À l’heure où se négocie à Paris un accord international sur le climat, les politiques de libre-échange pourraient remettre en cause la capacité même des gouvernements à mener les réformes nécessaires pour donner effet à cet accord. En effet, l’expérience des accords commerciaux existants montre que les politiques publiques environnementales et climatiques sont de loin les premières cibles des entreprises multinationales dans le cadre des traités de libre-échange, en particulier des mécanismes de protection des investisseurs qui leur sont souvent associés.
Un nouveau rapport publié par une coalition d’ONG européennes dont l’Aitec, le Corporate Europe Observatory et le Transnational Institute analyse plusieurs exemples de poursuites initiées par des entreprises pour faire abandonner ou annuler des politiques visant à réduire le recours aux énergies fossiles ou favoriser les renouvelables. C’est ainsi que l’entreprise suédoise Vattenfall a poursuivi deux fois l’Allemagne, la première fois suite à l’adoption de nouvelles régulations environnementales sur le charbon, et la seconde suite à la décision allemande d’abandonner le nucléaire. C’est ainsi qu’une entreprise canadienne, Lone Pine Resources, a poursuivi la province du Québec via une filiale étatsunienne suite à l’introduction d’un moratoire de fait sur la fracturation hydraulique. C’est ainsi enfin qu’une entreprise texane a poursuivi la province canadienne de l’Ontario pour les mesures que celle-ci avait mises en place pour favoriser un approvisionnement local dans le secteur des énergies renouvelables [1].
Au total, pas moins de 35% des litiges entre État et investisseurs recensés dans le monde à ce jour concernent le secteur de l’énergie et des industries extractives. Pas étonnant, dans ces conditions, que les entreprises pétrolières et énergétiques - nord-américaines ou européennes - jouent un rôle central dans le lobbying du secteur privé en faveur du projet d’accord de libre-échange Europe-États-Unis. Comme le résume la journaliste et activiste canadienne Naomi Klein, « les règles actuelles de commerce et d’investissement offrent des moyens légaux aux entreprises étrangères de combattre toute tentative des gouvernements pour limiter le recours aux énergies fossiles ». Les politiques volontaristes d’efficacité énergétique ou de passage aux renouvelables pourraient également se trouver fragilisées.
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Faites un donPour l’UE, le commerce avant le climat ?
La question du droit des investisseurs est au centre de la contestation des accords de commerce et d’investissement, et notamment du Tafta (Accord de commerce transatlantique, aussi appelé TTIP) négocié entre Union européenne et États-Unis (voir notre dossier sur les Accords de commerce). Comme d’autres accords du même type, le Tafta pourrait en effet inclure des mécanismes de protection des investisseurs renforcés, dits ISDS selon l’acronyme anglais. Ces derniers donnent le droit à des entreprises de poursuivre des États devant des juridictions privées peu transparentes si ceux-ci mettent en place des politiques publiques ou des régulations qui nuiraient à leurs intérêts. Selon les recensements effectués par les ONG, les litiges entre États et investisseurs sont majoritairement tranchés en faveur des entreprises étrangères, avec à la clé des compensations financières se chiffrant souvent en centaines de millions d’euros.
L’Union européenne déclare souhaiter un accord climatique ambitieux à Paris, mais continue en même temps à négocier des accords commerciaux qui paraissent en contradiction directe avec ses objectifs environnementaux. L’accord de libre-échange en cours de finalisation avec le Canada (Ceta) favorise l’importation en Europe de pétrole issu des sables bitumineux, l’un des plus nocifs qui soit pour le climat (lire notre article). La question de l’accès au pétrole et au gaz étatsunien est également une priorité pour l’Union européenne dans le cadre de la négociation du Tafta. Plus globalement, malgré les dénégations de la Commission, le développement du commerce mondial depuis les années 1990 s’est accompagné d’une augmentation plus que proportionnelle des émissions globales de gaz à effet de serre, du fait à la fois du transport des marchandises et de l’exploitation accrue des matières premières.
Un document interne de la Commission européenne mis au jour par l’ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory montre que les fonctionnaires de l’Union accordent clairement la priorité au commerce sur le climat. La Commission y déclare qu’elle s’opposera à tout projet d’accord climatique dans le cadre de la COP21 qui s’écarterait tant soit peu de l’orthodoxie libre-échangiste et qui pourrait nuire à ses projets d’accords commerciaux. Elle promet en particulier d’éviter « toute mention explicite du commerce » dans l’accord climatique de Paris, de même que toute mention des questions de propriété intellectuelle. Comme si le commerce n’avait rien à voir avec le climat, et comme si la question du transfert des technologies vertes dans les pays pauvres n’était pas précisément l’une des conditions fondamentales d’une action internationale efficace dans ce domaine.
Pour le Corporate Europe Observatory, « l’Union européenne a clairement établi ses priorités : les règles du commerce doivent prévaloir, même au prix de la planète ».
Olivier Petitjean
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Photo : Michael Elleray CC @ flickr