14.01.2015 • Impunité

Anniversaire de Bhopal, 3e partie : la question de la responsabilité doit être tranchée

La catastrophe de Bhopal, au-delà de son bilan environnemental et humain, illustre aussi la facilité avec laquelle les multinationales - en l’occurrence l’entreprise chimique américaine Union Carbide, rachetée depuis par Dow - peuvent échapper à la justice et aux demandes de réparation de leurs victimes. Troisième partie du bilan du trentième anniversaire de Bhopal par Sunita Narain et Chandra Bhushan.

Publié le 14 janvier 2015 , par Chandra Bhushan, Sunita Narain

30 ans après la catastrophe, le gouvernement indien à encore du mal à établir la responsabilité d’Union Carbide India Ltd, de sa maison mère Union Carbide Corporation et de son repreneur Dow Chemical. Honteux.

Considérons les différences avec d’autres catastrophes industrielles. En 2009, lorsque le géant pétrolier BP a provoqué une marée noire dévastatrice dans le golfe du Mexique, le président américain, Barack Obama, n’a pas eu besoin de demander à qui il devait « botter les fesses ». Son gouvernement a obligé les responsables à payer les réparations et est revenu sur une décision antérieure qui consistait à plafonner la responsabilité civile dans de tels cas. En 1989, lorsque Exxon a déversé des tonnes de pétrole au large de la côte de l’Alaska, les compensations pour les pertes économiques et les dommages punitifs ont été fixé à 1 milliard de dollars, à comparer avec le « secours » pour Bhopal évalué à seulement 470 millions de dollars. Les phoques morts de du Pacifique ont donc une plus grande valeur que les milliers de personne qui ont perdu la vie à Bhopal ou qui continuent à y souffrir aujourd’hui.

A Bhopal, la société multinationale américaine Union Carbide a invoqué un sabotage. Le gouvernement indien n’a pas pu (ou n’a pas voulu) prouver la négligence ou le non-respect des régulations en vigueur ou des normes de sécurité internes. L’ignorance se combinant à l’impuissance, la responsabilité n’a jamais été établie. Aujourd’hui, au moment où le gouvernement est confronté au coût de la dépollution des déchets toxiques abandonnés sur place, il n’est toujours pas en mesure d’établir la responsabilité de l’entreprise. Le Groupe des ministres, dirigé par l’ancien ministre de l’Intérieur, P. Chidambaram, a recommandé « que le gouvernement demande aux tribunaux de trancher rapidement la question de la responsabilité de Dow Chemical Company et/ou tout autre successeur d’UCC/UCIL ». En d’autres termes, le gouvernement n’est même pas disposé à regarder les faits en face et à décider qu’il est impératif que l’entreprise qui a pollué l’environnement en laissant derrière elle les déchets toxiques soit tenue pour responsable - et obligée de nettoyer.

Les tribunaux se sont également montrés hésitants sur cette question. Comme l’expliquent les juristes Divan et Rosencranz, la Cour suprême a remplacé la doctrine traditionnelle de la esponsabilité par un critère de responsabilité « absolue ». Dans le cas de la fuite de gaz de Shriram, jugée par la Cour suprême en 1986, le président de la Cour à l’époque, PN Bhagwati, a observé que les principes et les normes pour déterminer la responsabilité des grandes entreprises engagées dans la fabrication et la vente de produits dangereux étaient une question de la plus haute importance. La Cour suprême a rendu un jugement en conséquence déclarant que « l’entreprise a le devoir absolu et non transmissible de s’assurer qu’aucun dommage ne résulte de son activité dans la communauté en raison de la nature hasardeuse ou intrinsèquement dangereuse de l’activité qu’elle exerce ». Les juges ont ajouté : « Nous tiendrions cette entreprise strictement responsable et tenue d’indemniser tous ceux qui sont affectés par l’accident. Cette responsabilité n’est pas soumise à l’une des exceptions prévues dans la règle Ryland vs Fletcher instaurant le principe de responsabilité strictement objective ». En vertu de cette règle, la responsabilité absolue est soumise à un certain nombre d’exceptions qui en réduisent la portée, telles que le sabotage ou la faute propre du plaignant. Le principe de responsabilité absolue a été invoqué par la Haute Cour du Madhya Pradesh pour justifier l’allocation d’une indemnité provisoire aux victimes du gaz de Bhopal. Le tribunal avait jugé que la responsabilité de l’entreprise était « incontestable ».

Mais, par la suite, ce principe de « responsabilité absolue » a été contesté et limité par la Cour suprême elle-même lorsque (paradoxalement) on lui a demandé de se pencher sur l’accord de compensation de Bhopal. Les juges Ranganath Misra et MN Venkatachaliah ont rejeté la responsabilité « absolue », en disant qu’Union Carbide avait le droit de se défendre devant le tribunal et de faire entendre ses arguments, aussi factuels soient-ils. « En effet, ont déclaré les juges, il ne faut pas partir du principe que la responsabilité d’Union Carbide Corporation a été fermement établie. UCC a vigoureusement dénié les faits sur lesquels s’appuie sa responsabilité présumée. » Divan et Rosencranz disent qu’en reconnaissant à Union Carbide le droit de se défendre, le tribunal est revenu sur le « principe de responsabilité absolue sans exception », qu’il avait pourtant lui-même édicté auparavant.

Indispensable responsabilité des entreprises

La catastrophe de Bhopal nous confronte à une honte collective. Elle démontre également l’insuffisance de nos mécanismes de responsabilité des entreprises dans un monde où les risques attachés à la technologie sont aussi élevés que mal connus.

La loi de 2010 sur la Responsabilité civile pour les dommages nucléaires vise à déterminer qui doit payer la facture des accidents liés à cette technologie. Aujourd’hui encore, les dispositions qui prévoient de tenir l’industriel responsable des dommages nucléaires sont un sujet de contentieux dans le dialogue indo-américain. Pourquoi ?

Pourquoi ne devrions-nous pas exiger que l’industriel paie les dépenses liées à la sécurité, même si elles augmentent ses primes d’assurance et par conséquent le coût de l’énergie fournie ? Si elles rendent l’énergie nucléaire non viable économiquement, ce n’est que parce qu’elles mettent en évidence le véritable coût d’une production réellement sécurisée. En d’autres termes, pourquoi ne devrions-nous pas exiger que si l’on veut continuer à faire appel à des technologies à haut risque, il faille les accompagner de garanties coûteuses, même si elles rendent ces technologies non compétitives. Dans l’ère post-Bhopal, toutes les technologies doivent payer le coût réel des risques actuels ou futurs qu’elles représentent. C’est seulement ainsi que notre société pourra évaluer les risques de manière plus réaliste et faire de meilleurs choix technologiques.

De nombreux pays ont adopté le principe de responsabilité absolue dans le domaine des organismes génétiquement modifiés. Le Protocole de Carthagène sur la prévention des risques biotechnologiques (dans le cadre de la Convention sur la diversité biologique) représente la première tentative internationale pour tenir les industriels responsables des dommages – qu’ils soient réels ou imminents - liés à l’utilisation des nouvelles technologies.

La question de la responsabilité juridique des entreprises est encore plus cruciale, car c’est seulement à ce prix que les grandes multinationales commenceront à se soucier des conséquences de leurs actions sur les générations futures. Aujourd’hui, en utilisant des procédés que la science ne maîtrise pas, elles ne pensent qu’en fonction du court terme et des bénéfices immédiats qu’elles tirent de l’utilisation de produits chimiques, d’aliments génétiquement modifiés, de l’énergie nucléaire et de l’extraction minière. Nous devons renforcer la responsabilité des entreprises si nous voulons qu’elles réfléchissent sérieusement avant de nous exposer à des dangers. Laissons-les s’inquiéter ; nous, nous voulons dormir en paix.

C’est pourquoi la tragédie de Bhopal ne doit jamais être oubliée ; c’est pourquoi il faut lui apporter réparation. Dow Chemical doit être tenue pour responsable des déchets toxiques encore présents dans l’usine abandonnée. Elle doit payer pour la dépollution du site de l’usine, et elle doit y procéder rapidement, avant que les toxines ne propagent encore plus de poison en se répandant dans les eaux souterraines et dans le corps des êtres humains. C’est pourquoi aussi la catastrophe de Bhopal n’est pas seulement un enjeu pour Bhopal ; il s’agit de notre capacité d’action collective pour rendre justice aux gens et respecter l’environnement, dans le monde entier.

Sunita Narain et Chandra Bhushan

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Photo : Bhopal Medical Appeal CC / Ale CC

Boîte Noire

Lire les première et deuxième partie de cet article :
 Trente ans après la catastrophe, la tragédie continue
 Des dizaines de Bhopal en puissance à travers l’Inde

Traduit de l’anglais par Françoise Vella, dans le cadre de notre collaboration avec Ritimo et son réseau de traducteurs bénévoles.

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