Debunk

Est-il vrai que « TotalEnergies paie ses impôts là où le groupe extrait du pétrole et du gaz » ?

Régulièrement pointé du doigt pour la faiblesse de sa contribution fiscale en France, le groupe TotalEnergies affirme qu’il paie ses impôts là où sont ses bénéfices, c’est-à-dire dans les pays où il extrait des hydrocarbures. Un argument partiellement valable, mais qui laisse aussi beaucoup de (bonnes) questions de côté.

Publié le 28 janvier 2025 , par Olivier Petitjean

Remontees, cc by-sa

Le texte complet de la question était le suivant :

TotalEnergies dit payer ses impôts là où il extrait du pétrole et du gaz. Est-on sûr que c'est vraiment le cas ?

Question posée par Robert Zimmermann le 24 mai 2024 (nous poser une question ?)

Pourquoi c’est une bonne question

La feuille d’impôts de TotalEnergies est un sujet récurrent de débat en France. Depuis plusieurs années, le groupe pétrogazier, « champion national » par excellence, est régulièrement accusé de ne payer aucun impôt dans l’Hexagone alors même qu’il affiche des bénéfices très confortables à l’échelle mondiale.

Les chiffres le confirment. Les rapports de transparence fiscale publiés par le groupe indiquent qu’en 2019, 2020 et 2021, et à nouveau en 2023, TotalEnergies n’a payé aucun impôt sur les sociétés en France. De l’aveu même de ses dirigeants, cela a également été le cas entre 2011 et 2014. Et on peut même faire remonter ce débat récurrent à – au moins – 2019-2010.

Même les années où TotalEnergies déclare un bénéfice en France et est effectivement censé payer l’impôt sur les sociétés, il semble y avoir toujours une raison pour laquelle le groupe arrive tout de même à réduire son ardoise finale, voire touche, en sens inverse, de l’argent du fisc. En 2023, c’était en raison du recouvrement d’un trop perçu de la part de Bercy. En 2021, c’était du fait du règlement en faveur du groupe pétro-gazier d’un litige autour du crédit impôt recherche. En 2022, sur un impôt sur les sociétés théoriques de 122 millions de dollars en France, TotalEnergies n’a versé au fisc que 19 millions. Rappelons que le groupe a affiché ces trois mêmes dernières années des profits historiques, de 14,2, 19,2 et 19,3 milliards d’euros.

Les défenseurs de TotalEnergies dans les médias et sur les réseaux sociaux avancent plusieurs arguments pour défendre leur champion. D’abord, que les activités françaises seraient structurellement non profitables et déficitaires du fait de la faible compétitivité de notre économie. Et aussi, de manière qui pourrait apparaître plus convaincante de premier abord, que cette faible contribution fiscale est tout à fait normale dès lors que TotalEnergies paie surtout et avant tout ses impôts là où le groupe extrait son pétrole et son gaz, c’est-à-dire pas en France. On ne va tout de même pas prétendre confisquer aux Africains et autres les revenus fiscaux auxquels ils ont droit et dont ils ont bien besoin...

Alors, que faut-il en penser ? Les citoyens et citoyennes français ont-ils raison de se plaindre que TotalEnergies ne contribue pas au budget national ?

Enfumage total

Depuis des années, TotalEnergies et ses communicants se plaisent à entretenir la confusion en mélangeant allègrement les chiffres de l'impôt proprement dit et les taxes et autres cotisations sociales qui ne sont que collectées par l'entreprise.

Avant toute chose, pour déblayer le terrain, précisons s’il en est besoin que nous parlons bien ici de l’impôt sur les sociétés. Depuis des années, TotalEnergies et ses communicants se plaisent à entretenir la confusion en mélangeant allègrement les chiffres de l’impôt proprement dit et les taxes et autres cotisations sociales qui ne sont que collectées par l’entreprise. À l’automne 2022, en plein débat sur la taxation des « superprofits » liés à la guerre en Ukraine, le PDG Patrick Pouyanné a ainsi affirmé devant une commission parlementaire que son groupe « apporte une contribution comprise entre 1,6 et 1,9 milliard au budget français ». Or, comme le rappelait Matthieu Aron dans L’Obs, ce chiffre correspond essentiellement aux cotisations patronales (1,1 milliard) ainsi qu’à la taxation des dividendes versés (500 millions). Des sommes qui ne sont que collectées par TotalEnergies pour ses actionnaires et ses salariés, et non acquittées par le groupe.

La ficelle est grosse, mais cela n’empêche pas de nombreux journalistes et responsables politiques de répéter naïvement les chiffres qui leur sont communiqués par TotalEnergies.

Total ne fait pas qu’extraire du pétrole et du gaz

Passons aux choses sérieuses. Premier point à rappeler : le groupe TotalEnergies ne fait pas qu’extraire du pétrole et du gaz. Il s’est construit de manière à contrôler toute sa chaîne de valeur, depuis le forage jusqu’à la commercialisation d’essence à la pompe et d’autres produits issus du raffinage et de la pétrochimie comme le plastique, en passant par le négoce et le transport. Depuis quelques années, dans le prolongement de cette logique de concentration verticale, TotalEnergies a étendu ses activités à d’autres sources d’énergies dites « vertes » et, avec le rachat de Lampiris et de Direct Energie, il vend désormais de l’électricité et du gaz aux particuliers en France et dans d’autres pays européens.

On ne voit pas pourquoi toutes ces activités autres que l’extraction (transport, négoce, raffinage, stations-services, plastique, fourniture d’énergie) ne généreraient pas de bénéfices, y compris en France, et donc de l’impôt sur les bénéfices. D’autres entreprises en sont parfaitement capables.

Une activité de négoce très lucrative

À entendre les discours des dirigeants du groupe, TotalEnergies n’aurait essentiellement que deux activités : la production, qui aurait lieu ailleurs qu’en France, et le raffinage, qui aurait lieu en France mais qui serait structurellement déficitaire. C’est oublier un peu rapidement certaines activités intermédiaires qui peuvent s’avérer très profitables. Comme le négoce de pétrole et de gaz par exemple.

Deux filiales de négoce basées en Suisse, dont les salariés n'ont jamais approché un gisement de pétrole ou de gaz de leur vie, représentent à elles seules l'équivalent de 30% des bénéfices de TotalEnergies en 2023.

TotalEnergies passe par ses filiales de trading – Totsa pour le pétrole et Total Gas and Power Limited ou TGP pour le gaz – pour acheter et revendre les hydrocarbures qu’il extrait lui-même mais aussi ceux extraits par d’autres. Selon une enquête du Temps, ces activités feraient du groupe français l’une des plus grosses maisons de négoce de la planète aux côtés de Glencore, Vitol, Gunvor ou entre Trafigura. Ces activités, comme pour ses homologues, sont basées essentiellement... en Suisse. Le document d’enregistrement universel 2023 de TotalEnergies confirme que Totsa a enregistré cette année-là un bénéfice de près de 3 milliards d’euros (soit un septième des bénéfices globaux du groupe). Total Gas and Power Limited, basée à Londres mais possédant elle aussi une importante succursale en Suisse, affiche quant à elle en 2023 un bénéfice de plus de 2,5 milliards d’euros. Ces deux entités du groupe, dont les salariés n’ont jamais approché un gisement de pétrole ou de gaz de leur vie, représentent donc à elles seules l’équivalent de 30% des bénéfices de TotalEnergies en 2023.

Aucun chiffre spécifique sur la Suisse n’est donné dans les rapports de transparence fiscale de TotalEnergies, de sorte que l’on ne sait pas combien d’impôts exactement le groupe a versé sur ses bénéfices issus du négoce. Quant à TGP, elle déclare dans ses comptes britanniques avoir acquitté en 2023 un impôt sur les sociétés de 282 millions d’euros, soit un taux d’imposition plutôt intéressant de 10% (pour rappel, le taux nominal de l’impôt sur les sociétés en France, encore à 33% récemment, est aujourd’hui de 25%).

De filiale en filiale, le voyage secret des bénéfices du groupe

Une filiale de TotalEnergies basée dans un pays africain qui extrait du pétrole ou du gaz le revendra à une autre filiale du même groupe basée en Suisse qui s'occupe de négoce, qui la revendra à une autre filiale basée aux Pays-Bas qui coordonne les activités de raffinage, qui la revendra enfin à une autre filiale française qui gère des stations-service

L’exemple des filiales de négoce nous fait toucher au fond du problème. Le groupe TotalEnergies regroupe des centaines de sociétés filiales réparties selon leur activité ou selon leur localisation géographique ou encore en fonction de considérations juridiques, comptables ou fiscales. Ces filiales sont amenées à commercer entre elles aux différentes étapes de la chaîne de valeur. Par exemple, pour simplifier et schématiser, une filiale de TotalEnergies basée dans un pays africain qui extrait du pétrole ou du gaz le revendra à une autre filiale du même groupe basée en Suisse qui s’occupe de négoce, qui la revendra à une autre filiale basée aux Pays-Bas qui coordonne les activités de raffinage, qui la revendra enfin à une autre filiale française qui gère des stations-services.

Chacune de ces transactions entre sociétés d’un même groupe est facturée au moyen de ce qu’on appelle les « prix de transfert », que les multinationales comme TotalEnergies peuvent fixer à leur guise avec – quoiqu’elles en disent parfois – seulement une supervision minimale de la part des administrations fiscales. Or il suffit de les manipuler un peu pour faire en sorte que telle ou telle filiale affiche des bénéfices plus ou moins grands, ou au contraire des pertes. C’est là l’un des plus importants ressorts de l’optimisation fiscale des multinationales.

La France mal lotie

On ne sache pas pourtant que l'Allemagne soit un grand pays de production pétrolière ou gazière. Cela ne l'empêche pas de collecter 600 millions d'euros d'impôts sur les sociétés sur les profits de TotalEnergies.

Il semble bien que la faiblesse récurrente des bénéfices déclarés par TotalEnergies en France soit directement liée à ce type d’arbitrages, qui sont parfois des choix d’approvisionnement auprès de différentes filiales et parfois de simples jeux d’écriture.

Une note récente de l’Institut des politiques publiques, qui pose la question de pourquoi l’impôt sur les superprofits pétroliers a au final si peu rapporté au fisc français, note ainsi que « la part des profits pétroliers européens localisés en France est pratiquement nulle, quand bien même la contribution des consommateurs français au chiffre d’affaires européen de ces entreprises est très élevée ».

En 2022, la France représente 51 % des ventes de TotalEnergies dans l’Union européenne, mais seulement 4 % de ses impôts, contre 19 % des ventes et 43 % des impôts en Allemagne. On ne sache pas pourtant que l’Allemagne soit un grand pays de production pétrolière ou gazière. Cela ne l’empêche pas de collecter 600 millions d’euros d’impôts sur les sociétés sur les profits de TotalEnergies.

Une structuration juridique qui ne correspond pas à la réalité économique

À cet enjeu des flux financiers intra-groupe s’ajoute un autre effet déformant, que nous avions documenté dans le cadre de notre « véritable bilan du CAC40 » de 2019 : les filiales de TotalEnergies qui s’occupent d’exploration et de production ne sont pas forcément enregistrées dans les pays où cette production a lieu.

À l’époque (mais le constat vaut encore aujourd’hui), les filiales de TotalEnergies dédiées à la production étaient principalement localisées en Europe, notamment en France et aux Pays-Bas, et dans une moindre mesure au Royaume-Uni. La filiale qui s’occupe aujourd’hui du projet EACOP, cet oléoduc très contesté qui doit traverser l’Ouganda et la Tanzanie, a ainsi son siège social à Londres. On en trouvait aussi quelques-unes dans des paradis fiscaux comme les Bermudes ou les îles Vierges britanniques. Une répartition géographique très différente de celle des pays d’où provenaient réellement la production de pétrole et de gaz de TotalEnergies pour cette même année 2018, essentiellement en Afrique, en Russie et au Moyen-Orient, et secondairement en mer du Nord et aux États-Unis.

Pour frappante qu’elle soit, la comparaison entre les cartes ne dit évidemment pas tout. Vingt filiales dans un même pays peuvent brasser moins de chiffre d’affaires et générer moins de bénéfices qu’une seule filiale dans un autre. Mais elle montre au moins une chose : l’idée selon laquelle les bénéfices issus de l’extraction de pétrole et de gaz seraient imposés « naturellement » là où cette extraction a lieu n’a rien d’évident.

Les pays où TotalEnergies extraient des hydrocarbures reçoivent-ils leur juste part ?

Que savons-nous réellement des impôts versés par TotalEnergies dans les pays où il exploite du pétrole et du gaz ?

Selon le rapport de transparence fiscale de l’entreprise, les principaux pays où TotalEnergies a payé l’impôt sur les sociétés en 2023 sont effectivement des pays producteurs, à commencer par la Norvège (4,9 milliards de dollars dus), le Royaume-Uni (2,3 milliards) ou encore le Nigeria (1,2 milliards), qui à eux trois représentent les deux tiers de l’ardoise fiscale du groupe.

Ils sont pourtant loin de représenter les deux tiers de sa production d’hydrocarbures. Dans les autres pays, les versements aux gouvernements – qui font l’objet depuis quelques années d’une divulgation obligatoire – se font par d’autres mécanismes que l’impôt sur les sociétés, comme des taxes spécifiques (comme aux Emirats arabes unis), des royalties ou encore le partage de la production.

Si l’on tient compte de tous les paiements déclarés, les cinq premiers bénéficiaires – représentant 75% des versements de TotalEnergies - sont les Emirats arabes unis, la Norvège, la Libye, la Grande-Bretagne et l’Angola. Ils ne représentent pourtant « que » 40% de sa production la même année. Les Emirats comptent pour 28% des versements et 14% de la production, la Norvège pour 17,5% des versements contre 9,6% de la production. À l’inverse, le Nigeria représente 8,8% de la production mais 5% des versements. De même le Congo (2,8 et 1,5%) et d’autres pays aux profils variés.

Ces variations sont l’effet des différences de législation et de taux d’imposition dans les différents pays. Celles-ci reflètent aussi une différence de rapport de forces entre TotalEnergies et ses gouvernements hôtes. Nul hasard sans doute à ce que les pays européens et Emirats arabes unis soient les mieux lotis.

Et donc ?

TotalEnergies paie effectivement une grande partie de son impôt sur les sociétés dans les pays où il extrait du pétrole et du gaz, mais à des degrés très variables. La localisation des bénéfices et donc des impôts acquittés reste cependant difficile à tracer du fait de la structuration du groupe.

Le groupe réalise aussi des profits substantiels sur d'autres activités, notamment le négoce, très loin des lieux d'extraction. TotalEnergies paie aussi beaucoup plus d'impôts qu'en France dans des pays comme l'Allemagne où il n'a pas d'activité extractive et moins d'activités transverses qu'en France.

La France apparaît clairement mal lotie de ce point de vue, du fait de décisions de la direction de TotalEnergies, et les explications de ses dirigeants sur le manque de compétitivité du raffinage français paraissent bien hypocrites.

Article publié par Olivier Petitjean

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