Au moment même où s’achevait en Égypte la COP27 commençait à quelques centaines de kilomètres de là un autre événement planétaire qui en paraît comme l’antithèse : la coupe du monde de football. Il ne manque pas de raisons de s’indigner de ce « mondial de la honte ». Sa préparation a mis en lumière les conditions de travail terribles et le traitement infâme réservé aux ouvriers migrants des chantiers, pour la plupart venus d’Asie, dont plusieurs centaines ont trouvé la mort du fait de protections inadéquates contre le soleil et la chaleur. L’organisateur qatari s’est aussi trouvé montré du doigt pour ses positions rétrogrades sur un ensemble de sujets sociétaux, à commencer par les droits des personnes LGBT. Enfin, la tenue en plein désert d’un tel événement, conçu pour attirer des centaines de milliers de fans devant se déplacer en avion des quatre coins du monde pour se rendre au Qatar (et même parfois de leur hôtel aux stades), dans des conditions semi-artificielles pour rendre le climat tolérable aux touristes, apparaît comme une aberration du point de vue climatique.
Comme souvent, l’indignation qui s’exprime dans les médias et dans la bouche de nos dirigeants se mêle cependant à une forte dose d’hypocrisie. Les leaders et milieux d’affaires occidentaux sont souvent les premiers « facilitateurs » des régimes politiques décriés par l’opinion, comme on a pu le voir récemment à propos de la Russie ou du Brésil. C’est tout aussi vrai du Qatar, qui a fait de la France et de ses entreprises une cible de choix.
Quels sont donc les grands groupes français les plus présents au Qatar et les plus liés à son régime ? Voici un tour d’horizon des principaux d’entre eux.
Vinci et Accor, champions du Qatar
En premier lieu viennent les entreprises dont l’État qatari est un actionnaire clé et qui sont très présentes dans le pays. Il s’agit principalement du géant du BTP Vinci (dont le Qatar détient 4% du capital) et du groupe hôtelier Accor (contrôlé à hauteur de 11,3%). L’émirat était également un actionnaire important de Veolia jusqu’en 2018.
Aussi bien Vinci qu’Accor ont été activement impliqués dans la préparation de la coupe du monde. Le premier a conduit de nombreux chantiers d’infrastructures conçus pour permettre l’accueil des visiteurs du mondial, dans la capitale Doha et dans la ville nouvelle de Lusail. Dès 2014, des alertes ont commencé à remonter sur des atteintes graves aux droits des travailleurs sur ces chantiers. L’association Sherpa avait déposé une première plainte – s’attirant en retour pas moins de cinq plaintes en représailles de la part du groupe de BTP – puis une seconde qui a finalement débouché sur la mise en examen de sa filiale Vinci Construction Grands Projets le 9 novembre dernier pour « obtention de la fourniture de services de la part d’une personne en situation de vulnérabilité ou de dépendance, avec une rétribution sans rapport avec l’importance du travail accompli », « soumission à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine » et « réduction en servitude ».
Le dossier d’instruction, dont la teneur a été révélée par Mediapart contient plusieurs témoignages confirmant les conditions inhumaines faites aux ouvriers, ainsi que des documents faisant état de plusieurs décès d’employés de Vinci ou de ses sous-traitants. En réponse au scandale, le groupe français de BTP a annoncé des mesures visant à améliorer la situation sur ses chantiers, mais des interrogations de demeurent sur l’étendue et l’efficacité de ces efforts, qui ne le dédouanent pas des abus passés.
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Accor, de son côté, a été chargé par les autorités qataris d’organiser l’accueil des supporters pendant la coupe du monde, dont l’un des objectifs est de promouvoir le Qatar comme destination touristique. Une enquête de France Télévisions et de la cellule investigation de Radio France a révélé que les employés de certains de ses sous-traitants locaux – eux aussi des migrants – vivaient et travaillaient eux aussi dans des conditions douteuses.
TotalEnergies s’associe au Qatar pour lancer une « bombe climatique »
Immédiatement derrière Vinci et Accor vient le groupe pétrolier TotalEnergies. Son engagement avec le Qatar n’est pas lié au football ni au tourisme, mais aux richesses gazières de l’émirat. Ces derniers mois, le géant français a signé plusieurs contrats en vue du développement du plus important champ gazier au monde, baptisé North Field, et de l’exportation de son gaz sous forme liquéfiée vers les marchés asiatiques et européens. North Field, qui représenterait pas moins de 10% des réserves mondiales connues de gaz, figure en tête du classement des « bombes climatiques » établi par le Guardian, et TotalEnergies est le principal partenaire étranger du Qatar sur son exploitation. Il faut dire que sur fond de guerre en Ukraine et de sanctions contre la Russie, le gaz de l’émirat est plus convoité que jamais. Le PDG du groupe Patrick Pouyanné est d’ailleurs monté au créneau pour défendre le Qatar et ses dirigeants contre les critiques.
La manne de la Coupe du monde
Vinci n’est pas la seule entreprise française à avoir tiré profit des si controversés chantiers de la Coupe du monde 2022. Bouygues a récemment construit dans l’émirat un immense complexe urbain comprenant tours de bureaux, hôtel et centre commercial. Alstom a mené à bien, aux côtés de Vinci, le chantier du tramway de Lusail. D’autres groupes comme RATP, Keolis (filiale de la SNCF), Egis ou Systra sont présents dans le secteur des transports.
Aucun des grands projets urbanistiques, des complexes hôteliers et des stades de la Coupe du monde n’auraient pu voir le jour sans les financements et l’assistance des grandes banques internationales, toujours à l’affût de ce type d’opportunités très lucratives. L’ONG Fair Finance, dans un récent rapport, évalue à 80 milliards de dollars l’ensemble du soutien apporté par les institutions financières internationales à la préparation de la Coupe du monde. Les banques françaises ont apporté à elles seules 8 milliards de dollars sous forme de prêts et de souscriptions d’obligations : 3,8 milliards pour le Crédit agricole, 1,6 pour BNP Paribas, 1,5 pour la Société générale et 1,4 pour BPCE. Toujours selon la même source, les banques françaises sont également les premières en Europe en termes de détention d’actions et d’obligations d’entreprises de BTP et d’hôtellerie actives au Qatar, avec là aussi 8 milliards de dollars investis.
Du luxe à l’armement, le CAC40 se fait le partenaire d’une certaine vision du monde
Les groupes de luxe français sont également de la partie. LVMH, Kering et Hermès sont très présents au Qatar, dans le but de capter la riche clientèle du Golfe et les touristes qui se rendent dans la région. Louis Vuitton est d’ailleurs sponsor de la Coupe du monde 2022, à travers un partenariat avec la FIFA sur une ligne de maroquinerie dédiée – immortalisée par une photo de Lionel Messi et Cristiano Ronaldo jouant aux échecs sur une valise.
Impossible enfin de ne pas mentionner le secteur de l’armement et de la sécurité. Selon les statistiques du ministère des Armées, le Qatar arrive en troisième position des commandes d’armes françaises sur la période 2012-2021, derrière l’Égypte et l’Inde mais devant l’Arabie saoudite, avec 11,1 milliards d’euros. L’émirat fait partie de la poignée de pays ayant fait l’acquisition de chasseurs Rafale du groupe Dassault, produit phare de l’industrie française de l’armement dont les leaders français successifs se sont fait les VRP depuis des années. Selon l’enquête déjà citée de France Télévisions et Radio France, Nicolas Sarkozy aurait même monnayé son soutien à l’organisation du mondial par le Qatar en contrepartie de l’achat desdits Rafale.
Ce partenariat étroit s’étend aussi au domaine de la sécurité. Le groupe Thales, par exemple, gère la vidéosurveillance de l’aéroport international de Doha. Le gouvernement français a conclu un accord avec l’émirat pour l’aider à assurer la sécurité de la coupe du monde. Depuis 2010, le Qatar organise sa propre déclinaison du salon Milipol, dédié à la sécurité intérieure des États et organisé par un consortium public-privé français. Lors de sa dernière édition, qui s’est tenue en mai 2022 à Doha, les industriels français du secteur étaient une nouvelle fois présents en masse.
Olivier Petitjean
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Photo : OIT/Apex images, cc by-nc-nd