14.01.2015 • Régulation environnementale

Anniversaire de Bhopal, 2e partie : des dizaines de Bhopal en puissance à travers toute l’Inde

La catastrophe de Bhopal aura entraîné d’importantes évolutions dans la législation indienne relative aux sites industriels et à la pollution. Mais trente ans après, ces lois restent mal appliquées, et des dizaines d’autres sites dans le pays abritent des quantités importantes de déchets toxiques, qui continuent à empoisonner la population et l’environnement. Deuxième partie du bilan du trentième anniversaire de Bhopal par Sunita Narain et Chandra Bhushan.

Publié le 14 janvier 2015 , par Chandra Bhushan, Sunita Narain

La catastrophe de Bhopal a eu des répercussions qui s’étendent bien au-delà de la ville maudite et de ses habitants. Elle a changé la manière dont les produits chimiques et les déchets dangereux sont gérés dans le monde entier, elle a rendu obligatoires certaines précautions pour garantir la sécurité des travailleurs et elle a contribué au renforcement des législations environnementales. C’est probablement pourquoi il n’y a pas eu d’autre catastrophe semblable à celle de Bhopal au cours des 30 dernières années.

Mais la tâche n’est pas encore terminée. En Inde, on continue à assister à des accidents industriels moins importants, des mini-Bhopal. Les déchets dangereux s’accumulent dans de nombreuses régions, contaminant les sols et l’eau, et mettant des vies en danger. Mais on ne possède ni les moyens ni les procédés pour dépolluer ces sites toxiques. Comment pouvons-nous empêcher qu’une autre catastrophe comme celle de Bhopal se produise ?

Des lois renforcées mais pas respectées

La première loi importante adoptée après Bhopal a été la Loi sur la protection de l’environnement de 1986 (Environment (Protection) Act, EPA). « L’EPA témoigne de la préoccupation immédiate des législateurs de renforcer la réglementation des industries dangereuses et le contrôle de la pollution après Bhopal », écrivent les juristes Shyam Divan et Armin Rosencranz dans leur critique « Droit de l’environnement et de la politique en Inde ». L’EPA est la première loi indienne qui ait donné au gouvernement central le pouvoir d’émettre directement l’ordre de fermer, d’interdire ou de réglementer n’importe quelle industrie. C’est aussi une loi d’habilitation qui accorde de larges pouvoirs à l’exécutif pour mettre en place des règles afin de gérer différents problèmes. Au fil des ans, l’EPA s’est traduit par une série de nouvelles normes et régulations émanant du gouvernement central, dans des domaines comme la pollution ou la gestion des déchets dangereux.

En 1989, l’Inde a établi des règles concernant la manipulation, le stockage et l’importation de produits chimiques dangereux (Hazardous Waste (Management and Handling) Rules). Même la protection des zones côtières est subordonnée aux dispositions de l’EPA. En 1987, la loi sur les usines (Factories Act) de 1948 a été amendée pour autoriser les États à nommer des comités d’évaluation chargés de faire des recommandations sur l’emplacement des usines utilisant des procédés dangereux. Des dispositifs pour la sécurité des travailleurs et des riverains, comportant des procédures d’urgence en cas de catastrophe, ont été également instaurés par la même occasion. En 1991, une Loi sur l’assurance de responsabilité civile (Public Liability Insurance Act) a été promulguée dans le but de garantir une aide immédiate aux victimes d’accidents liés à la manipulation de substances dangereuses. Un fonds de secours pour l’environnement a été provisionné en vertu de cette loi pour indemniser les victimes.

En dépit de ces nouvelles lois, l’Inde est en train de perdre la bataille de la protection de l’environnement et de la gestion des déchets dangereux.

Prenons la loi sur les usines, par exemple. Selon les dernières données publiées par le Ministère du Travail et de l’Emploi, en 2011, le nombre total de morts et de blessés au travail en Inde a été de 10 441. Cette année là, plus de 1000 personnes ont perdu la vie dans des accidents survenus dans des usines. Ce n’est pas un hasard si les États où la sécurité des travailleurs est la plus menacée sont les États les plus industrialisés, le Gujarat, l’Andhra Pradesh et le Maharashtra. Le Gujarat présente les pires résultats, avec près de 250 morts et 3 000 blessés. Une consultation rapide des journaux de ces dernières années permet de constater que les accidents industriels continuent de survenir à un rythme soutenu à travers tout le pays. Dans les 10 premiers mois de 2014, on relève déjà huit incidents industriels dans lesquels des travailleurs sont morts ou ont été hospitalisés. Beaucoup d’autres cas n’ont probablement pas été signalés.

En outre, la contamination toxique de la terre et de l’eau s’aggrave de plus en plus. Même si les lois sur la gestion des déchets dangereux rendent obligatoires les inventaires, le stockage et la neutralisation des substances toxiques, il y a toujours des effractions. Les déchets continuent de s’accumuler, contaminant de plus en plus de zones. En 2010, le Ministère indien de l’Environnement et des Forêts (MoEF) a lancé en grande pompe un projet de réhabilitation de sites de déchets dangereux contaminés (voir ci-dessous la liste des catastrophes en puissance comparables à celle de Bhopal ). Un total de 10 sites toxiques a été identifié. Des consultants ont été embauchés pour planifier la réhabilitation, mais les choses en sont restées là. Tout comme l’usine Union Carbide de Bhopal, ces sites abritent des milliers de tonnes de déchets hautement toxiques.

Des catastrophes en puissance comparables à celle de Bhopal



Sites contaminés par des déchets dangereux identifiés par le Bureau central de contrôle de la pollution (Central Pollution Control Board)

1. Zone d’Eloor-Edyar, Cochin, Kerala : abrite plus de 200 000 tonnes de produits chimiques à haut risque, déchets de pesticides.
2. Zone industrielle de Ratlam, Tamil Nadu : environ 220 000 tonnes de déchets de chrome sur une surface de 3 hectares, empilés sur 2 à 4 mètres de hauteur.
3. Zone industrielle de Ratlam, Madhya Pradesh : contaminée par des déchets pharmaceutiques provenant de la fabrication d’acide H.
4. Zone contaminée de Sundargarh, Odisha : 50 000 tonnes de déchets de chrome déversées à l’air libre.
5. Zone contaminée de Talcher, Odisha : 60 000 tonnes de déchets provenant de la fabrication de sel de chrome déversées à l’air libre.
6. Zone contaminée de Ganjam, Odisha : plus de 50 000 tonnes de déchets de mercure provenant de diverses usines de soude caustique.
7. Juhi-Baburaiya-Rakhi-Mandi , Kanpur , Uttar Pradesh : environ 2 hectares de sol contaminé par environ 10 000 tonnes de chrome hexavalent dans une zone densément peuplée ; propriétaires inconnus.
8. Rania, Kanpur Dehat, Uttar Pradesh : environ 45 000 tonnes de déchets de chrome hexavalent empilés sur une surface de 200 hectares de terrains privés.
9. Nibra Village, Bengale occidental : 4440 tonnes de déchets de chrome déversées ; propriétaires inconnus.
10. Zone contaminée par des polluants organiques persistants, Lucknow : Indian Pesticide Ltd a généré 36 432 tonnes de déchets d’hexachlorocyclohexane (HCH).

Le problème vient du fait que les dispositions relatives à la mise en oeuvre administrative de ces lois restent lettre morte. Par exemple, le règlement sur les accidents chimiques prévoit la mise en place d’un groupe de crise central. Les informations disponibles sur le site web du MoEF, le ministère responsable, montrent bien l’indifférence totale du gouvernement. Le nom et le numéro de téléphone fournis pour le responsable de ce groupe de crise sont celui de TKA Nair, qui était secrétaire au milieu des années 1990. Le groupe n’existe même pas sur le papier. C’est le véritable problème de l’Inde. Nous avons mis en place un cadre, mais rien pour lui donner corps.

Les trente prochaines années

Pour esquisser un programme pour les trente prochaines années, il faut bien comprendre la situation actuelle. Les Comités de contrôle de la pollution des États ont pour responsabilité de délivrer aux industries l’autorisation de s’établir, puis de commencer leurs activités. Ils sont censés donner ces autorisations en se basant sur les diverses règles de l’EPA concernant les déchets de plastique, de batteries, de résidus urbains et, depuis peu, les déchets électroniques. Mais ces Comités se bornent à examiner les demandes et à émettre des autorisations. Ils n’ont pas le temps de contrôler la conformité aux normes des opérations en matière de pollution ni de faire respecter leurs directives. La paperasse, c’est-à-dire le traitement et la délivrance des autorisations, constitue leur principale source de revenu.

Notre analyse montre qu’en moyenne, les Comités de contrôle de la pollution des États ne recueillent qu’un échantillon d’eau par usine et ne n’étudient la qualité de l’air que pour moins de 25% des sites. De fait, l’ensemble de notre dispositif de supervision environnementale s’appuie sur les données fournies par les industries, qui sont obligées de fournir des échantillons d’effluents testés dans des laboratoires privés et d’en soumettre les résultats au Comité. Sans compter que la plupart des laboratoires sont totalement inadaptés et incompétents. D’autre part, les responsables du Comité n’ont même pas le temps d’examiner les rapports. Leur travail se borne à remplir des papiers – non pas à contrôler la pollution ou à faire respecter les règles.

Le plus grave est que les échantillons de contrôle fournis par les industriels eux-mêmes ne peuvent même pas être utilisés pour faire respecter les règles. Autrement dit, même si un rapport présenté par un industriel indique que celui-ci excède les normes, le comité ne peut pas l’utiliser. Au lieu de cela, un protocole de contrôle lourd et hautement suspect prévoit que les responsables du Comité doivent d’abord informer l’industriel de la date et du lieu de leur inspection, et que seuls les échantillons prélevés à ce moment là pourront être utilisés pour juger de l’application des règles. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que seulement 2% des inspections aboutissent à une action en justice.

Aucune forme de dissuasion n’existe non plus dans notre système. La peine maximale imposée par les tribunaux en vertu de la Loi sur la prévention et le contrôle de la pollution de l’eau est de 10 000 roupies (136 euros, NdE), tandis que l’EPA prévoit des peines qui ne dépassent pas 1 lakh (1360 euros), et que seuls les tribunaux peuvent imposer. Les Comités n’ont donc pas d’autre option que de refuser leur autorisation ou d’ordonner la fermeture pour une durée de 30 jours. Aucune de ces options n’étant toujours praticable, il en résulte que très peu d’actions contre les pollueurs sont possibles. Privé de moyens efficaces pour faire respecter les règles, le système ne vaut même pas le papier sur lequel ses nombreux formulaires sont imprimés et remplis.

C’est la même chose en ce qui concerne les licences requises en matière d’impact sur l’environnement, les forêts, les zones côtières et la biodiversité. Il s’agit d’instruments indispensables pour atténuer les dommages causés à l’environnement, mais ils se perdent de plus en plus dans des procédures sans fin, qui n’aboutissent à rien. Dans le cas de la licence environnementale, le taux de rejet est proche de zéro. Les Comités se contentent de fixer des conditions au moment où ils approuvent le projet, tout en sachant pertinemment qu’il n’y a aucune possibilité ni volonté de surveiller le respect des règles.

C’est encore pire en ce qui concerne la licence forestière. 94% des projets sont acceptés sans aucune évaluation de l’impact de leur projet sur la déforestation, sur la biodiversité ou sur les moyens de subsistance des nombreuses personnes qui vivent dans les habitats concernés. Pour tout hectare déboisé, il est stipulé qu’un programme de reboisement compensatoire doit être mis en place. Mais personne ne sait vraiment si les arbres sont plantés et encore moins s’ils ont une chance de survivre. Le système fonctionne sur la base de cette mascarade, comme si la seule existence de lois et de procédures suffisait à changer les choses. Ce problème peut être corrigé, mais seulement à condition de renforcer les institutions. Voilà la tâche pour les prochaines trente années en termes de gouvernance environnementale.

À l’heure actuelle, les Comités de contrôle de la pollution ont de nombreux postes vacants : 30% dans des États tels que l’Andhra Pradesh, Haryana et Odisha, 60% dans le Bihar et le Karnataka. Le Comité central de contrôle de la pollution n’a plus de président à temps plein depuis plusieurs années. Les conditions de travail sont difficiles dans ces organisations. Les gouvernements successifs se désintéressent de l’enjeu. Au lieu de régler les problèmes existants, ils créent de nouvelles institutions, ne faisant qu’ajouter à la confusion générale.

L’autre tâche pour les trente années à venir est de créer des instruments de contrôle et de mise en oeuvre. Cela suppose des décisions difficiles de dépénalisation de la législation environnementale, afiin que l’administration civile puisse la faire appliquer plus facilement, sans attendre obligatoirement une décision des tribunaux. Mais en même temps, cela signifie qu’il faut renforcer les sanctions et rendre le processus transparent. Tout ceci ne sera possible qu’à la condition qu’un système rigoureux et crédible soit mis en place pour recueillir les échantillons, car on ne peut pas sanctionner les pollueurs sans preuves.

Le dernier point de ce programme de travail, mais en même temps le plus important, est de tout faire au niveau gouvernemental pour accroître la participation des populations locales les plus gravement touchées par la dégradation de l’environnement et les pollutions. Cela peut se faire en rendant les audiences publiques plus transparentes, en diffusant plus largement les données auprès du public, et en ne se contentant pas d’écouter la population : il faut l’entendre.

En dernière instance, la gouvernance environnementale en Inde est un travail à moitié achevé. Il faut le terminer pour pouvoir relever les défis de la croissance de manière à la fois durable et solidaire. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons tirer les leçons de la pire catastrophe industrielle mondiale.

Sunita Narain et Chandra Bhushan

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Photo : Giles Clarke / Bhopal Medical Appeal CC / Ascanio Vitale CC

Boîte Noire

Lire les première et troisième partie de cet article :
 Trente ans après la catastrophe, la tragédie continue
 La question de la responsabilité doit être tranchée

Traduit de l’anglais par Françoise Vella, dans le cadre de notre collaboration avec Ritimo et son réseau de traducteurs bénévoles.

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