Le texte complet de la question était le suivant :
Le gouvernement affirme que la France ne livre pas d'armes à Israël. Pourtant, on en parle dans la presse. Qui croire ?
Pourquoi c’est une bonne question
Entre octobre 2023 et le fragile cessez-le-feu de janvier 2025, les bombardements et les actions militaires menées par Israël à Gaza ont suscité des manifestations partout dans le monde. Au-delà de la condamnation morale d’une offensive dont le bilan s’établit à plusieurs dizaines de milliers de morts du côté palestinien, ce mouvement porte aussi une revendication concrète : la fin des livraisons d’armes à l’État hébreu. Les États-Unis, en particulier, ont alimenté l’arsenal de Tsahal de manière continue depuis le début de la guerre [1]. Sans les armes des alliés, les opérations militaires israéliennes n’auraient pu se poursuivre avec la même intensité.
Dans de nombreux pays, la société civile, les syndicats et parfois les gouvernement ont dénoncé et parfois bloqué les ventes d’armes à Israël. Et en France ? Les entreprises du secteur ont maintenu une grande discrétion, tandis que Emmanuel Macron et le gouvernement ont assuré à de nombreuses reprises qu’aucune arme française livrée à Israël n’est utilisée dans la bande de Gaza. Dans quelle mesure peut-on prêter foi à ces déclarations ?
Sans les livraisons d'armes des alliés, les opérations militaires israéliennes ne pourraient pas se poursuivre avec la même intensité.
Officiellement, « seulement » 25 millions d’euros de ventes d’armes à Israël approuvées par l’État français
Le rapport au Parlement présenté par le ministère des Armées évalue à 25,6 millions d’euros la valeur des armes destinées à Israël en 2022. À cette occasion, Sébastien Lecornu s’est félicité du « niveau historique avec près de 27 milliards d’euros » de prises de commandes reçues au total par l’industrie française de l’armement.
Par comparaison avec ces 27 milliards, et avec les 23 milliards de dollars de dépenses militaires de l’armée israélienne sur la même année 2022 selon la Banque Mondiale, 25 millions d’euros peuvent paraître négligeables. En 2023, ces chiffres avaient même baissé, avec 19,9 millions d’euros de prises de commandes pour des exportations vers Israël sur 8,2 milliards d’euros au total.
Parmi les armes françaises fournies à Israël, les mieux connues sont les hélicoptères AS565 Panther, produits par Airbus et utilisés par Tsahal pour patrouiller les zones maritimes, et notamment le littoral de la bande de Gaza. Leur utilisation semble avoir cessé en 2022. L’Observatoire des armements a également attiré l’attention sur l’exportation de fusils d’assauts français produits par PGM Precision. Cette entreprise basée en Savoie est un fournisseur attitré de la Police nationale, mais a aussi trouvé un client dans les brigades spéciales de l’armée israélienne.
Des équipements militaires à usage purement défensif ?
Le gouvernement a admis que de nouvelles licences d’exportation à destination d’Israël avaient été accordées depuis octobre 2023, mais uniquement pour des équipements défensifs, notamment le système anti-missiles baptisé « Dôme de fer ». Une référence sans doute aux composants électroniques fournis par Safran (récepteurs de télémesure d’essai en vol, enregistreurs radiofréquence, enregistreurs de signaux analogiques) qui équipent ce système et pour lesquels Tsahal a passé une nouvelle commande en 2022 [2].
Le média d’investigation Disclose a cependant révélé que la France avait autorisé en octobre 2023 l’exportation d’au moins 100 000 pièces de cartouches pour des fusils mitrailleurs susceptibles d’être utilisés à Gaza. Suite à ces révélations, le gouvernement et l’industriel concerné, Eurolinks, ont assuré que la licence accordée ne concernait que de la réexportation par son partenaire israélien à des clients étrangers, et « ne donne pas droit à l’armée israélienne d’utiliser ces composants ».
Mais... les chiffres officiels ne disent pas tout
En réalité, le rapport au Parlement ne donne « qu’un faible aperçu des exportations d’armes françaises », rappelle Aymeric Elluin, responsable de plaidoyer Armes à Amnesty International France. Il ne donne pas d’information sur quelles armes sont vendues, quels acteurs en feront usage et dans le cadre de quelles missions.
Les données officielles ne disent rien, par exemple, des livraisons d’armes d’entreprises françaises via d’autres pays. Thales, associé avec l’entreprise d’armement israélienne Elbit au Royaume-Uni pour produire des drones Watchkeeper (basées sur les drones Hermes d’Elbit régulièrement utilisés à Gaza) est particulièrement ciblé par les militants. Leur coentreprise nie livrer des drones à Israël, mais elle détient les licences d’exportation pour ce faire. D’autres firmes françaises sont concernées. En 2021, une fillette de 11 ans a été tuée à Gaza par un obus israélien vendu par une entreprise italienne rachetée par Nexter.
En outre... des composants critiques sont exportés sans contrôle
Les spécialistes attirent aussi l’attention sur les composants qui peuvent être employés dans l’armement, sans être pour autant identifiés comme matériel de guerre. Leur exportation n’est pas soumise au contrôle du Ministère des Armées, n’est pas comptabilisée dans le rapport au Parlement, et est encore moins connue du public.
« Certaines de ces technologies peuvent être utilisées dans le secteur nucléaire ou constituer des armes chimiques », note Patrice Bouveret, tout en rappelant qu’« Israël n’est pas signataire du traité de non prolifération des armes nucléaires (TNP). Leur valeur financière peut être très faible mais leur usage peut atteindre un très haut niveau de létalité. »
C’est ainsi qu’un capteur sensoriel produit en France par Exxelia avait été retrouvé parmi les débris d’un missile qui a tué trois enfants en 2014 à Gaza. La famille des victimes a porté plainte contre l’entreprise pour « complicité de crimes de guerre » et « homicide involontaire ». L’enquête est actuellement en cours au sein du tribunal de Paris. Or, de nombreuses autres entreprises exportent ce type de produit. Le producteur de semi-conducteurs STMicroelectronics a même des implantations en Israël. Des puces ST ont été retrouvées dans des drones utilisés par l’armée russe en Ukraine. En décembre 2023, la section CGT du groupe à Crolles, près de Grenoble, a fait état des soupçons des salariés que les mêmes puces étaient employées actuellement à Gaza.
Plus largement... Les entreprises d’armement françaises multiplient les partenariats avec le complexe militaro-industriel israélien
Ce n’est pas seulement à travers leurs exportations que les entreprises françaises sont amenées à soutenir directement et indirectement l’armée israélienne. C’est également à travers les multiples liens commerciaux et technologiques qu’ils ont noué avec le secteur de l’armement de ce pays. La constitution de joint-ventures de ce type permet d’ailleurs de contourner les limitations à l’exportation des différents pays.
L’entreprise Elbit, l’un des principaux fournisseurs d’armes de Tsahal, a ainsi multiplié les partenariats avec des groupes français. Outre sa coentreprise avec Thales pour produire le drone Watchkeeper WK450, employé par le Royaume-Uni en Afghanistan, Elbit s’est également associée avec Safran. En 2010, ce dernier annonçait la création d’une mystérieuse entreprise partagée à 50% avec le producteur israélien, et dont la production se devait se faire à Montluçon et à Eragny. Le nom de cette filiale n’a jamais été mentionné par les deux groupes, et aucune autre information n’a filtré.
Elbit a aussi lancé la production d’un nouveau système de roquettes en coopération avec KNDS, propriété de l’État français, issu de la fusion entre Nexter et un homologue allemand. Ces armes sont censées être destinées au pays membres de l’OTAN et notamment au renouvellement de l’artillerie allemande.
En 2021, Safran et Rafael, autre géant israélien de l’armement, ont annoncé un partenariat destiné à intégrer les technologies des viseurs produits par Safran au système de combat Fire Weaver de Rafael - afin d’aboutir à un produit final dont la force serait de « détecter, acquérir et neutraliser avec précision, y compris à distance de sécurité [...] tout objectif ». Le système Fire Weaver a été acheté par Tsahal, mais on ne sait pas s’il a été utilisé sur le terrain.
Un autre fleuron européen, MBDA, fruit d’un investissement conjoint entre Airbus, l’italienne Leonardo et la britannique BAE Systems, dont le siège social est situé dans les Hauts-de-France, s’est quant à lui associé à Israeli Aerospace Industries. L’alliance a été scellée par le biais de la filiale allemande de MBDA, dans le cadre d’un partenariat qui couvre plusieurs technologies, dont le drone kamikaze.
Ces liens multiples entre les systèmes militaro-industriels israélien et européen se donnent à voir dans les salons consacrés aux technologies d’armement et de sécurité. Au salon Milipol de novembre 2023, 52 entreprises israéliennes étaient présentes. Des dizaines devaient également être présentes au Bourget en juin 2024 dans le cadre du salon Eurosatory, mais le gouvernement a fini par annuler leur venue suite aux protestations.
Et puis... les industriels français lorgnent sur les savoir-faire israéliens
Israël est un leader dans la cybersécurité, que ses forces armées utilisent pour contrôler la population palestinienne, hacker ses réseaux et couper sa connexion à internet. Dans la « start-up nation » du Moyen Orient, l’industrie technologique représente 18% du PIB. Or, ses inventions sont souvent testées dans ce que le journaliste d’investigation Anthony Loewenstein appelle « le laboratoire palestinien » [3]. Néanmoins, ce secteur bénéficie des investissements de pays comme la France dont les entreprises souhaitent s’inspirer des « innovations » israéliennes.
C’est ainsi que Thales en décembre dernier a finalisé l’acquisition, pour la somme de 3,2 milliard d’euros, de l’entreprise de cybersécurité Imperva, fondée en Israël en 2002. Moshe Lipsker, le vice-président d’Imperva, plaidait en 2022 en faveur d’une plus grande intégration des employés du secteur informatique dans Tsahal, rappelant à quel point « la haute technologie en général et la cyberguerre en particulier constituent une part importante du moteur économique de l’État d’Israël ».
Dans le même esprit, en 2018, Airbus a noué un partenariat avec Team 8, firme de capital-risque israélienne qui développe des start-ups de cybersécurité. Son fondateur Nadav Zafrir décrivait en décembre 2023 le rôle que les entreprises comme la sienne, soutenues par des capitaux venant des alliés d’Israël, joueront dans l’après guerre dans la construction d’un « Moyen Orient bipolaire, avec d’une part les nations djihadistes terroristes comme l’Iran et d’autre part les nations modérées [ie. Israël et l’Arabie saoudite], qui aspirent à la prospérité et fondent leur alliance sur l’économie ». Un scénario qui mettrait côte à côte deux clients bien appréciés par les entreprises françaises de l’armement.
Enfin... les banques françaises se mêlent de la partie
Les banques et les assureurs français sont aussi désormais dans le viseur des soutiens de la cause palestinienne. Axa (qui s’est depuis désengagée sous la pression), mais aussi BNP Paribas et le Crédit agricole sont ciblés par des actions militantes qui dénoncent leurs financements à des entreprises actives dans des colonies illégales. BNP Paribas a en outre participé, « à hauteur de 2 milliards d’euros », à une émission obligataire de l’État israélien en mars 2024, destiné à combler « un déficit croissant lié à la guerre ».
BNP Paribas contribue aussi directement au financement des entreprises d’armement israéliennes. Selon des données du cabinet Profundo, entre janvier 2021 et août 2023, la BNP a accordé 6,4 milliards de dollars de prêts et de souscriptions aux plus importants fabricants d’armes qui fournissent Tsahal. Plus récemment, une enquête de Off Investigation a montré que la banque - de même qu’un important fonds de gestion d’actifs français, Amundi (détenu en majorité par le Crédit agricole) – avaient racheté un grand nombre d’actions de l’entreprise d’armement Elbit à partir de fin 2023 - peut-être avec l’idée de profiter de l’augmentation de son cours en bourse grâce à la guerre. Officiellement, il s’agit d’investissements pour le compte de clients de ces deux sociétés.
Et donc ?
Alors qu'un cessez-le-feu précaire entre en vigueur à Gaza, le sujet des ventes d'armes à Israël est-il derrière nous ? Évidemment non, tant la situation reste volatile, et tant qu'Israël continue de pratiquer une politique colonisatrice et potentiellement génocidaire dans les territoires palestiniens.
Derrière la prétention affichée par le gouvernement français de ne presque pas armer Israël, et seulement pour des équipements militaires défensifs, la réalité est beaucoup plus complexe. Les règles en vigueur ne permettent pas de suivre et encore moins d'interdire toutes les ventes d'armes ou d'équipements problématiques, surtout lorsqu'il s'agit de composants. Et les industriels français ont noué de nombreux partenariats avec leurs homologues israéliens dont ils n'ont pas l'intention de se désengager.
Au-delà de la guerre à Gaza, ces constats illustrent donc aussi les faiblesses des réglementations françaises en matière de transparence et de contrôle des ventes d'armes, et les hypocrisies de nos dirigeants à ce sujet.
Cet article est une version actualisée d’un article précédemment publié par l’Observatoire des multinationales en mars 2024.