe Saadé, de CMA-CGM, n’a par exemple pas beaucoup apprécié de devoir répondre sur la niche fiscale dont bénéficie son groupe ni sur sa visite à Donald Trump.
L’Humanité contre Les Échos ?
Une autre passe d’armes a eu lieu lors de l’audition de Bernard Arnault, le 21 mai, par la commission sénatoriale sur les aides publiques. Le milliardaire s’est emporté contre le communiste Fabien Gay, rapporteur et par ailleurs directeur de publication de L’Humanité, lui reprochant la une du journal sur 1200 suppressions d’emploi dans des maisons de champagne et de cognac propriétés de LVMH [1].
Fabien Gay lui a répondu en lui demandant si Bernard Arnault n’avait pas inspiré les pages consacrées par les Les Échos aux commissions d’enquêtes en cours, relayant abondamment l’agacement des grands patrons face au « piège » que leur tendraient les parlementaires. L’article cultive un ton assez méprisant à l’égard de ces derniers et de leur supposée méconnaissance des questions économiques. Une chronique de David Barroux renchérit en ces termes : « On n’est certes pas revenu au Tribunal révolutionnaire de Robespierre, qui coupa trop de têtes. Mais nous sommes sur une mauvaise pente de démagogie politique. »
Les avocats du tout-Paris des affaires
Le problème est peut-être surtout que lesdits grands patrons ne sont pas habitués à devoir rendre compte de leurs actes devant d’autres personnes que leurs propres subordonnés ou les marchés financiers, avec d’autres critères que la performance boursière. Rompus aux exercices de communication contrôlés jusque dans leurs moindres détails par leurs équipe de communication, ils ne goûtent guère l’exercice des auditions et ses incertitudes. Que l’on débatte démocratiquement au Parlement, et de manière contradictoire, des stratégies des grandes entreprises, pourrait être pris comme une bonne nouvelle. Pour eux, c’est apparemment un scandale.
Les dirigeants des groupes français sont encouragés en ce sens par un acteur clé du monde des affaires parisien, où officient aujourd’hui de nombreuses personnalités politiques comme Bernard Cazeneuve, Emmanuelle Mignon, ou l’ex ambassadeur auprès de l’UE Pierre Sellal : le cabinet August Debouzy. Selon La Lettre, celui-ci propose activement ses services aux patrons qui s’estiment menacés par les parlementaires, et organisera une session de formation sur le sujet le 5 juin prochain.
Deux de ses employés, le chroniqueur néolibéral Nicolas Baverez et Vincent Brenot se sont fendus d’une tribune dans le Figaro pour dénoncer une « zone de non-droit ». Les avocats lobbyistes d’August Debouzy ont aussi réussi à souffler leurs éléments de langage à quelques rédactions.
Ce que déplorent particulièrement August Debouzy et Les Échos, c’est la possibilité de poursuites au cas où ils seraient pris en flagrant délit de mensonge. Le Sénat a demandé des poursuites contre un dirigeant de Nestlé Waters France (qui avait prétendu que les eaux du groupes n’étaient pas contaminées) et l’avait déjà fait, dans le cadre de la commission McKinsey, contre un dirigeant du cabinet de conseil (qui avait affirmé la main sur le coeur que celui-ci payait des impôts en France). Deux cas seulement, qui pour l’instant n’ont pas débouché sur des sanctions, mais qui suffisent apparemment à donner des sueurs froides à des patrons qui jugent inconcevable de devoir rendre des comptes.