Oui, les villes peuvent être une force majeure de changement et de démocratie face au poids croissant des grandes entreprises et au monde qu’elles nous construisent. Oui, certes, elles sont confrontées à de puissant acteurs, et à de nombreux obstacles. Mais oui, quand il y a de la volonté politique et un engagement citoyen, il est possible d’avancer.
Et, bien sûr, non, tout ne se réduit pas aux élections. Les élus même les mieux intentionnés ne peuvent pas grand chose sans mobilisation et initiatives des habitants sur le terrain. Et on peut agir sans être au pouvoir.
Bonne lecture
Pourquoi « villes contre multinationales » ?
Cette publication a son origine dans un constat simple : dans le monde entier, et particulièrement en Europe, les villes sont devenues un champ de bataille face au pouvoir croissant des multinationales, et à tous les problèmes sociaux et écologiques qu’elles apportent avec elles.
C’est vrai dans les industries urbaines traditionnelles comme l’immobilier ou les services collectifs, mais cela se traduit aussi désormais par une industrie touristique de plus en plus envahissante, par les « disruptions » dérégulatrices imposées aux villes par les plateformes et des géants du numérique, ou encore par l’emprise croissante de grands fonds financiers sur les espaces urbains. Et c’est tout aussi manifeste si l’on considère les oppositions et les obstacles auxquels se heurtent les élus, les citoyens ou les mouvements urbains qui cherchent à répondre à l’urgence climatique et à construire des alternatives concrètes pour protéger les droits fondamentaux ou assurer un approvisionnement énergétique ou alimentaire soutenable.
Plusieurs facteurs concourent à rendre les villes de plus en plus importantes : l’importance de l’échelle locale pour construire une économie juste et une société vivable, une plus forte responsabilité démocratique qu’au niveau national ou européen, mais aussi parce que les villes sont des lieux où se concentrent et se confrontent le pouvoir économique, les inégalités, et les aspirations au changement.
Lire à ce sujet l’introduction : Comment les villes européennes se transforment en champs de bataille face au poids excessif des grandes entreprises et de la finance.
Nous co-publions « Villes contre multinationales » avec trois partenaires européens dans le cadre du réseau ENCO. Le sommaire complet et le lien vers chaque article sont disponibles ici. « Villes contre multinationales » est publié dans le cadre de la collection Passerelle de ritimo. Plus d’informations ici, notamment pour obtenir une version imprimée.
Nos projets initiaux pour le lancement de cette publication ayant été interrompus par l’épidémie du Covid-19, cela nous a donné l’occasion d’en tirer quelques premières leçons : « Villes contre multinationales » dans un monde post-Covid. La crise sanitaire a mis en pleine lumière la conséquences de la privatisation et de l’austérité. Elle a aussi mis à l’ordre du jour la résilience et de la relocalisation. Ça tombe bien : c’est exactement ce dont nous parlons dans « Villes contre multinationales ».
La relocalisation en pratique
Nous avons déjà abordé ce sujet dans notre précédente lettre : il y a relocalisation et relocalisation. La version privilégiée par les grandes entreprises consiste à faire venir un peu plus près certaines lignes de production, en échange de soutien public. Des villes se sont lancées dans des démarches beaucoup plus ambitieuses, et beaucoup plus transformatrices. Par exemple Preston, une ville pauvre du nord de l’Angleterre qui a choisi de ne plus dépendre d’investisseurs extérieurs ou de grands projets de centres commerciaux pour son « développement ». La municipalité a réorienté radicalement ses achats publics pour favoriser les acteurs économiques et sociaux locaux plutôt que les grandes entreprises, en encourageant la création de coopératives. Et les résultats sont là (lire Le modèle de Preston. Comment une ville britannique est devenue la pionnière d’une politique progressiste des marchés publics).
Autre exemple en France : les communes de Mouans-Sartoux et, plus récemment, de Vannes, qui ont créé des « fermes municipales » afin de produire des aliments locaux, bio et de qualité pour leurs cantines scolaires. Et ça change tout : pour les enfants et leurs parents, pour les cuisiniers et cuisinières, et pour les paysans qui retrouvent le sens de leur travail et bénéficient de conditions de revenus et de travail plus intéressantes (lire Ces « paysans-fonctionnaires » qui approvisionnent des cantines scolaires en aliments sains et locaux).
Bien entendu, créer une ferme municipale n’est pas la seule manière de favoriser des systèmes agricoles locaux durables. À Rennes par exemple, cela passe par une utilisation innovante des marchés publics pour à la fois assurer une alimentation de qualité dans les cantines scolaires, soutenir les paysans dans la transition vers le bio, et protéger la qualité de l’eau pour éviter des traitements coûteux.
De Barcelone à Copenhague en passant par Grenoble et Naples, de nombreuses villes essaient d’utiliser leurs marchés publics pour renforcer le tissu économique local, répondre à l’urgence écologique, protéger les travailleurs ou lutter contre l’évasion fiscale. Un outil politique puissant pour les municipalités, mais qui se heurtent à des règles européennes qui continuent à privilégier le marché unique (lire Ces villes européennes qui utilisent leurs marchés publics pour défendre des valeurs de justice sociale et environnementale).
Le secteur de l’économie sociale et solidaire a lui aussi un rôle central à jouer pour (re)construire des villes centrées sur les besoins et les aspirations de leurs habitant.e.s, plutôt que se focaliser, comme le veut le modèle dominant, sur leur « attractivité » vis-à-vis des investisseurs et des touristes. Barcelone, à la fois « ville-monde » hypertouristique et dotée d’un riche tissu social, est l’un des lieux où ce dilemme est le plus apparent (lire Ville vitrine, ville agora. Une vision pour Barcelone depuis le secteur de l’économie solidaire).
Faire face à l’urgence climatique et maintenir un monde vivable, sans dépendre de la bonne volonté des grandes entreprises
Confrontées à l’urgence climatique et à l’inaction des gouvernements nationaux, les villes n’ont souvent pas d’autre choix que de prendre elles-mêmes l’initiative. De fait, les véritables solutions à ces problèmes sont souvent par nature locales. Conduire la transition vers des systèmes énergétiques décentralisés et démocratisés basés sur les renouvelables, interdire les voitures polluantes, développer un approvisionnement alimentaire local et bio, viser le zéro déchet... Telles sont quelques-unes des politiques menées par de nombreuses municipalités européennes, de leur propre initiative ou sous pression des citoyens, menaçant directement les intérêts établis des multinationales.
Nous en donnons plusieurs exemples dans « Villes contre multinationales ». En Allemagne, bien sûr, avec l’expérience du canton de Barnim au nord de Berlin (lire Transitionner à l’échelle locale. Une petite ville au nord de Berlin montre le chemin). Mais aussi en République tchèque, où les habitants de Horní Jiřetín ont réussi à sauver leur commune destinée à être rasée pour laisser place à une mine de charbon, et lancé du même coup un mouvement de sortie des énergies fossiles en général (lire Bonne nouvelle du bord de l’abîme. L’histoire de Horní Jiřetín, petite ville de Bohême qui a défié l’industrie charbonnière). L’Espagne a vu l’essor d’un mouvement pour le droit à l’énergie et de nombreuses coopératives énergétiques, mais pour construire un système énergétique véritablement démocratique, compatible avec la sauvegarde du climat, et mettre fin à la mainmise des grandes entreprises sur le secteur, un troisième pilier est nécessaire : la remunicipalisation des réseaux électriques (lire Débrancher l’oligopole. Trois approches pour démanteler le pouvoir des grandes entreprises électriques en Espagne).
Nous nous arrêtons en particulier sur le cas de Loos-en-Gohelle, commune de l’ancien bassin charbonnier du nord de la France. Ancienne ville charbonnière, Loos a appris à vivre avec son passé plutôt que de s’en détourner, en installant des panneaux solaires sur les anciens terrils. La clé de ce succès ? Miser sur la participation démocratique et partir des besoins réels des populations locales (lire Loos-en-Gohelle, du charbon à la transition énergétique. Y a-t-il un avenir pour une petite ville sans ressources ?).
Ces combats ne se limitent pas au secteur de l’énergie. En Allemagne, sur fond de Dieselgate, des citoyens et parfois des élus ont multiplié les initiatives et les combats pour réduire la place de la voiture en ville et encourager l’usage du vélo et des transports en commun (lire Quand citoyens et villes allemandes se soulèvent face à l’industrie automobile). En Italie, des élus, des docteurs et des citoyens remettent en cause l’installation à marche forcée d’antennes 5G (lire « Stop 5G ». Ces habitants, docteurs et juges qui vont à contre-courant de l’amour des Italiens pour les smartphones). Contre-exemple : malgré les protestations de certains, la ville de Belgrade a signé un contrat avec le groupe français Suez pour construire un incinérateur géant, au lieu d’engager une vraie politique de « zéro déchet » basée sur la prévention comme l’ont fait d’autres pays des Balkans (lire Déchets publics, profits privés. Belgrade peut-elle régler le problème du traitement de ses ordures sans un partenariat coûteux avec une multinationale française ?).
Des services publics et de soin pour tou.te.s
L’importance vitale des services publics et des services collectifs de « soin » - et de leurs travailleuses et travailleurs souvent bien mal traitées – est devenue évidente durant la période de confinement. Dans des pays comme l’Espagne, la France et la Belgique, les centres privés d’accueil de personnes âgées ont fait scandale en raison de leurs carences durant l’épidémie, renforçant les appels à une remunicipalisation des services de soin sur la base d’un « partenariat public-communs » (lire Prendre soin de la vie dans les villes. Féminisme et remunicipalisation en Espagne contre la marchandisation du « care »).
Le cas du secteur de l’eau en France – même s’il s’agit d’une lutte encore inachevée – reste un exemple de la manière dont des communes et des citoyens ont réussi à remettre en cause la mainmise totale qui était celle de Suez et Veolia, et démontrer que le secteur public pouvait être plus efficace, tout en portant des valeurs de justice sociale, de protection de l’environnement et de droit à l’eau pour tous (lire Adieu à la privatisation ? Paris, Grenoble et le mouvement de remunicipalisation de l’eau en France).
Il y a malheureusement des tendances exactement inverses. Sous le terme de « ville intelligente » ou smart city se cachent souvent des formes plus ou moins directes de privatisation de la gestion et du fonctionnement des villes, qui intéressent aussi bien des acteurs urbains traditionnels (BTP, services) que les géants du numérique... sans parler de l’industrie de la sécurité et de l’armement (lire Géants du numérique, privatiseurs et marchands d’armes : pourquoi la révolte couve contre la « smart city »).
Les villes sont-elles vouées à être « complètement seules » ?
Dire que les villes peuvent beaucoup, ce n’est pas sous-estimer la puissance et l’influence des acteurs économiques auxquels elles sont confrontées – marchés financiers, multinationales dotées de ressources largement supérieures -, d’autant que ces derniers jouissent souvent de forts soutiens politiques. Pire encore, les règles du jeu (le droit européen, les accords de libre-échange) sont souvent biaisées en leur faveur.
Les combats de la municipalité de Naples depuis l’élection en 2011 du maire Luigi de Magistris à la tête d’une coalition de mouvements citoyens, écologistes et de gauche, se sont soldés par des succès, mais se heurtent sans cesse aux règles nationales et européennes qui limitent ses marges de manœuvre financières (lire Une ville face aux pouvoirs établis. Le combat de Naples contre les intérêts économiques et le crime organisé).
Le premier moyen de mettre les municipalités progressistes ambitieuses sous contrôle est – tout comme pour la Grèce en 2011 – la dette. Les « municipalités de changement » élues en 2015 en Espagne, nées d’une révolte contre l’austérité, ont cherché à développer des démarches comme les « audits citoyens de la dette », mais n’ont pas réussi à sortir vraiment de ce carcan (lire S’attaquer à la dette depuis le bas. Le municipalisme face au carcan de la finance).
« Nous sommes aussi grands que l’ennemi que nous choisissons de combattre. »
Malgré l’apparence d’une lutte profondément inégale, des victoires sont possibles. À Barcelone, la mobilisation d’un collectif d’habitants du quartier de Raval a obtenu un succès partiel contre Blackstone, un géant de la finance qui s’est fait une spécialité de racheter à bas prix des immeubles dans les villes du monde entier, pour en extraire des millions de dollars de profits au détriment des locataires (lire #RavalVsBlackstone : comment un collectif d’habitants de Barcelone a fait reculer un géant de Wall Street).
À Dubrovnik, en Croatie, une ville qui subit de plein fouet les effets du tourisme de masse, les habitants ont réussi à bloquer un mégaprojet touristique de golf et de complexe hôtelier qui bénéficiait pourtant d’un fort soutien politique. Mais l’investisseur s’est tourné vers les tribunaux d’arbitrage privés pour passer outre la volonté démocratique des citoyens de la ville (lire « Qu’est-ce que Dubrovnik aujourd’hui ? » Golf, accords de libre-échange et le combat pour l’âme d’une ville).
À Berlin, le mouvement pour le logement a forcé les autorités à geler les loyers et à protéger des immeubles des appétits des spéculateurs. Une campagne est en cours pour aller encore plus loin : une remunicipalisation de tous les logements détenus par des grands groupes privés dans la capitale allemande (lire « Des gens normaux doivent pouvoir habiter en ville pour des loyers normaux. » Les citoyens en première ligne de la révolution du logement à Berlin).
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