Claude Viscuso a posé ses premiers câbles électriques à 16 ans. C’était à Marseille, sur les chantiers navals. Claude y travaille comme apprenti, puis comme intérimaire. En 1984, il débarque dans le port de Saint-Nazaire. Direction les chantiers navals où il travaille pour divers sous-traitants tels que Cégélec (groupe Vinci) ou Inéo (Groupe Engie). Huit heures par jour, par tous les temps, jusqu’à ses 59 ans. « L’hiver, bien sûr, il fait froid. Et c’est très dur de manipuler du matériel dans ces conditions, de garder les mains habiles. Mais le chaud, c’est terrible aussi. Derrière les tôles, le soleil tape dur. Et quand vous avez en plus les soudeurs qui chauffent ces tôles pour leur donner les bonnes formes, c’est vraiment difficile. » En sus de cette pénibilité, il y a l’amiante. La fibre toxique est présente partout dans les chantiers : isolation, cloisons, portes des chaudières…
L’ancien ouvrier se souvient que la poussière d’amiante a commencé à se dissiper au début des années 1990 seulement, « quand ils ont installé des systèmes d’aspiration » (l’amiante n’a été interdite en France qu’en 1997). Des collègues partent des chantiers en retraite anticipée. « Là, j’ai commencé à me dire : mais, et nous ? » Claude Viscuso s’est alors penché sur les textes réglementaires qui permettaient aux salariés des chantiers navals exposés à l’amiante de partir en préretraite. « J’ai découvert que pour avoir accès à la retraite anticipée, il fallait que l’entreprise soit inscrite sur une liste, qu’elle soit reconnue comme un lieu de travail ayant exposé ses salariés. Mais les sous-traitants ne sont pas inscrits sur ces listes. »
« Quand les menuisiers découpaient les panneaux, la poussière volait partout »
Les ouvriers sous-traitants des chantiers navals ne bénéficient d’aucun droit à cette préretraite, même s’ils ont été exposés à l’amiante autant et aussi longtemps que leurs collègues non sous-traitants. « On se retrouve dans une situation incroyable : deux personnes qui ont fait le même travail, au même endroit, toute leur vie, avec les mêmes risques par rapport à l’amiante, ont des droits différents au moment du départ en retraite », constate l’ancien ouvrier. « À exposition identique à l’amiante, les conditions de départ devraient être identiques. Mais, en fait, seul le salarié qui a un lien juridique avec une entreprise listée en profite, les sous-traitants, non, les intérimaires, difficilement », précise Frédéric Quinquis, avocat associé au cabinet Michel Ledoux et Associés, qui défend les victimes de l’amiante.
Intérimaires et sous-traitants interviennent pourtant en nombre dans ces secteurs particulièrement exposés. « Les sous-traitants sont omniprésents sur les chantiers navals, relève Patrick Hamon, directeur de la section des Pays de la Loire de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva). On les retrouve parmi les tuyauteurs et les chaudronniers, qui sont les cœurs de métier des chantiers. » Des dizaines d’entreprises, grandes ou petites, s’activent sur la construction d’un navire. Des menuisiers interviennent par exemple pour la confection des cabines des navires, dont les parois ont longtemps été constituées de maronite, un matériau qui contient de l’amiante. « Quand les menuisiers découpaient les panneaux, la poussière volait partout », se souvient Gérard Rastel, électricien intérimaire sur les chantiers. Maintenant qu’est venu le temps du désamiantage, les sous-traitants sont à nouveau très sollicités.
Une préretraite pour compenser la perte d’espérance de vie
Le droit à une préretraite pour les travailleurs de l’amiante existe depuis 1999 [1]. Peuvent en bénéficier, d’une part, les travailleurs déjà atteints par une pathologie liée à l’amiante (cancer broncho-pulmonaire, lésions de la plèvre, etc.). D’autre part, les travailleurs – même non diagnostiqués – de secteurs et d’entreprises directement contaminées par l’amiante peuvent aussi demander l’allocation. Il s’agit d’entreprises de fabrication de matériaux contenant de l’amiante, d’isolation à l’amiante, de certains métiers des chantiers navals, et des dockers et travailleurs de manutention des ports. Ils peuvent prétendre à cette préretraite à partir de 50 ans, selon leur nombre d’années d’exposition à la substance toxique, même s’ils ne sont pas – encore – malades. C’est pourtant loin d’être un privilège. L’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (Acaata) a été pensée comme une « compensation de la perte d’espérance de vie », comme l’écrit pudiquement la Cour des comptes [2]. Car pour les travailleurs qui ont été exposés pendant des années, les probabilités de développer une maladie grave, comme le cancer, sont élevées.
Il s’agit de pouvoir leur laisser goûter un peu de leur retraite, après une vie passée à turbiner. « On a une espérance de vie moindre. Ce n’est donc que justice de nous laisser partir à la retraite plus tôt, estime Claude Viscuso. Ici, à Saint-Nazaire, tout le monde a quelqu’un de proche qui est malade ou mort de l’amiante. Mon beau-père, qui a travaillé toute sa vie sur les chantiers, a fini ses jours, malade, chez nous, avec les poumons plein d’eau. Ma tante est morte aussi, contaminée en lavant les bleus de son mari, qui rentrait des chantiers couvert d’amiante. »
En quinze ans, un peu plus de 87 000 personnes ont bénéficié de cette préretraite amiante, sur 132 000 demandes [3]. Le nombre de bénéficiaires diminue de façon continue depuis 2011. À l’heure actuelle, un peu plus de 21 000 personnes touchent cette allocation. 4000 nouveaux dossiers ont été acceptés en 2014, 2000 demandes ont été refusées.
« Un parcours du combattant que certains refusent de faire »
« Des milliers d’intérimaires et de salariés de sous-traitants qui ont travaillé avec l’amiante, notamment sur les chantiers navals, ont travaillé pour des entreprises qui ne figurent pas sur les listes, explique André Fadda, secrétaire de l’union syndicale de l’intérim CGT. Parfois, ils ont travaillé pour une boîte dont seul le siège est sur la liste, mais pas l’agence qui les employait. Là aussi, ça bloque. La Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat, chargée de traiter ces dossiers), refuse leur demande de départ anticipé, ou ne prend pas en compte tous les contrats dans lesquels ils ont pourtant été en contact avec l’amiante. »
La Carsat des Pays de la Loire nous confirme suivre cette ligne, qui est celle des directives nationales : « Le salarié d’un sous-traitant peut bénéficier de l’allocation uniquement si l’établissement de sous-traitance dont il est salarié est inscrit sur les listes des établissements ouvrant droit à l’allocation. » Les intérimaires sont un peu mieux lotis : ils peuvent bénéficier de la préretraite s’ils parviennent à prouver, grâce à leurs contrats de mission, leurs périodes d’activité au sein des entreprises listées, même s’il y ont travaillé par l’intermédiaire d’un boîte d’intérim. Cela suppose d’avoir conservé tous ses contrats de missions, qui sont souvent très courts dans le cadre de l’intérim, et pour des périodes d’exposition qui datent de plus de quinze ans.
« Il faut fournir tous les ordres de mission, que les gens n’ont pas toujours. Alors on essaie de monter des dossiers avec des témoignages. Quelquefois, on va jusqu’au tribunal des affaires de sécurité sociale pour défendre les dossiers d’intérimaires », témoigne Patrick Hamon. « Les intérimaires doivent retracer eux-mêmes toute leur carrière, déplore Gérard Rastel. C’est un parcours du combattant que certains refusent de faire. Ce que l’on demande, c’est simplement que les personnes qui ont été au contact de l’amiante aient toutes les mêmes droits, salariés directs des chantiers, intérimaires et sous-traitants ».
Des entreprises qui contestent leur classement « amiante »
Pour aider les salariés de sous-traitants, la seule solution est de faire inscrire leurs entreprises sur les listes en question, qui contiennent environ 1 700 entreprises aujourd’hui [4]. Mais pour qu’une entreprise sous-traitante devienne « entreprise amiante », cela met parfois des années. « C’est très compliqué, résume Patrick Hamon, de l’Andeva. Il faut réunir des témoignages, retrouver des traces d’achat d’amiante, essayer d’avoir accès aux archives des entreprises. Et celles-ci ne coopèrent pas toujours. Et souvent elles ont disparu, ou bien elles ont été rachetées. Bref c’est un gros travail. Quand on y arrive, cela prend environ cinq à six ans. »
Les démarches sont aussi laborieuses dans d’autres régions. « On y arrive parfois, mais c’est quelque chose qui prend du temps, » confirme Julie Andreu, avocate en région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Quand une entreprise est ajoutée à la liste des établissements classés « amiante », ce n’est jamais définitivement gagné. Car certaines font appel de cette inscription. « C’est le choix qu’a fait l’usine d’engrais de Yara, près de Saint-Nazaire. Et elle a gagné », dit Patrick Hamon. Entre-temps, le salarié continue à travailler malgré des plaques pleurales, des lésions sur les parois des poumons provoquées par l’amiante. « On peut travailler avec, mais on s’essouffle plus vite. Et on augmente les risques de cancers. »
Pourtant, l’Andeva ne désarme pas. Et poursuit sa bataille juridique : « Nous avons même déposé une question prioritaire de constitutionnalité [possibilité ouverte à toute personne de soutenir qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, ndlr] sur l’inégalité de traitement entre salariés des entreprises et salariés des sous-traitants [5]. » Celle-ci a été rejetée par la Cour de cassation. L’association de défense des victimes de l’amiante demande aussi la mise en place d’un accès individuel à la préretraite amiante. L’attribution de l’allocation se ferait, indépendamment des listes d’entreprises « amiantées » établies par décret ministériel, sur la base de l’exposition réelle de chaque travailleur. Ce n’est pas la direction prise par les pouvoirs publics.
Un rapport gouvernemental sur le sujet a été remis au Parlement en 2015 [6]. Il devait examiner la possibilité d’ouvrir l’accès à l’allocation sur la base d’éléments sur l’exposition réelle des travailleurs. « Les travailleurs de l’amiante qui ont exercé une partie de leur activité dans des établissements figurant sur les listes mais qui étaient alors employés par des entreprises sous-traitantes se heurtent au refus de prendre en compte ces périodes », reconnaît ce rapport. Tout en rejetant l’élargissement de l’allocation sur la base de l’exposition réelle. Justification ? Cela coûterait trop cher.
« Tout le monde en a marre des victimes de l’amiante »
Aujourd’hui, l’allocation est presque intégralement financée par la branche « accidents du travail et maladies professionnelles » du régime général de la Sécurité sociale, dont le financement est assuré par tous les employeurs. Un financement mutualisé qui « exonère les entreprises responsables d’exposition à l’amiante des conséquences financières de leurs activités », comme l’avait souligné la Cour des comptes [7]. L’Andeva et les syndicats demandent depuis des années que les industriels de l’amiante soient associés à ce financement. En vain. En 2005, une contribution spéciale au financement de l’allocation avait bien été instaurée. Elle devait être payée par les entreprises dont au moins un salarié en bénéficiait. Mais cette participation des entreprises de l’amiante a été abandonnée quatre ans plus tard, « compte tenu des difficultés de recouvrement liées notamment à la disparition de certaines des entreprises concernées », précise la Cour des comptes.
Pour les bénéficiaires, le montant de l’allocation est loin d’être mirobolant. « L’allocation, c’est 65 % du brut », détaille Gérard Rastel. Entre 800 et 850 euros pour un ouvrier au smic. « Donc, évidemment, ils continuent à travailler. Nous aimerions enfin ouvrir cette allocation amiante à d’autres métiers : garagistes, mécaniciens, plombiers. Des métiers souvent exercés par des petits artisans. »
L’heure n’est pas à l’extension des droits à la préretraite amiante. « La Carsat nous pose de plus en plus de difficultés pour accepter les dossiers », constate l’ancien électricien intérimaire. « On a de plus en plus de refus de prises en charges des maladies professionnelles, renchérit Patrick Hamon. Certains interlocuteurs, notamment la caisse primaire d’assurance maladie, refusent de nous parler au téléphone. Ils demandent à parler directement à la victime, même si celle-ci ne veut pas – ou ne peut pas – s’exprimer. Parce qu’elle n’ose pas ou parce qu’elle est traumatisée par les manières brutales avec lesquelles on l’a déjà interrogée. Et nous parlons ici des personnes déjà malades ! »
Autre exemple de ce raidissement, la Cour de cassation a refusé à des dockers le droit de prétendre au préjudice d’anxiété, une compensation pour avoir été exposés à des substances dangereuses et devoir vivre avec cette épée de Damoclès : la menace, voire l’attente de la maladie. Les dockers font pourtant partie des métiers qui ont droit à la préretraite amiante, et sont donc considérés par la loi comme ayant été exposés [8] « On a l’impression que tout le monde en a marre des victimes de l’amiante, que ça leur a coûté trop cher. C’est un peu comme s’ils nous disaient : écoutez, nous vous avons déjà beaucoup donné. Maintenant, mourrez en silence », soupire Patrick Hamon.
Nolwenn Weiler, Rachel Knaebel
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Photo : CC timtof
– Lire aussi notre entretien avec Annie Thébaud-Mony « Industriels et autorités publiques ont rendu invisibles les cancers des ouvriers et les inégalités sociales de santé », mai 2015.