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30.01.2018 • Influence

Après celle du climat, l’industrie et ses lobbyistes s’attaquent à la science de la pollution de l’air

Tout comme auparavant sur le tabac ou les hydrocarbures, une nébuleuse d’acteurs issus de l’industrie, des lobbys ultralibéraux ou de la droite extrême se retrouve aujourd’hui pour dénier ou minimiser la gravité de la pollution de l’air et ses impacts sanitaires. Un phénomène que l’on retrouve, sous différentes formes, aux États-Unis, en Inde ou en Europe. Y compris en France.

Publié le 30 janvier 2018 , par Olivier Petitjean

Après le climato-scepticisme, le dieselo-scepticisme ? « L’air moderne est un petit peu trop propre pour une santé optimale » ; « on ne peut pas faire de lien entre décès prématurés et ozone » ; « [si la pollution de l’air tue,] où sont les corps ? » ; « les experts ne sont pas d’accord entre eux quant à la réalité de l’impact sanitaire des particules fines » ; « la qualité de l’air n’a jamais été aussi bonne qu’aujourd’hui »… Telles sont quelques-unes des phrases que l’on a pu récemment glaner, de divers côtés, dans les médias ou les réseaux sociaux en France, aux États-Unis et ailleurs. Alors que des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dénoncer l’impact sanitaire de la pollution de l’air, et les dizaines de milliers de décès prématurés qu’elle provoque chaque année en France et dans le monde, certains font de la résistance.

Ce « déni de la pollution de l’air » se manifeste aussi sous une autre forme, dans certaines études « scientifiques » financées par des constructeurs automobiles. Le New York Times a raconté il y a quelques jours comment une officine crée par Volkswagen avait payé des chercheurs pour faire respirer des vapeurs de diesel à un groupe de singes, dans le but de prouver leur innocuité. De la même manière que pour les tests d’émissions visés par le scandale du Dieselgate, le véhicule utilisé pour l’expérience (une « Coccinelle » diesel) avait été truqué pour émettre moins de particules toxiques en laboratoire qu’en conditions réelles.

« Fabrique du doute »

Depuis des années, une coalition d’intérêts industriels, d’opposants fanatiques à toute forme de régulation gouvernementale et de propagandistes ultra-conservateurs cherche par tous les moyens à mettre en doute le consensus scientifique sur le réchauffement global des températures et le rôle des activités humaines, dont la combustion massive d’énergies fossiles, dans ce phénomène. Leur objectif plus ou moins avoué est d’entraver toute action politique ambitieuse dans ce domaine. Initialement élaborées par l’industrie du tabac, leurs méthodes sont une nouvelle fois utilisées aujourd’hui pour contester les efforts entrepris par des gouvernements ou des collectivités locales pour limiter la pollution automobile.

C’est ce qu’on a appelé la « fabrique du doute » : l’invocation d’« incertitudes » scientifiques (au besoin fabriquées) pour retarder les décisions, les attaques personnelles contre la probité des scientifiques dont les conclusions sont les plus dérangeantes, et le financement d’études scientifiques de convenance pour créer l’impression d’une controverse ou donner aux agences de régulation de bonnes excuses pour ne rien faire. Ce sont les mêmes méthodes que l’on a vues à l’œuvre autour des organismes génétiquement modifiés et des produits chimiques comme le glyphosate, commercialisés par Monsanto. Aujourd’hui, alors que les inquiétudes sanitaires poussent les pouvoirs publics à envisager des mesures strictes pour réduire le diesel, et à terme tous les véhicules à moteur thermique, c’est désormais la science de la pollution de l’air qui se retrouve dans le collimateur des lobbyistes. En particulier le consensus scientifique - virtuellement aussi large que pour le climat - sur les liens directs entre ozone, particules fines et décès prématurés.

Sur tous ces dossiers, ce sont pour partie les mêmes acteurs, les mêmes lobbyistes et les mêmes financeurs – souvent basés aux États-Unis - qui sont à la manœuvre. Et, sous Trump, ils ont plus d’influence que jamais. C’est ainsi que Steve Milloy, ancien lobbyiste de l’industrie du tabac et climato-sceptique militant, consacre désormais l’essentiel de son énergie à dénoncer les failles prétendues des études scientifiques sur lesquelles s’appuie l’Agence fédérale de protection de l’environnement (EPA) pour réguler la qualité de l’air. Il faisait partie de l’équipe de transition de Donald Trump sur les questions d’environnement et d’énergie. Robert Phalen, professeur à l’université d’Irvine en Californie, qui a par exemple déclaré lors d’une conférence que « l’air moderne est un petit peu trop propre pour une santé optimale » et que respirer des particules fines rend les enfants plus forts, vient d’être nommé expert officiel de l’EPA. Tout comme Louis C. Cox, qui a publié en juin dernier, dans une revue scientifique liée à l’industrie, un article financé par l’American Petroleum Institute (API), principal lobby pétrolier américain, niant le lien entre pollution de l’air et décès prématurés. Ou encore Stanley Young, lié au lobby climato-sceptique Heartland Institute, qui a publié à une semaine d’intervalle un article dans le même sens dans une autre revue – article lui aussi financé par l’API [1].

Tous ont un objectif commun : vider de sa substance le Clean Air Act, la grande loi américaine sur la qualité de l’air adoptée dans les années 1970, et les normes qui en découlent. Parmi les financeurs de cette grande offensive, on retrouve les mêmes acteurs qui avaient déjà ouvert grand leur bourse pour pousser le climato-scepticisme, notamment les structures liées aux frères Koch ou l’American Petroleum Institute. Rappellons que ce dernier compte à son conseil d’administration un cadre de Total (le seul non américain à y figurer) et parmi ses membres des firmes comme Technip et Vallourec, dont l’actionnaire de référence n’est autre - via Bpifrance - que l’État français…

Études scientifiques de convenance pour l’industrie du diesel

Le « déni de la pollution de l’air » ne touche pas que les États-Unis. Unearthed, site d’information environnementale créé par Greenpeace, en retrouve également la trace en Inde, où deux ministres de l’Environnement successifs du BJP, le parti ultra-conservateur au pouvoir, ont systématiquement minimisé les dangers de la pollution de l’air, alors même que la capitale New Delhi et d’autres métropoles du pays sont régulièrement touchées par des épisodes spectaculaires de « smog » et que l’on estime qu’elle provoque plus de 3000 décès prématurés par jour dans le pays. « [La pollution à l’ozone] est excessive certains jours, à certains endroits, mais cela reste exceptionnel. On ne peut pas faire de lien entre décès prématurés et ozone », a par exemple déclaré l’un d’eux en février 2017. Même phénomène en Pologne, aujourd’hui gouvernée par l’extrême-droite et qui s’illustre depuis longtemps par sa défense de l’industrie du charbon. Le ministre de l’Énergie a déclaré lors d’une conférence sur les transports, début 2017 : « Ne cédons pas à la démagogie, la pollution est parfois plus forte en raison de facteurs climatiques, mais ce n’est certainement pas cela qui va faire que telle ou telle personne vivra moins longtemps. »

Mais au-delà des déclarations provocatrices de certains hommes politiques, les industriels de l’automobile mènent eux aussi depuis des années une entreprise plus discrète, mais sans doute plus efficace, de discrédit de la science de la pollution atmosphérique… ou de reconfiguration de cette science à leur avantage. Derrière l’expérimentation sur des macaques révélée par le New York Times, il y a une entité créée en 2007 et financée par Volkswagen et d’autres constructeurs automobiles allemands, l’EUGT (Europäische Forschungsvereinigung für Umwelt und Gesundheit im Transportsektor, Groupe de recherche européen sur l’environnement et la santé dans le secteur des transports). Celle-ci avait déjà financé auparavant des recherches visant à mettre en cause la décision de 2012 de l’Organisation mondiale de la santé classant les fumées de diesel comme cancérigènes, ainsi que des études relativisant les impacts sanitaires du diesel dans les villes et contestant les bienfaits des mesures d’interdiction des véhicules les plus anciens envisagées dans plusieurs pays. Avec un certain succès, puisque les études financées par l’EUGT ont été reprises dans plusieurs rapports d’organisations internationales et ont même été citées par un tribunal autrichien pour justifier sa décision d’interdire toute restriction sur la circulation de véhicules diesel dans la ville de Graz.

Les constructeurs allemands qui avaient financé l’EUGT s’en sont publiquement distancés suite à ces révélations, d’autant plus facilement que la structure a été dissoute mi 2017, dans le contexte du Dieselgate. Mais le scandale ne fait peut-être que commencer, puisque la presse allemande a établi que l’EUGT industrielle avait également financé des expérimentations scientifiques consistant à faire respirer du dioxyde d’azote (ou NO2) à des êtres humains.

Et en France ?

Qu’en est-il en France ? De la même manière que le climato-scepticisme pur et dur reste marginal dans le pays, les voix qui s’aventurent à nier franchement la réalité de la pollution de l’air ou ses impacts sanitaires restent rares. On peut néanmoins citer le tête de liste Front national aux élections régionales de 2015 en Ile-de-France, Wallerand de Saint-Just, qui avait affirmé, lors d’un épisode de pollution atmosphérique à Paris, que « les experts ne sont pas d’accord entre eux quant à la réalité de l’impact sanitaire des particules fines », mais que les « écolo-gauchistes d’AirParif » allaient quand même continuer à « nous emmerder ».

Du côté de ceux qui se déchaînent actuellement contre la politique de circulation de la ville de Paris et contre la maire Anne Hidalgo, comme l’association Quarante millions d’automobilistes (une émanation de l’Automobile club de France), les dénégations ne sont pas tout à fait aussi franches. Son porte-parole Pierre Chasseray, grand habitué des médias, se contente de suggérer que « la qualité de l’air n’a jamais été aussi bonne qu’aujourd’hui » [2] (en réalité, si les émissions des véhicules tendent à baisser du fait de la réglementation, il n’en va pas de même de la concentration des particules fines dans l’atmosphère) ou encore de colporter l’idée (fallacieuse) selon laquelle les pics de pollution à Paris proviendraient en réalité des centrales à charbon allemandes…

Science sous influence

Et évidemment, il y a le cas Michel Aubier, ce pneumologue éminent qui écumait les plateaux télévisés pour minimiser les dangers de la pollution de l’air… et dont il a été révélé peu après qu’il occupait une position rémunérée de « médecin conseil » au sein du groupe Total (lire notre article). Michel Aubier avait publié en 2012 un rapport – abondamment cité par l’industrie - auprès de l’Académie de médecine intitulé Impact sanitaire des particules diesel : entre mythe et réalité ?, vantant les mérites des filtres à particule. En 2015, il avait témoigné dans le même sens devant une commission d’enquête sénatoriale, affirmant que le nombre de cancers liés à la pollution était « extrêmement faible ». Dans les deux cas, il avait négligé de mentionner ses liens pécuniaires avec une entreprise commercialisant des carburants… Il a finalement été condamné à 6 mois de prison avec sursis et 50 000 euros d’amende en juillet 2017 pour cette omission.

Les constructeurs automobiles hexagonaux, Renault et PSA, ont eux aussi noué des partenariats financiers avec le monde scientifique et universitaire, contribuant ainsi à entretenir un mélange des genres propice à tous les conflits d’intérêts. Les deux firmes se sont par exemple associées il y a quelques années pour financer une chaire universitaire sur « la mobilité et la qualité de vie en milieu urbain » au sein de l’université Pierre et Marie Curie (Paris VI) [3]. Sans oublier que le principal organisme auquel le gouvernement français délègue la mesure et l’analyse de la pollution atmosphérique, le Citepa, est une association loi 1901 regroupant les industriels concernés… et seulement eux.

Bref, la collaboration étroite entre industriels et pouvoirs publics sur les questions de pollution de l’air ne date pas d’hier en France (lire notre enquête Diesel et santé publique : retour sur un scandale d’État). Au risque de verser parfois dans le déni pur et simple des problèmes. Ce qu’avait déjà illustré, dans les années 1990, l’affaire du rapport censuré du CNRS sur l’impact sanitaire du diesel. Une décision prise sous l’autorité du ministre de l’Éducation et de la Recherche d’alors, Claude Allègre, qui s’est illustré depuis par ses prises de position douteuses sur le climat.

Olivier Petitjean

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Photo : Ruben de Rijcke CC via Wikimedia Commons

Notes

[1Voir pour plus de détails l’enquête du Center for Public Integrity. Les intérêts pétroliers sont intéressés à la question de la pollution de l’air non seulement en raison de la combustion de leurs carburants dans les automobiles, mais aussi plus directement en raison des émanations d’ozone et autres polluants issues de leurs sites de forage, notamment lorsqu’il s’agit de gaz de schiste.

[2Voir ici sur Twitter.

[3Renault est également récemment devenu actionnaire du groupe Challenges, qui inclut les titres Sciences et vie, Sciences et vie junior et La Recherche.

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