Ceci est la dernière livraison de notre lettre avant la pause estivale. En raison de l’abondance de matière, elle est un peu plus longue que les précédentes (et encore, pas possible de tout évoquer !).
Au menu cette semaine :
– Et si on avançait enfin en matière de transparence des aides publiques et des marchés publics ?
– 2008-2020, le retour des « banksters »
– Les contreparties écologiques aux aides d’État à Air France et Renault : existent-elles ?
– Les contreparties sociales : clairement, elles n’existent pas.
– Et aussi du devoir de vigilance, un aéroport de Vinci, du « black lives washing », de la déforestation et des histoires de pub.
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Bonne lecture
Opacité à tous les étages
Les contrats de commande de masques de l’État français ? Secret des affaires (voir ici).
Les montants exacts des diverses aides aux entreprises débloquées dans le cadre de la crise du coronavirus ? Seulement partiellement disponibles, et éparpillés entre plusieurs sources.
Les conditions mises par l’État à son aide aux grandes entreprises ? Selon que l’on interroge les firmes en question ou le gouvernement, la réponse n’est pas la même, et on ne sait pas si et où elles sont mises par écrit. (On y revient ci-dessous.)
La transparence du lobbying ? Plus ou moins mise en suspens, les décisions étant prises par l’exécutif dans le cadre de procédures accélérées et de structures ad hoc (c’était le sujet de notre rapport « Lobbying : l’épidémie cachée »).
Les contrats passés avec des cabinets de consultants comme McKinsey pour gérer l’épidémie et ses conséquences ? On ne sait pas bien combien il y en a, lesquels sont rémunérés, lesquels non, et pour quels montants.
StopCovid ? Finalement, l’application développée « bénévolement » par des entreprises privées et des institutions publiques coûtera quelques centaines de milliers d’euros par mois pour sa maintenance, octroyés sans marché public.
La Ve République n’a jamais été très rigoureuse sur la transparence et le respect des règles éthiques, y compris en matière économique. Les progrès de l’idéologie pro-business au sein de l’appareil d’État n’ont rien arrangé. Avec la crise du Covid-19, le problème est devenu tellement évident qu’on se demande s’il ne serait pas possible quand même de faire un peu mieux. Même aux États-Unis, les citoyens ont accès à davantage d’information, et davantage de moyens de recours pour contester les abus.
Les demandes montent de plusieurs côtés, depuis Transparency qui avertissait dès les débuts de l’épidémie sur les marchés publics jusqu’aux acteurs de la société civile mobilisés sur le secteur pharmaceutique sur la traçabilité des aides publiques au médicament et la transparence des précommandes de vaccins, en passant par notre propre rapport « Lobbying : l’épidémie cachée » avec les Amis de la Terre où nous proposons un « véritable observatoire indépendant de la réponse à la crise ».
2008-2020 : retour vers le futur
Les autorités américaines ont confirmé cette semaine l’assouplissement de la « règle Volcker », mesure emblématique mise en place après la crise financière de 2008 pour limiter les investissements spéculatifs des grandes banques. Drôle d’idée en pleine pandémie, qui symbolise bien le retour au premier plan des débats d’alors sur la finance et sa régulation.
Il y a de bonnes raisons de s’inquiéter sur la stabilité du système bancaire, à mesure que les effets économiques de l’épidémie du Covid-19 se feront sentir. Faillites d’entreprises et chute des revenus risquent d’impacter le bilan des banques, d’autant plus que plusieurs années d’argent facile ont conduit de nombreuses firmes à s’endetter excessivement. En attendant, cependant, elles ne se portent pas trop mal. Les banques touchent leur écot sur les prêts garantis par l’État. Elles touchent leur écot sur les émissions obligataires des gouvernements (déjà 500 millions d’euros pour les seuls pays européens depuis les débuts de l’épidémie) et des grandes entreprises. Elles ont emprunté 1300 milliards d’euros à taux négatif auprès de la Banque centrale européenne. Et, sous prétexte de faciliter le crédit, elles ont obtenu l’assouplissement ou l’abandon de règles prudentielles mises en place après la crise de 2008, qu’elles contestaient depuis longtemps, comme la règle Volcker, ou en Europe le relâchement des seuils de fonds propres.
Personne ne symbolise mieux en France le retour des banksters de 2008 que Jean-Pierre Mustier. C’était le supérieur de Jérôme Kerviel à la Société générale, qui a orchestré la mise au pilori de son trader, mais qui a dû quitter la banque suite au scandale. Aujourd’hui, il est patron de la banque italienne Unicredit, et semble avoir le vent en poupe. Il est à la tête du lobby continental, la Fédération bancaire européenne. On parle de lui pour succéder à Frédéric Oudéa à la tête de la Société générale, ou encore pour prendre les rênes de HSBC. Il vient de réclamer publiquement un retour rapide au versement de dividendes et aux rachats d’actions, que la plupart des établissements du vieux continent ont suspendu en raison de la crise du Covid-19. Pour Jean-Pierre Mustier, cité par Reuters, les autorités européennes se préoccuperaient trop de leurs fonds propres et pas assez de leur « profitabilité » comme aux États-Unis. On rappellera que BNP Paribas, par exemple, n’a pas définitivement abandonné le versement de dividendes en 2020, mais ne l’a que suspendu, en se réservant le droit de revenir sur sa décision en octobre.
Pour couronner le tout, les charmantes personnes en charge de réguler le secteur bancaire, comme le gouverneur de la Banque de France François Villeroy de Galhau (ex BNP Paribas) ou le président du conseil de surveillance de la Banque centrale européenne Andrea Enria, en appellent aujourd’hui ouvertement à davantage de fusions et de concentration entre banques européennes pour faire face à la crise. Autrement dit, alors que le stabilité du système financier pose déjà question, les régulateurs veulent des banques encore plus grosses, encore plus systémiques et encore plus too big to fail. Aaargh.
Conditions, êtes-vous là ?
Cette semaine, l’Assemblée nationale examine le 3e projet de loi de finances rectificative de cette année, qui inclut les aides promises à Renault, Air France et quelques autres. Une occasion de relancer le débat sur les fameuses « conditions » posées par l’État à son soutien financier, dont nous avions déjà parlé dans une précédente lettre. Une coalition d’ONG et de syndicats réclame des conditions véritablement contraignantes en matière de climat, de fiscalité et de partage des richesses.
Il y a au moins une condition qui semble relativement claire : les firmes qui bénéficieront d’un prêt garanti par l’État ou du report de cotisations ne pourront pas verser de dividendes ou racheter leurs actions en 2020. La règle ne vaut pas en revanche pour le chômage partiel. Il sera intéressant de voir si et comment elles seront effectivement appliquées, mais au moins le gouvernement semble avoir prévu des dispositions précises.
En matière fiscale, une autre condition stipule que les entreprises aidées par l’État ne doivent pas avoir de présence dans les paradis fiscaux. Le problème est que la liste « officielle » des paradis fiscaux sur laquelle se base le gouvernement ne comporte qu’une petite dizaine d’archipels tropicaux, qui ne sont pas les territoires où les grands groupes français pratiquent effectivement l’optimisation fiscale, comme le Luxembourg ou les Pays-Bas (ou encore Malte dans le cas de Renault).
En termes de conditions sur l’emploi, il n’y a clairement rien. On y revient tout de suite.
Là où on perd vraiment pied, c’est en matière écologique. Le gouvernement a beaucoup communiqué sur les « engagements » verts que prenaient Renault et Air France. Elisabeth Borne avait par exemple affirmé le 27 avril que « le soutien de l’État à Air France s’accompagne d’engagements écologiques précis », tandis que le ministre de l’Économie évoquait, concernant Renault, des conditions sur la voiture électrique. Du côté des entreprises concernées, en revanche, c’est le silence radio. Nous avons cherché à savoir où concrètement ces « engagements » étaient couchés noir sur blanc, sachant qu’ils ne sont ni dans les lois de finances, ni dans les arrêtés relatifs aux prêts garantis. Le cabinet de Bruno Le Maire nous a renvoyé, concernant Renault, vers les communiqués de presse sur le site web du constructeur – où nous n’avons pas trouvé un mot sur la question. Concernant Air France, les « engagements » seront apparemment dans un futur plan qui sera prochainement rendu public par Air France. On a notamment parlé de l’abandon de certaines lignes aériennes intérieures, mais le sujet semble encore en cours de négociation avec le gouvernement et avec l’Europe.
Une épidémie de plans sociaux
L’État annonce une aide de plusieurs milliards à Renault et un plan de soutien à l’automobile. Quelques jours plus tard, Renault annonce la suppression de 15 000 emplois, dont 4600 en France. L’État avait aussi garanti un prêt de 7 milliards à Air France, à quoi s’ajoute un plan de relance pour le secteur aéronautique. Air France va supprimer 7500 emplois. Emmanuel Macron se rend dans une usine Sanofi pour annoncer un soutien à la relocalisation de l’industrie pharmaceutique. Quelques jours plus tard, Sanofi annonce – vous avez deviné – des suppressions d’emploi : 1700 en Europe, dont 1000 en France. Les choses sont donc claires.
On nous a amplement prévenus : à la crise sanitaire va succéder une crise économique et sociale de grande ampleur, qui se traduira par des dizaines de faillites et une destruction massive d’emplois. Du côté des grands groupes, les annonces macabres commencent à se succéder. Airbus va supprimer 15000 postes dans le monde, dont 5000 en France, et les sous-traitants de l’aéronautique lui emboîtent le pas. Nokia veut se débarrasser de 1233 employés de sa filiale française, l’ex-Alcatel racheté en 2015.
En réalité, beaucoup de ces plans ne sont pas liés au Covid-19. Sanofi assure que ses suppressions découlent de sa stratégie, présentée avant la crise. Renault prétend tirer les leçons des « surcapacités » héritées de l’ère Carlos Ghosn. Quant à Nokia, l’entreprise n’a fait qu’attendre la date d’expiration des engagements pris vis-à-vis du gouvernement français lors du rachat d’Alcatel, en arguant de difficultés économiques contestables. Une analyse du cabinet Syndex révélée par Mediapart explique comment la firme finlandaise a structuré ses filiales françaises de manière à maximiser les entrées de Crédit impôt recherche (CIR) tout en les faisant apparaître en situation de « perte fiscale construite ».
Du côté d’Airbus et d’Air France, en revanche, l’impact du Covid est indéniable. Et il est d’autant plus brutal que tout le secteur aérien s’était installé dans une sorte de bulle spéculative fondée sur l’anticipation d’une croissance soutenue. L’épidémie et la contestation écologique grandissante de l’avion sont un dur retour à la réalité. La réponse des pouvoirs publics est simplement d’injecter de l’argent pour sauver ce qui peut l’être, avec l’espoir que le secteur reparte de plus belle dans quelques années. Les promesses d’un « avion vert » ou « bas carbone » sont encore moins crédibles aujourd’hui que pour l’automobile – c’est tout dire.
En bref
* Des firmes pas très vigilantes sur leurs devoirs. Au printemps 2017, la France adoptait une loi pionnière sur le « devoir de vigilance », dont l’objectif est de rendre les multinationales juridiquement responsables des abus commis dans l’ensemble de leurs filiales et de leur chaîne d’approvisionnement. Ce qui auparavant n’était presque pas possible. Le moins qu’on puisse dire est que le gouvernement ne fait preuve de beaucoup d’empressement à vérifier la bonne application de cette loi, conquise de haute lutte malgré les réticences d’un certain Emmanuel Macron et l’opposition acharnée des milieux patronaux. Depuis 2017, il refuse de publier une liste complète des entreprises soumises à la loi (qui ne s’applique qu’à partir d’un certain nombre d’employés). Les ONG Sherpa et CCFD-Terre Solidaire se sont associées pour pallier cette défaillance en créant le « Radar du devoir de vigilance ». Elles ont identifié 265 entreprises couvertes par la loi, dont une proportion importante – pas moins de 72 – ne respectent toujours pas leurs obligations légales en ne publiant pas de plan de vigilance. Une liste où l’on retrouve McDonald’s, Castorama, EuroDisney, Picard, Avril, Groupe Dassault, ou encore Altice.
* Total au tribunal, nouvel épisode. Le première procédure judiciaire initiée dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance concerne Total et ses projets pétroliers en Ouganda (lire notre article). Les associations Amis de la Terre et Survie et leurs partenaires locaux dénoncent des déplacements forcés de population et les risques pour l’environnement, dans un contexte politique de plus en plus répressif. Elles ont récemment reçu l’appui de quatre rapporteurs spéciaux des Nations-Unies. En janvier, le tribunal judiciaire de Nanterre s’était déclaré incompétent et avait renvoyé l’affaire devant un tribunal de commerce, à l’encontre de l’esprit de la loi. Une audience d’appel devait se tenir le 24 juin, mais a été repoussée au mois d’octobre.
* L’Oréal blanchit ses produits en retirant le mot « blanc ». Le mouvement Black Lives Matter continue d’avoir des répercussions intéressantes dans le monde des multinationales. Après avoir il y a quelques années coupé ses liens, sous pression de l’extrême-droite, avec la mannequin Munroe Bergdorf (elle avait osé évoquer le racisme structurel dans nos sociétés), L’Oréal a décidé comme d’autres marques de supprimer les mots « blanc » et « blanchissant » des crèmes et autres produits cosmétiques destinés à éclaircir les peaux sombres que la firme commercialise. Problème : L’Oréal continue bien à vendre les mêmes produits douteux, mais sous un autre nom.
* Le boycott de Facebook, un moment décisif ? Toujours sur le même sujet, plusieurs centaines d’entreprises grandes et petites dont Coca-Cola et Starbucks (mais aucune entreprise française à ce jour) ont annoncé qu’elles renonçaient à acheter de la publicité sur Facebook, pour protester contre la complaisance du groupe de Mark Zuckerberg envers la propagande d’extrême-droite. La campagne « Stop Hate for Profit » vise le cœur même du modèle commercial de Facebook, qui a perdu 56 milliards de dollars de capitalisation boursière depuis le début de la campagne. Mais des questions demeurent sur sa durée et son impact réel sur les revenus publicitaires du groupe.
* Une publicité pour le vélo censurée. Le rapport « Big Corpo » que nous avons publié il y a quelques semaines avec 21 partenaires plaide pour une véritable régulation de la publicité afin de répondre à l’urgence climatique, y compris en interdisant la promotion de certains produits particulièrement nocifs (comme les SUV). Démonstration par l’absurde de la validité de notre propos : l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité, structure d’autorégulation entre les mains des annonceurs, a interdit une campagne de la marque néerlandaise de vélo VanMoof. Son tort ? Laisser entendre que peut-être la voiture serait une source de pollution en ville. Ce n’est pas le premier cas de ce type. Juste avant le confinement, la régie publicitaire des transports parisiens (filiale de Publicis) avait censuré une campagne publicitaire de Greenpeace dénonçant l’inaction climatique de nos dirigeants.
* NDDL-sur-Tage. Alors que le trafic aérien reprend péniblement en Europe, un nouveau projet d’aéroport de Vinci fait polémique, cette fois au Portugal. Le groupe français de BTP a acquis les aéroports portugais durant la crise de l’euro, grâce à la troïka, et ils sont devenus l’une de ses meilleures sources de cash (avec les autoroutes françaises). Vinci souhaite construire un nouveau terminal à Lisbonne, destination touristique à la mode, sur l’estuaire protégé du Tage. Basta ! présente le projet et donne la parole à ses opposants.
* Casino : une viande au bon goût de déforestation. La déforestation de l’Amazonie s’est accélérée depuis quelques années, comme l’ont illustré les incendies géants de l’été 2019. L’été 2020 s’annonce encore pire, et l’extension de l’élevage bovin en est l’une des principales causes. L’ONG Envol Vert a mené l’enquête sur le terrain pour identifier les acteurs de cette destruction et leurs clients. Elle montre comment le groupe Casino s’approvisionne (pour ses magasins au Brésil et en Colombie) auprès de certaines grandes fermes directement impliquées dans la déforestation. Cette enquête montre aussi l’inefficacité des mesures mises en place par des groupes comme Casino, qui délèguent la responsabilité de contrôler l’origine de la viande à leurs fournisseurs, ou dont les critères d’exclusion sont facilement contournées par les éleveurs. Ceux qui figurent sur des listes noires se contentent de faire transiter leurs bovins par des fermes non mises à l’index, une pratique apparemment connue sous le nom de « blanchiment de vaches ».
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