
Dans le livre Le coup d’État silencieux. Comment les entreprises ont renversé la démocratie, paru en anglais en 2023 et traduit en français par les Editions critiques, les journalistes Matt Kennard et Claire Provost parcourent le monde pour montrer comment les multinationales ont imposé en quelques décennies leur pouvoir aux dépens des Etats – en commençant par les pays du Sud de la planète.
Tribunaux arbitraux permettant de poursuivre les gouvernements en justice, privatisation de l’aide au développement pour servir des grands projets lucratifs aux dépens des populations locales, zones économiques spéciales où les règles communes ne s’appliquent plus, agents de sécurité privés... Le livre – pour lequel Matt Kennard et Claire Provost ont été récompensés d’un prix éthique décerné par l’association Anticor à l’occasion de sa 17e cérémonie annuelle – dépeint un monde où la souveraineté des Etats a été grignotée, neutralisée, et finalement mise au service des intérêts privés. Un monde qui est le nôtre. Entretien avec Matt Kennard, de passage à Paris pour recevoir son prix.
Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce livre ?
Claire Provost et moi-même avons bénéficié en 2014 d’une bourse du Centre pour le journalisme d’investigation. Claire venait du Guardian, et moi du Financial Times. Les conditions étaient incroyables : deux années pour faire ce que nous voulions et un budget pour voyager. J’avais couvert la Banque mondiale à Washington et Claire avait beaucoup travaillé sur l’aide au développement. Nous avons décidé d’être aussi ambitieux que possible, pour faire en sorte de mériter cette opportunité qui nous était offerte. En discutant, nous avons tous deux convenu que l’histoire la plus importante à raconter était ce que nous avons fini par appeler le « coup d’État des grandes entreprises » – la bataille que les multinationales ont menée contre les États au cours des 500 dernières années, et qui est est maintenant presque arrivée à son stade final.

Le coup d'État silencieux. Comment les entreprises ont renversé la démocratie
Par Matt Kennard et Claire Provost, éditions critiques, 2024, 400 pages, 28 euros. Traduit de l’anglais par Émilie Babef, Vivien Guarino et Fabien Trémeau.
Beaucoup de gens, lorsqu’ils écrivent un livre, disent qu’il s’agit d’un voyage de découverte. Ils disent qu’ils n’avaient pas vraiment d’idée de ce qu’ils allaient écrire. Souvent, ce n’est pas vraiment vrai. Mais en fait, pour Silent Coup, c’est un peu ce qui s’est passé.
Le premier article que nous avons réalisé portait sur le système de règlement des différends entre investisseurs et États. C’est toujours l’exemple emblématique de la façon dont tout cela fonctionne, mais nous n’avons pas construit le livre avant de commencer. En ce qui concerne l’ISDS, par exemple, lorsque nous avons examiné différents projets d’aide, nous avons commencé à voir la SFI, la branche de la Banque mondiale chargée des prêts au secteur privé. Ainsi, lorsque nous avons terminé l’ISDS, nous avons dit « examinons maintenant l’aide et le développement ». Et lorsque nous avons terminé cette section, nous avons réalisé que partout où nous étions allés, nous avions vu des zones économiques spéciales, et nous avons examiné toute cette idée de territoires découpés. À la fin de ce chapitre, nous avons dit « nous avons vu des gardes de sécurité qui ne font pas partie de l’État et de l’armée », et c’était le dernier chapitre. En ce sens, il s’agissait véritablement d’un voyage de découverte.
Cela fonctionne bien, parce qu’il est difficile d’aborder un sujet aussi vaste que le pouvoir des entreprises au niveau conceptuel. La façon dont nous l’avons divisé en quatre parties différentes est une manière assez élégante de le faire, et cela a fonctionné comme une fenêtre sur l’ensemble de ce système, même s’il est évident qu’il comporte aussi d’autres éléments.
C'est un livre de journalistes, au sens où vous emmenez le lecteur dans vos enquêtes sur le terrain, mais vous dressez aussi un tableau d'ensemble ambitieux au fur et à mesure que vous avancez. On a presque l'impression que la prochaine étape est de passer à la théorie.
Le journalisme permet de comprendre le monde d'une manière beaucoup plus réelle qu'à partir de manuels académiques.
On nous a reprochés de ne pas introduire assez de théorie et de donner trop d’exemples. Mais la raison pour laquelle j’aime le journalisme, c’est qu’il permet de comprendre le monde d’une manière beaucoup plus réelle qu’à partir de manuels académiques. Nous ne sommes pas dans la spéculation. Il ne s’agissait pas de proposer une théorie et de discuter abstraitement le pour et le contre. Nous sommes partis de ce que nous avons trouvé sur le terrain, et qui est une réalité indiscutable. Le livre a beaucoup plus de force ainsi.
Lorsque nous avons commencé à écrire le livre, nous nous sommes rendu compte qu’il était assez aride, avec beaucoup de faits, beaucoup d’acronymes, d’institutions et de personnes dont le lecteur n’avait n’avez entendu parler. C’est pour le rendre plus accessible que nous l’avons présenté comme un processus de découverte journalistique, ce qu’il était d’ailleurs.
Pour ce qui est de la théorie, au final, l’idée que nous avançons n’est pas très compliquée. Il y a deux grands centres de pouvoir dans notre société, l’État et les entreprises. Il y a eu une longue bataille entre les deux pour savoir lequel contrôlerait l’autre, et aujourd’hui, ce sont les entreprises qui l’ont emporté.
Si c'est une idée simple, comment expliquez-vous que les journalistes et les médias en parlent si peu ? Vous achevez d'ailleurs votre livre sur cette question.
Il y a un écosystème et une infrastructure autour des journalistes qui font que la plupart d'entre eux ne pensent pas certaines choses, et n'ont pas d'analyse critique des entreprises.
Si vous viviez en Union soviétique et que vous lisiez la Pravda, vous ne vous attendriez pas à y trouver la vérité sur ce que fait l’Union soviétique, parce que la Pravda est détenue et dirigée par le gouvernement. Il en va de même pour le pouvoir des grandes entreprises aujourd’hui. Il serait naïf de penser obtenir la vérité sur la façon dont les grandes entreprises dirigent la société dans laquelle nous vivons par le biais de médias gérés par des grandes entreprises. Bien sûr, cela ne fonctionne pas aujourd’hui comme à l’époque de l’Union soviétique. On ne dit pas aux journalistes ce qu’ils doivent écrire. Mais en raison des différents filtres qui agissent sur les informations qui parviennent aux médias – la publicité, les actionnaires, les services de relations publiques des entreprises , il y a un écosystème et une infrastructure autour des journalistes qui font que la plupart d’entre eux ne pensent pas certaines choses, et n’ont pas d’analyse critique des entreprises. Même en ce qui concerne le Guardian, par exemple, une section entière de son site web, sur le développement global, est sponsorisée par la Fondation Bill Gates. Vous n’aurez jamais analyse radicale de la manière dont les entreprises dirigent notre société ou le développement lorsque vous êtes financé par l’une des institutions les plus néolibérales qui existent dans le monde du développement.
La plupart des journalistes qui montent en grade dans les médias de l’establishment sont malheureusement ceux qui acceptent le monde tel qu’il est, et non ceux qui ont une analyse critique. J’ai travaillé au Financial Times pendant trois ans. Il y avait de bons journalistes aux niveaux hiérarchiques inférieurs, mais soit ils sont soit partis soit ils en sont toujours au même point.
N'est-ce pas aussi que les journalistes ne se rendent pas assez sur le terrain, là où les effets de pouvoir des multinationales se font le plus sentir, comme vous l'avez fait pour ce livre?
C’est vrai, mais même lorsqu’ils se rendent sur le terrain, ils évoluent au sein de l’écosystème que je viens de décrire. Lorsque je travaillais au Financial Times, j’ai été envoyé en Haïti en 2010 après le tremblement de terre. Vous atterrissez à Port-au-Prince, la capitale, et on vous emmène dans un beau 4x4 jusqu’à un hôtel cinq étoiles, puis on vous emmène dans un beau 4x4 jusqu’aux bureaux de la Banque mondiale. Tout est fait pour que vous ayez une certaine vision du monde, et cela vous convient parfaitement. Vous avez un travail agréable et respecté. Tout le monde pense que vous êtes intelligent. Vous avez de l’argent. Il n’y a aucune raison pour regarder au-delà de ce qu’on vous montre. En Haïti, on m’a emmené visiter des projets financés par US Aid ou la Banque mondiale. Lorsqu’il y a une catastrophe de cette ampleur et que l’on vous emmène dans des endroits où quelque chose fonctionne, vous vous dites psychologiquement « Eh bien, c’est comme ça qu’il faut faire ». Mais il y a une autre réalité, d’autres initiatives, d’autres manières de faire qui n’ont ni financement ni infrastructures derrière elles et qui ne sont jamais présentés au journaliste.
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Faites un donÀ la lumière de ce que vous décrivez dans votre livre, comment analysez-vous le retour au pouvoir de Donald Trump?
C’est du fascisme, fondamentalement. Je pense que c’est Mussolini qui a dit que le fascisme se définissait par la fusion du pouvoir de l’État et de celui des grandes entreprises. C’est ce que nous avons avec Trump. C’est un homme d’affaires, un oligarque lui-même, soutenu par les 1% et les grandes entreprises. Lors de sa précédente présidence, il a massivement réduit les impôts des riches. Son élection est presque une conclusion logique. Si le système fonctionne dans l’intérêt des entreprises et des oligarques, les choses deviennent pires pour les citoyens. Comme ils n’ont pas de médias qui les informent de ce qui se passe vraiment, ils ne comprennent pas pourquoi leur situation empire. Dès lors, les conditions sont réunies pour qu’un oligarque ou un démagogue vienne leur dire que tout est de la faute des musulmans.
Donc je dirais que Trump est un résultat de ce coup d’État des entreprises que nous racontons dans notre livre. Mais cela vaut aussi pour quelqu’un comme le nouveau Premier ministre Keith Starmer au Royaume-Uni. Il n’est pas du même bord politique, mais c’est une sorte de centriste au corps vide, l’autre côté de la médaille. C’est le genre de personnages qui préparent la place aux fascistes, qui créent les conditions du fascisme.
Que faites-vous aujourd'hui après ce livre ?
J’ai co-fondé un média appelé Declassified UK, que j’ai quitté il y a environ trois mois. Je veux travailler sur la Palestine. Les quinze mois qui viennent de s’écouler m’ont changé en tant que personne et en tant que journaliste. La manière dont l’Empire et dont notre monde fonctionnent a été mise à nu à Gaza comme elle ne l’a jamais été. Des civils ont été tués en masse chaque jour, des enfants massacrés et mutilés - et tout cela avec le soutien de libéraux comme Biden et Starmer. Je veux me concentrer sur ça parce qu’il faut garder cette lucarne ouverte, continuer à faire passer ce message. Je ne sais pas quelle forme cela prendra, mais c’est ce que je veux faire.
Propos recueillis par Olivier Petitjean