Entretiens

« La coalition derrière Trump est une véritable contre-élite, aux intérêts parfois divergents »

Dans son essai Une première histoire du trumpisme, l’historienne Maya Kandel se penche sur les alliances, et les idéologies et intérêts parfois contradictoires de la coalition hétéroclite qui a porté Donald Trump au pouvoir pour la deuxième fois. Entretien.

Publié le 21 octobre 2025

Pamputt cc by-sa

Dans ce premier bilan, paru peu de temps après la réélection de Donald Trump en 2024, vous parlez du soutien d’une « contre-élite hétéroclite ». Quelle est la nature de cette alliance ?

Ce n’est pas un bilan, mais bien une première histoire du trumpisme. Ce que j’ai eu envie de montrer, c’est comment celui-ci a évolué de 2016 à 2024. C’est une « première histoire », car elle est encore en train de s’écrire, mais il y a déjà une profondeur historique au phénomène. Le trumpisme est profondément différent en 2024 de ce qu’il était en 2016 et je voulais analyser cette évolution, pour montrer pourquoi le second mandat ne ressemblerait pas au premier. Le trumpisme déborde désormais largement la figure de Donald Trump – c’est d’ailleurs un des points centraux du livre. Trump a catalysé des tendances politiques qui étaient à l’œuvre depuis longtemps : le virage identitaire, l’extrême- droitisation du Parti républicain, le rejet des élites. Mais son élection a conduit à donner une idéologie à tout cela.

Ce qui change entre le premier mandat et le second c’est avant tout le degré de préparation en termes de programme et de personnel politique. Cette préparation a commencé dès janvier 2021, autour d’anciens de la première administration et des intellectuels nationaux-conservateurs, qui ont construit ou enrôlé des organisations bien financées. L’autre évolution vient du ralliement de certaines figures majeures de la Silicon Valley, qu’on a trop réduit à la seule figure d’Elon Musk. La coalition qui soutient Trump en 2024 est beaucoup plus large et porte au pouvoir une véritable contre-élite, aux intérêts parfois divergents.

Comment s'est construit cette coalition trumpiste ?

Une première histoire du trumpisme

Par Maya Kandel, Gallimard, 2025, 192 pages, 19 euros.

C’est un attelage compliqué, mais ce qui réunit tout le monde, c’est la figure de Donald Trump, instrument de leur victoire dans les urnes, qui est un personnage capable de créer un chaos suffisant pour provoquer une vraie révolution politique.

Parmi les think tanks derrière Trump, il y a le Claremont Institute, qui a été le premier à le soutenir, avant même sa victoire de 2016. L’obsession du Claremont, un centre californien fondé en 1979 et jusque-là marginal, consiste à revenir à l’esprit des pères fondateurs. Ils ont en cela un côté « fondamentaliste ». Ils considèrent que le système politique américain s’est dévoyé depuis la présidence de Woodrow Wilson, marquée notamment par une politique étrangère interventionniste, mais aussi par le début de l’expansion de l’appareil de sécurité nationale et de la bureaucratie, avec la création de nouvelles agences par le Congrès. Dans la lignée de Leo Strauss, leur pensée repose sur l’idée que toute bureaucratie, à force, devient antidémocratique. Il serait donc parfois nécessaire, notamment en temps de crise, d’avoir un leader fort, qui représente la vraie légitimité du peuple. C’est dans cette optique que les penseurs du Claremont dénoncent depuis des décennies l’« administrative state » (l’État administratif), synonyme du « deep state », cible de Trump et du mouvement MAGA.

C’est sur le Claremont Institute que Yoram Hazony [philosophie israélo-américain, national conservateur, ndlr] s’est appuyé pour développer le mouvement national-conservateur ou NatCon, qui naît officiellement en 2019 pour proposer une théorisation des intuitions de Trump et coller au nouveau socle électoral du parti républicain. C’est ce mouvement qui va construire « l’idéologie trumpiste ». Hazony fonde la Edmund Burke Foundation, dont le siège est à la même adresse que le Conservative Partnership Institute [institut fondé par un ancien leader du mouvement du Tea Party, en 2017, pour former et financer des cadres conservateurs, ndlr]. Son objet est d’organiser les conférences annuelles du mouvement NatCon. Ce sont des moment où ces gens vont pouvoir se rencontrer, se mettre en réseau, et fédérer des secteurs de plus importants du camp conservateur. Hazony va inclure des gens et des courants qui étaient à la marge, et que Trump va intégrer dans sa coalition électorale.

Quel a été le rôle des think tanks plus classiques, comme la Heritage Foundation, au sein de ces nouveaux réseaux ?

La Heritage Foundation, c’est une grosse machine depuis les années 1970. Elle a été créée à cette époque pour combattre l’influence de la gauche sur le plan économique, social ou politique. Ils ont des bâtiments énormes à Washington, beaucoup de donateurs, c’est le think tank le plus important de l’écosystème conservateur. L’objectif de la Heritage depuis sa création est de peser sur les choix politiques : ils préparent tous les quatre ans un programme pour le candidat républicain. Reagan, élu en 1980, avait adopté la majorité des mesures du « Mandate for leadership » de la Heritage.

Kevin Roberts a changé l’orientation et une partie du personnel de la Heritage Foundation pour s’aligner sur le trumpisme.

Après la première victoire de Trump, ils ont eu un moment de flottement. Ils cherchaient un nouveau président et ont même envisagé de prendre JD Vance. Cela ne s’est finalement pas fait, mais en 2021, Kevin Roberts a pris la tête de la Heritage. L’année suivante, il va prêter allégeance au mouvement national-conservateur lors de sa réunion annuelle de 2022, à Miami. Kevin Roberts a changé l’orientation et une partie du personnel de la fondation pour s’aligner sur le trumpisme. La Heritage, avec sa force de frappe, rédige en 2023-2024 un nouveau « Mandate for Leadership » : le « Projet 2025 ». Ils vont aussi créer un genre de Linkedin pour conservateurs pour trouver des cadres pour une future administration et ne pas reproduire l’impréparation de 2016, où il n’y avait pas le personnel nécessaire derrière le nouveau Président. Bien sûr, sur certains sujets, le commerce ou la politique étrangère notamment, le trumpisme bouscule les principes de la Heritage Foundation. Mais même s’ils ne sont pas alignés sur tout, ils n’iront jamais contre un républicain occupant la Maison blanche : leur raison d’être, c’est de travailler pour le républicain qui gagne.

Comment les milliardaires de la Tech se sont-ils alliés à ces réseaux conservateurs ?

Peter Thiel a aussi été impliqué dans les conférences NatCon, dès la première où il prononce l’allocution d’ouverture.

Il y a d’abord eu Peter Thiel, le seul de la tech à soutenir Donald Trump dès 2016 – avec Palmer Luckey, mais qui était encore très jeune et n’avait même pas encore fondé sa société Anduril. Thiel est un peu particulier dans la Silicon Valley, c’est un investisseur mais aussi un intellectuel, il a publié deux livres en 1995 et 2014, et plusieurs textes, dont celui où il déclare qu’il ne pense plus que la liberté et la démocratie soient compatibles. Il finance depuis longtemps des publications et causes conservatrices. Il est difficile à approcher mais il est toujours dans les cercles et discussions de la droite américaine. Son soutien à Trump a été une surprise, à l’époque, mais il avait un constat très sombre sur la politique et disait voir en Trump un agent du chaos capable de faire table rase du système, pour en construire un nouveau. Thiel a aussi été impliqué dans les conférences NatCon, dès la première où il prononce l’allocution d’ouverture. Il est intervenu aussi dans les éditions suivantes, en 2021 et 2022. À partir de 2024, il n’est plus présent. Mais il a pu trouver le mouvement NatCon intéressant pour définir le trumpisme à partir de ce nouveau socle électoral. Et la place très importante qu’ occupe la religion correspond à sa vision.

Quelqu’un comme Elon Musk a basculé : avant, il était plutôt démocrate. Il a évolué avec le Covid, en 2020, son tweet sur la pilule rouge, et puis il y a eu sa fille transsexuelle, et il est devenu « anti-woke ». En 2022, il a contribué au financement du super PAC de Stephen Miller [proche de Donald Trump, qu’il conseillait déjà lors de son premier mandat, ndlr]. Mais à cette époque, certains pensaient pouvoir tourner la page Trump, et Musk va d’abord soutenir son concurrent républicain Ron DeSantis, tout comme David Sacks, une autre figure de la tech. Pour eux, Trump n’était pas le premier choix, et ils ont basculé tardivement.

Vous étiez présente à la dernière conférence NatCon, en septembre 2025, et avez constaté des fissures dans cette alliance. Où en sont-ils ?

Le meurtre de Charlie Kirk a eu pour effet de ressouder tout le monde, pour l’instant.

C’est plus facile d’être unis dans l’opposition qu’une fois au pouvoir. A la dernière conférence NatCon, il y avait des rumeurs sur le retour de Peter Thiel, mais finalement il n’était pas là. Et les divisions étaient beaucoup plus visibles, entre des nationaux conservateurs de plus en plus centrés sur la religion pour sauver les États-Unis, et la droite tech qui a rejoint Trump en 2024. Il y avait plusieurs panels sur l’intelligence artificielle (IA), avec beaucoup d’hostilité des participants. Les milliardaires de la tech ont été très attaqués, qualifiés d’« hérétiques ». Le sénateur Josh Hawley a été très virulent contre l’IA « qui menace les travailleurs américain ». Steve Bannon, qui déteste Elon Musk depuis des années, a fait le discours de clôture avec une vraie déclaration de guerre contre les « Tech Bros », qualifiés de « ralliés de la 25e heure qui veulent capturer l’État pour leurs propres intérêts ». Il y avait devant l’hôtel où se tenait la conférence des pancartes appelant à déporter Elon Musk. On voyait de claires divergences d’intérêts également sur des sujets centraux comme la Chine ou l’immigration.

Mais après cette conférence, il y a eu le meurtre de Charlie Kirk. Cela a eu pour effet de ressouder tout le monde, pour l’instant, autour de « l’ennemi intérieur », comme ils qualifient la gauche, en écho à Trump.

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Est-ce que ces réseaux nationaux-conservateurs ont des liens avec l’Europe et la montée des conservatismes sur notre continent ?

Oui, pour deux raisons principales. D’une part, les milieux conservateurs aux États-Unis et au Royaume-Uni sont liés depuis longtemps. C’est culturel, historique. Il y a des Anglais qui sont passés par la Heritage Foundation, ou par l’Americain Enterprise Institute, des Américains qui vont travailler à Chatham House ou d’autres centres à Londres. Ces univers intellectuels sont liés, parfois par des réseaux anciens comme la Société du Mont Pèlerin. L’autre raison, c’est Yoram Hazony. Il a été conseiller de Benjamin Netanyahu dans les années 1990. Dès la création de la Edmund Burke Foundation et les premières conférences NatCon, il a développé une stratégie parallèle en Europe et invité des intellectuels européens. D’ailleurs, leur première conférence a eu lieu à Londres en 2019. Puis il y en a eu d’autres, à Rome, à Bruxelles aussi en 2024 : Eric Zemmour y a participé. Ces réunions leur servent à partager des éléments de langage, à se connecter tout simplement pour se relayer ensuite via les réseaux sociaux. L’agenda d’Hazony est très lié à Israël : il veut s’assurer du soutien politique de toutes les droites à l’État hébreu. Il y a aussi un angle « civilisationnel », avec l’Europe comme berceau de « l’Occident judéo-chrétien », la civilisation occidentale dont ils se disent les défenseurs.

Ils ont des propos très anti-Union européenne, qui représente tout ce qu’ils détestent. Mais ils ne sont pas contre l’Europe qu’ils voient comme le berceau de l’Occident.

Donc d’un côté, ils ont des propos très anti-Union européenne (UE), qui représente tout ce qu’ils détestent : le multilatéralisme, les valeurs libérales, cela représente pour eux comme une extension des démocrates américains. Mais ils ne sont pas contre l’Europe qu’ils voient comme le berceau de l’Occident. Cela explique leur soutien à des partis d’extrême droite européens très opposés à l’UE. Il y a aussi des liens étroits entre les écosystèmes conservateurs américains et hongrois, via le Danube Institute ou le Mathias Corvinus Collegium, qui a ouvert un bureau à Bruxelles. La Hongrie d’Orbán investit beaucoup d’argent pour accueillir des chercheurs comme Rod Dreher, un proche de JD Vance, qui passe son temps entre Budapest et Washington. Ces rapprochements reflètent une stratégie d’influence de longue date de Viktor Orbán.

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Pour revenir aux États-Unis, quelle influence les milliardaires de la tech ont, aujourd’hui, sur les politiques menées par Donald Trump ?

Il y a beaucoup de gens de la tech dans l’administration Trump : David Sacks est le conseiller pour l’IA, Michael Kratsios le conseiller scientifique et technologique du président, mais aussi beaucoup d’autres à des postes moins visibles au Pentagone ou dans d’autres agences de l’exécutif. Ils ont une influence, un poids sur les décisions. Kratsios a eu un rôle très important sur les politiques en matière d’IA, avec un plan d’action pour l’IA présenté comme un « nouveau plan Marshall », des investissements dans les data centers. De nombreux patrons de la Silicon Valley étaient dans la délégation du premier voyage de Donald Trump dans le Golfe.

On retrouve une convergence entre les MAGA et les Tech Bros dans l’offensive contre les réglementations européennes.

Mais les Tech Bros ne l’emportent pas toujours. Par exemple, la décision de faire payer 100 000 dollars pour les visas HB1 [visas pour les travailleurs étrangers qualifiés, ndlr] ne les arrange pas. Donc ils ont du pouvoir, mais ils sont comme tous les autres intérêts autour de Trump : il y a toujours le « facteur Trump » qui perturbe les plans bien ordonnés et la construction idéologique. On le voit par exemple sur les droits de douane. Les économistes de la nouvelle droite vont expliquer que les tarifs ont un intérêt pour protéger certains secteurs, certains emplois, ou pour faire rentrer des recettes. Mais Trump les utilise comme une tactique pour obtenir des concessions sur d’autres dossiers, comme par exemple pour obtenir de l’Europe qu’elle achète du pétrole et du gaz aux États-Unis plutôt qu’à d’autres pays. Les droits de douane servent aussi de menace contre l’application des règlements européens Digital Markets Act (DMA) et Digital Services Act (DSA), qui visent à limiter la domination économique des grandes plateformes et la diffusion en ligne de contenus et produits illicites. Ces régulations impactent surtout les géants de la tech américains. On retrouve une convergence entre les MAGA et les Tech Bros dans l’offensive contre ces réglementations. Tous instrumentalisent la notion de liberté d’expression pour condamner ces réglementations au nom d’une soi-disant « censure » des entreprises et citoyens américains. C’est une instrumentalisation délibérée, particulièrement ironique de la part d’une administration qui attaque la liberté d’expression aux États-Unis (c’était l’objet d’un des premiers décrets de Trump en janvier 2025).

Qu’est-ce qu’il en est des secteurs traditionnellement influents sur les politiques américains, comme les industries fossiles ?

La question des énergies fossiles est devenue un « marqueur identitaire » dans les guerres culturelles américaines. Ce n’est pas qu’un phénomène américain. Chez les nationaux conservateurs, il y a des justifications plus élaborées : l’augmentation de la production va permettre d’améliorer la productivité américaine ; en baissant les prix, on affaiblit des pays comme la Russie et l’Iran, dont les économies sont dépendantes du prix du pétrole.

Un facteur déterminant aujourd’hui, ce sont les besoins démesurés d’énergie pour les data centers nécessaires au développement de l’IA.

Évidemment, Trump qui détruit le plan climat de Biden, c’est une voie royale pour la domination de la Chine dans le secteur des énergies renouvelables. Côté républicain, on va dire que certes, ils laissent la place aux Chinois pour devenir leaders dans ce domaine, mais il y aura toujours des pays sans vent et sans soleil qui auront besoin d’énergies fossiles. Surtout, pour eux, en attendant la transition, il y aura toujours besoin de pétrole, et quand ils ne considèrent pas que le changement climatique est un hoax, ils se disent que des solutions technologiques vont être trouvées. Donc que cela vaut encore le coup de faire des États-Unis le leader mondial du pétrole.

Enfin, un facteur déterminant aujourd’hui, ce sont les besoins démesurés d’énergie pour les data centers nécessaires au développement de l’IA, dont les États-Unis sont en train de faire un enjeu existentiel de concurrence avec la Chine. Cela explique pourquoi les géants de la tech ont tous renié leurs engagements antérieurs sur l’énergie et le climat.

Peut-on s’attendre à ce que le monde de la tech continue à s’impliquer autant dans la politique ?

Depuis les présidentielles, Meta en est à son deuxième « Super PAC » pour les prochaines élections du Congrès. Ce sont des machines à faire élire. Les dépenses de campagne aux États-Unis sont de plus en plus vertigineuses, depuis que la Cour Suprême a ouvert la voie à ce financement privé avec la décision Citizens United (2010). Ils ont bien sûr des objectifs politiques. On l’a vu récemment avec un amendement proposant un moratoire de 10 ans sur toute tentative de régulation de l’IA de la part des États, qui avait été proposé dans le cadre de la « One Big Beautiful Bill » de Trump et finalement rejeté. Il pourrait revenir.

Quand on me demande si les États-Unis sont une ploutocratie, je réponds que oui.

La Silicon Valley investit désormais la politique comme Wall Street auparavant. La déréglementation bancaire des années 1980 et 1990 a été portée par des élus qu’ils ont financés. Même chose pour les industries de santé. Au moment des débats sur Obamacare, il avait été calculé que l’industrie de la santé avait huit lobbyistes par élu. Et c’était avant l’arrêt Citizen United, qui a torpillé les lois sur le financement des campagnes aux États-Unis en supprimant les limites des contributions financières des entreprises (ce qui explique les sommes vertigineuses que peuvent dépenser en toute légalité les Super PAC). Depuis, il y a eu une explosion des dépenses de campagnes. Les chiffres sont vertigineux. Même pour de petites élections, quand il s’agit simplement de gagner un district sur quatre cent trente-cinq. Quand on me demande si les États-Unis sont une ploutocratie, je réponds que oui.

Propos recueillis par Anne-Sophie Simpere

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