« ‘Dépêchez-vous ou nous lançons une grenade à l’intérieur !’ a crié un homme. Puis, ils ont donné un grand coup dans la porte qui s’est ouverte. ‘Vous soutenez les guérillas’, ont-ils hurlé. Ils portaient des masques noirs qui dissimulaient leurs visages. (…) À la fin, ils ont traîné mon père dehors et lui ont tiré dessus, là, devant notre maison, devant moi, ma mère et mon frère. Il avait neuf balles dans le corps. J’avais quinze ans. »
C’est le témoignage que Maira Mendez Barbosa, en France à l’invitation des Amis de la terre [1], doit apporter ce 12 mai à l’Assemblée générale annuelle d’EDF. En 2002, des paramilitaires ont fait irruption dans la maison familiale à 2 heures du matin et assassiné son père en l’accusant (faussement) d’être un responsable syndical. Selon une enquête réalisée par l’ONG néerlandaise PAX, l’association des grandes entreprises minières et des paramilitaires dans la région de Cesar, au nord du pays, aurait entraîné, entre 1996 et 2006, l’assassinat de plus de 3000 personnes et l’éviction de 55 000 paysans de leurs terres.
Politique de terreur
Si EDF, dont l’État détient 84%, est surtout connue pour son investissement dans le nucléaire, elle possède également une flotte significative de centrales au charbon en France, au Royaume-Uni, en Pologne, en Italie et en Asie. (Sur ce point, lire nos articles ici, ici, ici et là.) Et un grand nombre de ces centrales se fournissent en charbon en Colombie, auprès des entreprises directement liées à ces assassinats et à ces violations de droits humains : Drummond et Prodeco, une filiale du sulfureux groupe Glencore. (Le troisième grand producteur et exportateur de charbon colombien est El Cerrejón, dont nous avions parlé dans cet article.)
L’arrivée de ces entreprises charbonnières dans la région de Cesar a coïncidé avec la montée en puissance d’un groupe paramilitaire, qui a semé la désolation pendant une dizaine d’années. De nombreux témoignages de repentis suggèrent que ce sont les firmes elles-mêmes qui ont encouragé la création de ce groupe armé, pour sécuriser leurs opérations, intimider les syndicalistes et faciliter le déplacement forcé de populations et l’accès à leurs terres. À ce jour, les victimes de ces abus n’ont reçu aucune forme de compensation. Les entreprises, elles, continuent à engranger aujourd’hui les bénéfices de cette politique de terreur, sans être véritablement inquiétées par la justice. Idem pour les géants européens de l’énergie, comme EDF, Engie et les autres, qui consomment ce charbon, qualifié par les ONG de « charbon de sang » par référence aux précieux minerais qui attisent les conflits d’Afrique centrale. Si le charbon est aujourd’hui très largement montré du doigt pour son impact climatique (il serait responsable à lui seul de presque un tiers des émissions globales de gaz à effet de serre), son extraction et sa combustion dans des centrales électriques sont également une source majeure de pollutions et de problèmes sanitaires, et occasionnent souvent des atteintes aux droits humains. La Colombie en constitue l’un des exemples les plus extrêmes.
Le charbon colombien, un juteux business
La Colombie consommant très peu de charbon pour ses propres besoins, l’essentiel est envoyé sur les marchés internationaux, à 70% vers l’Europe. Le pays a même signé un accord de libre-échange avec l’Union européenne en 2012 avec pour objectif explicite de favoriser le développement massif de ces exportations. Loin d’être ralenti par la défaveur relative que connaît désormais le charbon en raison de son impact climatique, du moins en Europe, le secteur charbonnier colombien continue à se développer, avec des extensions de concessions et l’aménagement de nouveaux ports. Quelques semaines après la COP21, le ministre de l’Énergie Tomas Gonzalez parlait de porter les exportations de charbon colombiennes à 100 millions de tonnes par an.
Selon les chiffres collectés par les Amis de la terre, 18,8% des importations françaises de charbon provenaient de Colombie en 2012 – environ 3,2 millions de tonnes. Outre ses centrales françaises, EDF consomme également du charbon colombien dans ses centrales britanniques de West Burton et Cottam [2], ainsi que dans les centrales italiennes de sa filiale Edison. (Bien évidemment, ni EDF ni aucune de ses concurrentes ne font preuve de transparence sur la provenance du charbon qu’elles achètent et brûlent dans leurs centrales électriques : les chiffres disponibles sont des approximations obtenues par les ONG après avoir laborieusement croisé les informations disponibles sur le trafic des bateaux partant des ports colombiens, le fret ferroviaire et la consommation des centrales européennes.)
La question du « charbon de sang » intéresse également un autre pan de l’activité du groupe EDF, moins connu encore du grand public : ses activités de négoce. Sa filiale à 100% EDF Trading, basée à Londres et à Houston, est considérée comme l’un des principaux acheteurs et transporteurs de charbon au monde. Elle possède notamment un énorme terminal charbonnier dans le port d’Amsterdam, aux Pays-Bas, qui reçoit, stocke et traite du charbon en provenance du monde entier, qui est ensuite revendu à des entreprises énergétiques européennes.
Engagements non contraignants
Quant à Engie, l’autre grande entreprise énergétique française, elle utilise également du charbon colombien au moins dans ses centrales aux Pays-Bas. Sous la pression de la société civile et du gouvernement néerlandais, elle a engagé, avec les autres grandes entreprises énergétiques du pays, le fournisseur colombien Drummond à engager un processus de dialogue avec les communautés et de réparation des violations des droits humains occasionnées par ses activités. Mais selon l’ONG PAX, ces engagements ne se sont pas encore traduits en résultats concrets ; elle en a donc appelé, dans une lettre à huit géants européens dont EDF et Engie, à une suspension pure et simple des importations de charbon colombien.
Dans sa brève lettre de réponse à PAX, dont nous avons pu prendre connaissance, EDF reconnaît le caractère sensible du charbon colombien, mais se refuse à un désinvestissement en se retranchant derrière l’initiative « Bettercoal ». Cette initiative, lancée en 2012 par les grandes entreprises impliquées dans le charbon (dont EDF et Engie), vise à répondre aux controverses sur l’impact social, environnemental et climatique du charbon. Mais elle reste cantonnée, comme le souligne explicitement la lettre d’EDF, à des actions purement volontaires, sans transparence et sans responsabilisation effective des entreprises qui ne respecteraient pas leurs engagements. Rien de très convaincant, donc, pour les ONG.
Une seule entreprise, la danoise Dong, a pour l’instant accepté de cesser toute relation avec Drummond et Prodeco. À l’occasion de son Assemblée générale ce 12 mai 2016, la pression se déplace sur EDF. Lors de la COP21, l’entreprise s’est engagée à ne plus développer de nouveaux projets de centrales à charbon. Pour les Amis de la terre, le moment est venu de passer à l’étape suivante : « une transition [hors du charbon] respectueuse des droits et de l’environnement ». Assumer ses responsabilités vis-à-vis des victimes colombiennes du charbon serait un premier pas.
Olivier Petitjean
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Photo : PAX