De loin, cela ressemble à une petite révolution. Les géants de l’industrie du chocolat se convertissent au « cacao durable ». 100% de cacao certifié en 2020, a annoncé la multinationale états-unienne Mars (pour l’instant, 20% du cacao acheté par Mars chocolat serait certifié). Certifié, donc - en théorie - plus respectueux des producteurs et de l’environnement. Mars n’est pas la seule à se lancer dans « l’équitable » : le groupe suisse Barry Callebaut, un des leaders mondiaux de la production de chocolat, développe un programme pour soutenir les producteurs dans une démarche de respect de l’environnement. Et aurait atteint les 10% de matières premières certifiées par des organismes de commerce équitable. Dans un secteur aussi concentré, où une poignée d’entreprises se partage le marché (avec Mondelez - qui a repris les marques de Kraft Foods - et Nestlé, Mars est l’un des trois géants mondiaux du chocolat), ces décisions pourraient avoir de fortes conséquences sur une filière aujourd’hui à bout de souffle.
Car la productivité des cacaoyers ne cesse de chuter. La surexploitation des plantations, principalement en Afrique de l’Ouest (72% du marché mondial), menace l’approvisionnement du marché. Au cours de 2013, plus de quatre millions de tonnes de cacao ont été consommés, 32% de plus qu’il y a dix ans. Et la demande ne cesse de croître : en Asie et dans le Pacifique, la consommation de chocolat augmente chaque année de 25%. Comment garantir qu’il y aura assez de cacao en 2020 ? La production deviendrait trop faible par rapport à la consommation. Et les prix grimperont si la tendance n’est pas inversée. Les géants du chocolat l’ont bien compris : c’est pourquoi ils cherchent aujourd’hui à faire évoluer les pratiques à la base.
Le chocolat ou la forêt
Le premier défi est environnemental. La culture du cacao se fait au détriment de la forêt. Les coûts de production sont élevés : il faut du temps, de la main d’œuvre, un enrichissement des sols. Après une vingtaine d’années d’exploitation, une fois les cacaoyers épuisés, les paysans se tournent vers de nouvelles terres. Sous la forêt, le sol est encore fertile. 14 millions d’hectares auraient été coupés en Côte d’Ivoire pour y planter de nouveaux cacaoyers, soit l’équivalent de quatre grandes régions françaises [1]. Un rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) estime que pour maintenir la production actuelle, il faudrait raser environ 6 millions d’hectares supplémentaires dans les prochaines années. Les forêts du Cameroun sont dans le collimateur. Celles du Vietnam et d’Indonésie aussi.
À cela s’ajoute un défi social. Depuis 1950, le prix du cacao n’a cessé de baisser. « Aujourd’hui, le cacao ne vaut même plus la moitié de ce qu’il valait il y a trente ans », note la Déclaration de Berne [2]. Face à des revenus toujours plus faibles, nombreux sont les producteurs de Côte d’Ivoire, d’où vient 40% du cacao mondial, à se diriger vers d’autres métiers ou à abandonner leur terre. « Les familles devraient en moyenne gagner dix fois plus qu’aujourd’hui pour atteindre le seuil de pauvreté », estime la Déclaration de Berne à propos de la Côte d’Ivoire. Des prix bas, très bas, mais aussi très fluctuants. « Le prix peut descendre de 30% du jour au lendemain comme à l’automne 2011 », explique Christophe Alliot, du Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Basic). Cette variation entraîne une forte incertitude pour des paysans qui sont désormais touchés par les aléas du changement climatique.
230 000 enfants dans les plantations
La culture du cacao manque de paysans. Malgré l’utilisation d’insecticides, de fongicides et d’engrais, le cacao nécessite beaucoup de main d’œuvre, que les machines ne peuvent remplacer. Qui assure une partie du travail ? Les enfants. En 2009, on estimait qu’ils étaient environ 230 000 à travailler dans les plantations de Côte d’Ivoire et du Ghana. 15 000 seraient des enfants esclaves. Forcés à travailler le jour. Enfermés la nuit pour éviter qu’ils ne s’échappent.
Au début des années 2000, cette question du travail des enfants a mobilisé les opinions internationales. Les États-Unis ont mis en place le protocole Harkin Engel, du nom de deux de leurs représentants. L’objectif : obliger l’industrie du chocolat à agir pour supprimer le travail des enfants d’ici 2005. Mais l’accord est volontaire et non-contraignant. Le délai est finalement prolongé. Les déclarations se suivent ; les actes se font attendre. En 2014, le travail des enfants est toujours une réalité dans les plantations d’Afrique de l’Ouest. Pourquoi un tel échec ? « Le problème reste économique et social, estime Christophe Alliot. Tant que les familles de paysans n’ont pas de quoi vivre, le travail forcé des enfants est un fléau très difficile à endiguer. »
Des certifications pour « se donner bonne conscience » ?
Les codes de conduite et les certifications lancées par les entreprises ne changent la situation qu’à la marge. Mais le mouvement est impulsé : les entreprises cherchent désormais à faire certifier une partie de leur production. Et rassurer ainsi les consommateurs. Pour cela, il faut garantir son image de marque. Y apposer un label. Cela tombe bien : des organismes existent. Ils s’appellent Rainforest et Utz. Leur principe : ils ne certifient la production de cacao que si les cacaoculteurs se sont engagés sur certains points. Pour obtenir la certification Rainforest, le producteur doit protéger la forêt. Mais sur les droits des enfants, c’est une autre histoire : « Le travail des enfants est certes interdit avant l’âge de 15 ans, mais il n’y a aucune garantie de prix minimum permettant d’assurer un revenu stable et suffisant pour les familles, alors que c’est essentiel pour attaquer le problème à la racine », pointe Christophe Alliot.
En 2011, 11% du cacao utilisé par les fabricants de chocolat aurait été certifié. Un premier pas. Mais quel est l’impact réel de ces certifications ? En 2013, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) s’est penché sur la question en Côte d’Ivoire. Il a étudié 160 plantations, dont 80 certifiées par Rainforest. Ses conclusions sont sans appel : les critères de certification ne sont pas toujours respectés. « Au final, ces certifications sont surtout un moyen pour les chocolatiers et les États de se donner bonne conscience », explique François Ruf, économiste au Cirad, spécialiste du cacao, à Terra Eco [3]. Selon lui, les entreprises cherchent avant tout à accroître leur rendement, en formant les paysans. Une démarche productiviste, qui débouche parfois sur une augmentation de l’utilisation des pesticides ! « Nous reconnaissons qu’en Côte d’Ivoire, la certification Rainforest Alliance (...) doit s’améliorer, estime Edward Millard, de Rainforest. Mais nous faisons des progrès. »
Mais d’où vient notre chocolat ?
Les initiatives de l’industrie fleurissent. Mais produire plus et protéger l’environnement et les droits des paysans sont-ils des objectifs compatibles ? « Pour l’industrie du chocolat, ce qui prime, c’est d’assurer l’offre de cacao, et donc augmenter le rendement », note la Déclaration de Berne, qui ajoute que « ces sociétés ne sont souvent pas prêtes à investir dans des initiatives qui ne visent pas directement une telle augmentation. » C’est le cas pour la traçabilité. Elle permet de connaître l’origine précise du cacao, et d’éviter ainsi de promouvoir, par exemple, des plantations où les droits de l’homme ne sont pas respectées. Mais elle a un coût. Que la majorité des grandes entreprises du secteur rechignent à assumer.
Ce serait pourtant une condition « pour qu’elles soient obligées de rendre des comptes ouvertement », estime la Déclaration de Berne. « Actuellement, si vous interrogez des marques distributeurs sur l’origine exacte de leur cacao, elles ne peuvent généralement pas donner de réponse car seuls les fabricants connaissent cette information », explique Christophe Alliot. Afin de ne pas manquer de stock, les fabricants de chocolat s’échangent du cacao. Ce qui empêche de remonter à l’origine. Difficile, donc, de savoir si l’on ne soutient pas le travail des enfants en achetant notre tablette de chocolat d’une marque standard.
Soutenez l’Observatoire
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com’ du CAC 40.
Faites un donLes difficultés du cacao équitable
La question du prix d’achat au producteur est également cruciale. Comment enrayer la baisse des prix et sa variation incessante ? Comment assurer au paysan un revenu minimum et lui permettre d’exploiter le plus durablement sa plantation ? La solution viendrait du commerce équitable. Max Havelaar, Alter Eco, Ethiquable : ces organismes de certification (pour le premier) ou de commercialisation de produits issus du commerce équitable (pour les seconds) permettent de développer les liens avec des producteurs de cacao engagés dans une démarche plus soutenable. Ils défendent ainsi la traçabilité du cacao.
Prix minimum garanti au producteur [4], prime au développement, renforcement des organisations auxquelles appartiennent les paysans (coopératives) : les outils du commerce équitable permettent aux cacaoculteurs d’échapper à la pauvreté, fréquente dans la filière. D’après Max Havelaar, qui soutient 127 000 cacaoculteurs, 1,2% du cacao mondial vendu sur les marchés serait issu du commerce équitable. Pourtant, seul un tiers du cacao produit selon les normes du commerce équitable serait vendu avec le label. Les deux tiers restants sont écoulés sur le marché conventionnel, à un prix plus faible que le cacao équitable [5].
Vers un label encore plus light ?
C’est notamment face à ce paradoxe que Max Havelaar a décidé de modifier ses règles de certification. Début 2014, l’entreprise a annoncé le lancement d’un nouveau label, le Programme d’approvisionnement Fairtrade (FSP). Avec des changements de taille : pour convaincre de plus en plus de fabricants de se tourner vers l’équitable, Max Havelaar peut désormais labelliser des produits qui comportent un seul ingrédient « équitable ». « Auparavant, tous les ingrédients qui pouvaient être équitables (pour lesquels il existe un cahier des charges) devaient l’être pour que le produit soit certifié », explique Max-Havelaar France [6].
Désormais, il suffira que seul le cacao, présent en très faible quantité dans la barre chocolatée Mars par exemple, soit équitable pour que l’ensemble du produit bénéficie du label. Et même si tous les autres ingrédients, comme le sucre, sont issus de filières traditionnelles. La barre chocolatée pourra ainsi porter le nouveau label Max Havelaar, qui ressemble, à quelques nuances près, à l’ancien. De quoi transformer, aux yeux des consommateurs, les produits chocolatés de nombreux fabricants en produits équitables. Et aider Mars à atteindre ses objectifs ambitieux pour 2020 ! [7]
« Il faut que l’entreprise achète 100% du cacao contenu dans le produit aux conditions du commerce équitable pour que le produit puisse porter le nouveau label, explique cependant Max Havelaar France, qui prévoit, en 2014, une augmentation de 22% des volumes vendus par les producteurs de cacao du système Fairtrade / Max Havelaar. « Si l’entreprise utilise 10% de cacao équitable, elle ne peut utiliser le label qu’uniquement dans sa communication RSE (responsabilité sociale des entreprises, ndlr). » Ce qui peut déjà séduire de nombreux fabricants de chocolat, soucieux d’une image plus verte !
La fin du lien entre consommateurs et producteurs ?
Depuis quelques années, Max Havelaar a aussi développé le mass-balance. Le principe est le suivant : le fabricant de chocolat qui achète 30% de cacao durable peut certifier 30% de sa production de chocolat. Peu importe si le produit fini, sur lequel est apposé le label Max Havelaar, contient réellement du cacao certifié : cacao certifié et non certifié sont mélangés au cours de la production. Les fabricants de chocolat évitent ainsi d’avoir deux chaînes de production distinctes, et réduisent les coûts de production d’un chocolat certifié durable. Ce qui leur permet d’accroître toujours un peu plus leur part de marché. Max Havelaar peut ainsi rivaliser avec Utz et Rainforest, dont les labels sont moins exigeants.
Mais le lien entre consommateur et producteur n’est plus évident. On passe d’une traçabilité physique à une traçabilité documentaire, où le consommateur ne peut plus être certain que sa tablette de chocolat contient du « cacao durable ». À terme, il n’est pas certain que le client perçoive l’intérêt de poursuivre son achat estampillé « équitable ».
Face à l’allégement du nouveau label, un risque existe que des entreprises auparavant certifiées pour un produit contenant la majorité de ses ingrédients « équitables » se tournent vers le nouveau label, avec uniquement du cacao équitable. « Ce nouveau commerce équitable permettra certes de collecter des volumes importants, estime l’entreprise coopérative Ethiquable [8]. Mais il aura renoncé aux transformations sociales et aux changements des rapports de force que le commerce équitable (du moins celui que nous, Ethiquable, pratiquons) appelle. » La déforestation, le travail des enfants et le départ des paysans peuvent encore se poursuivre. Malgré de nombreuses initiatives, le secteur du cacao semble encore très loin d’opérer sa révolution.
Simon Gouin
—
Photos : CC Carsten ten Brink (une) et Alain Secretan