C’est la plus ancienne usine du monde encore en activité. À Gardanne (Bouches-du-Rhône), à 30 kilomètres au nord de Marseille, on l’appelle respectueusement la « vieille dame ». C’est une usine de production d’alumine édifiée en 1894 par le groupe Pechiney, dans une ville minière où l’on exploite alors le charbon. À l’époque, ce combustible est nécessaire dans le processus de fabrication de l’alumine, de même que la bauxite produite dans le Var, et la soude, fabriquée à Marseille. L’emplacement de l’usine est donc idéal. Dès ses débuts, l’employeur instaure une politique paternaliste afin d’intégrer ses salariés, le plus souvent immigrés. « Les Gardannais de plus de 80 ans vous diront qu’ils sont allés se faire soigner dans le dispensaire de l’usine, raconte François-Michel Lambert, député de l’Union des démocrates et des écologistes (UDE, créée par des élus ayant quitté Europe écologie - Les Verts) des Bouches-du-Rhône. Et ceux qui sont nés il y a 40 ans se rappelleront qu’ils ont appris à nager dans la piscine construite par Pechiney. »
En un siècle, l’usine aujourd’hui exploitée par la société Alteo a construit une partie de l’espace urbain et s’est matériellement imbriquée dans la ville. Elle génère aussi un consensus mémoriel difficile à remettre en question. Or, la production de l’alumine, une poudre blanche aujourd’hui utilisée dans la fabrication des écrans LCD, des céramiques industrielles et des réfractaires – mais également dans l’armement et le matériel nucléaire – génère depuis ses débuts une masse importante de déchets. Dans le procédé Bayer inventé à la fin du XIXe siècle et toujours utilisé, la bauxite est mélangée avec de la soude et de la chaux dans des chambres sous pression. Les éléments liquides et solides sont ensuite séparés. Ces résidus solides, appelés « boues rouges » du fait de leur forte concentration en oxyde de fer, comportent aussi des taux élevés de métaux lourds, et de radioactivité.
De l’ignorance à l’omertà
De 1906 à 1966, les boues rouges sont stockées à deux kilomètres de l’usine, dans les vallons d’Encorse et de Mange-Garri à Bouc-Bel-Air. Un téléphérique les transporte dans des wagonnets au-dessus des maisons où habitent les salariés de l’usine. « A l’époque, nous ne savions pas tout ça. Il y avait le salaire, le logement, les colonies de vacances… L’usine, c’était toute la vie des gens qui y travaillaient et c’est encore le cas aujourd’hui », soupire Aline Frosini. Son père et plusieurs membres de sa famille ont travaillé pour Pechiney. À sa retraite, elle est revenue habiter Gardanne, mais le regrette amèrement aujourd’hui.
Depuis plus d’un siècle, une fine pollution atmosphérique – sous forme de poussières rouges et blanches – se dépose partout dans la ville. « J’ai pris conscience de ce problème lorsque je me suis intéressée aux dérogations qui ont été données par les autorités à l’usine. Les normes qu’elles imposent sont bien plus tolérantes que celles de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) [1]. » Avec les autres représentants du collège des riverains à la Commission de suivi du site [2], elle se mobilise pour que les normes soient alignées sur celles préconisées par l’OMS.
Mais sa voix est isolée et peu audible, dans une ville où trois générations d’habitants se sont succédées à l’usine d’alumine. Salariés et syndicalistes ne s’expriment pas ou très peu dans les médias sur ce sujet. L’entreprise Alteo emploie plus de 400 personnes. « On ne peut pas obliger un âne à boire s’il n’a pas soif, confie-t-elle. Nous étions dans l’ignorance totale, et aujourd’hui on nous culpabilise parce que nous dénonçons cette pollution. C’est l’omertà. »
Un « Lac rouge » de déchets
Les habitants du vallon de Mange-Garri, zone de stockage des boues rouges, bataillent également dans le silence. L’espace de stockage n’était plus utilisé depuis 1967, l’industriel rejetant ses déchets en Méditerranée. Il l’est à nouveau depuis 2007, lorsque l’usine obtient un arrêté préfectoral d’exploitation pour 14 ans. Dès lors, les riverains se plaignent des poussières qui envahissent leurs habitations au moindre coup de vent.
Le site de stockage de Mange-Garri. © Carole Filiu-Mouhali
La maison d’Abdellatif Khaldi est de celles-là. Nichée au cœur d’une forêt de pins, sa terrasse offre une vue imprenable sur les collines provençales. Mais il suffit de marcher quelques minutes pour atteindre rapidement un étrange lac rouge immobile. Sur plusieurs milliers de mètres carrés, des résidus de production sont entreposés à l’air libre. L’ambiance est saisissante : des arbres morts à l’écorce blanchie surgissent du lac tel des danseurs figés. Les pins qui l’entourent sont décolorés. La croûte de déchets est humide, arrosée en permanence afin de diminuer l’envol de poussières.
Valeurs supérieures aux normes de l’OMS
« Ce qui était jeté à la mer est aujourd’hui entreposé à côté de chez nous, s’inquiète Abdellatif Khaldi. Depuis le 31 décembre 2015, Alteo ne rejette plus en mer que des résidus liquides. Les déchets solides, les fameuses « boues rouges », sont entreposés à Bouc-Bel-Air. Nous nous sommes adressés à la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), mais rien n’a été fait. C’est un dialogue de sourds, on nous répète seulement que l’industriel a fait des progrès. » À l’automne 2015, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) réalise un diagnostic de l’influence des émissions de poussière du site. Après quatre à cinq semaines d’étude, le BRGM conclut que les concentrations en PM10 (poussières émises par les résidus) mesurées dans l’air sont inférieures aux valeurs réglementaires mais supérieures à la ligne directrice de l’OMS.
Ce point de vue tiré de Google Earth permet de visualiser l’usine (en bas à droite, le long de la voie-rapide) ainsi que l’espace de stockage.
Les riverains contestent cette étude réalisée en période pluvieuse et qui n’a pas pris en compte l’acidité des boues rouges ni l’inhalation de certains produits radioactifs. François-Michel Lambert concède : « Il y a de quoi devenir dingue quand la poussière envahit votre maison. Et je ne nie pas l’impact sur la santé. Mais comment ce permis de construire dans une forêt et à proximité d’un espace de stockage de produits industriels a-t-il pu être délivré ? » Le député a demandé à deux reprises à ce que l’État estime le montant de ces maisons pour leur rachat. Mais Abdellatif Khaldi, atteint de cancers du cœur et du poumon, est catégorique : « Je n’accepte pas d’être relogé, d’être spolié. Je veux simplement que soient appliquées les règles environnementales. »
« Inconvénients et atouts » des boues rouges
Chez Alteo, le directeur des opérations Eric Duchenne assure : « Les déchets entreposés à Mange-Garri ne sont pas dangereux car la bauxite n’est pas un produit toxique. » Depuis 2007, l’industriel a investi 30 millions d’euros dans trois filtre-presse – financés pour moitié par des subventions de l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse – qui séparent les résidus liquides des résidus solides. Objectif : les valoriser pour leur trouver un nouvel emploi. La bauxaline – nouvelle appellation des boues rouges – pourrait être utilisée pour la dépollution de cours d’eaux ou en tant que matériel de construction.
Un processus soutenu par François-Michel Lambert à travers l’Institut de l’économie circulaire dont il est président. Fondé en février 2013 par GRDF, La Poste, Ecofolio ou l’école de commerce Kedge Business School, cet institut entend promouvoir la transformation des déchets en ressources. Alteo est lui-même membre de l’institut, mais l’élu se défend de toute collusion : « La cotisation d’Alteo à l’institut représente moins d’1 % de son budget. Comme toute matière, les “boues rouges séchées” ont des inconvénients et des atouts. Il faut savoir utiliser les atouts. » Quid de la traçabilité des éléments toxiques contenus dans la dite « bauxaline » ? Le parlementaire élude la question, rappelant que de nombreux matériaux recyclés, dont le papier, en contiennent également beaucoup.
Pluie de soude sur la ville
Parfois, les élus locaux remettent cependant en cause la politique d’Alteo. Dans la nuit du 8 au 9 mars 2016, un tuyau de l’usine dans lequel circule de la soude chauffée sous pression a lâché. Un nuage de vapeur contenant de la soude s’est alors répandu sur une quinzaine d’hectares. Au petit matin, les Gardannais ont découvert sur leurs véhicules une épaisse pellicule granuleuse, mêlant les habituelles poussières rouges à de petits cristaux blancs. Eric Duchenne l’assure dans La Provence du 11 mars 2016 : « La soude elle-même est restée dans le périmètre de l’usine. Ce qui a survolé Gardanne, c’est de la vapeur d’eau. » Lorsque les journalistes le reprennent sur ce point, il concède : « La vapeur était en contact avec de la soude, donc il y en avait un peu… »
Les habitants se plaignent à Alteo, qui ne prévient la mairie de Gardanne que dix heures plus tard. Roger Meï, maire PCF aux huit mandats et indéboulonnable partisan des industries de sa ville, n’apprécie guère ce manque de transparence et le reproche à l’usine. Les pompiers nettoient à grande eau les cours des écoles situées à proximité, mais le souvenir reste ancré dans la mémoire des habitants. « Ce n’est pas très grave, ironise Aline Frosini. Ça ne pouvait que nous brûler ! »
Façades de maisons à Gardanne. © Carole Filiu-Mouhali
« Comment a-t-on pu autoriser cela ? »
Le 2 septembre 2016, l’émission Thalassa sur France 3 diffuse un reportage sur le déversement des boues rouges en Méditerranée. La ministre de l’Écologie Ségolène Royal, qui s’était déjà opposée en décembre 2015 au Premier ministre Manuel Valls sur l’autorisation donnée à Alteo de poursuivre ses rejets liquides en mer, s’interroge : « Le jour où [ces rejets seront] interdits, on dira : “Mais comment a-t-on pu autoriser ça et renouveler cette autorisation ?” C’est inadmissible. » En réponse, Manuel Valls juge que la décision de poursuivre l’activité d’Alteo permet « à l’activité économique et à des milliers d’emplois d’être préservés ». En plus des 400 salariés de l’usine, Alteo ferait travailler environ 300 personnes via la sous-traitance.
Face à la reprise de la polémique au niveau national, François-Michel Lambert, Roger Meï et Claude Jorda, conseiller départemental de Gardanne, rédigent un communiqué de presse commun en septembre 2016, estimant qu’« il s’agit maintenant de remettre le territoire, les citoyens, les scientifiques et les politiques dans une même dynamique positive pour notre Provence, positive pour la santé des habitants, positive pour la planète, positive pour le développement économique. » Au final, l’autorisation de rejeter des effluents liquides est prolongée. Or, ces derniers restent porteurs d’éléments toxiques.
Pollution contre chantage à l’emploi
L’entreprise Alteo sera-t-elle à même de mener les améliorations techniques attendues, pour réduire ses pollutions ? Le site de Gardanne est déficitaire de 40 millions d’euros sur trois ans, et Alteo, qui est la propriété du fond d’investissement HIG, a vendu ses deux autres sites en France et un troisième en Allemagne. Le 17 novembre 2016, deux amendements à la loi de Finance 2017 proposés par 32 députés socialistes sont discrètement rejetés. Ils visaient à supprimer le plafonnement dont bénéficie l’entreprise pour la redevance liée à la pollution de l’eau.
Selon certains calculs, grâce à cette niche fiscale, créée en 2002 pour la seule Alteo, conjuguée à de nouvelles méthodes d’évaluation de la pollution, l’usine ne devrait plus 1,8 million d’euros de taxe annuelle, mais seulement 300 000 euros. L’amendement visait à limiter cette baisse et à fixer la taxe à 500 000 euros. Les chiffres sont débattus. Pour Christian Eckert, Secrétaire d’état chargé du budget et des comptes publics, cet amendement « ferait peser un risque significatif sur l’avenir de cette entreprise qui serait très largement compromis – c’est un euphémisme. »
Ces craintes sur l’avenir économique d’Alteo et le chantage à l’emploi brandi au plus haut niveau de l’État inquiètent les voix critiquant l’usine. En 2021, les dérogations permettant à l’industriel de rejeter ses déchets liquides en mer et de stocker les boues rouges à Mange-Garri prendront fin. Malgré un soutien politique national et local, ils redoutent de voir Alteo plier bagage et laisser derrière lui plus d’un siècle de pollution.
Texte et photos : Carole Filiu-Mouhali
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Photo de Une : l’usine et la ville de Gardanne. Le reportage photo complet est à retrouver ici.