01.12.2009 • Crédibilité

Codes de conduite de l’industrie électronique : une évaluation critique

Depuis une dizaine d’années, les codes de conduites se multiplient. Cette croissance révèle une prise de conscience quant aux mauvaises conditions de travail sur la chaîne de production. Elles révèlent également la montée en puissance des départements de relations publiques qui veulent à tout prix racheter une image à leurs firmes. Pour s’orienter dans la jungle des codes et des prétendus labels sociaux, il est nécessaire de définir les critères d’une politique de responsabilité sociale crédible et d’analyser les codes existants en fonction de ces critères. Cet article analyse plus particulièrement le code de l’industrie électronique – Electronic Industry Code of Conduct (EICC).

Publié le 1er décembre 2009 , par Chantal Peyer

Les transformations qui ont marqué les modes de production au cours de ces deux dernières décennies posent de nouvelles questions en matière de droit du travail. En effet, la fragmentation et la délocalisation de la production - que ce soit dans le textile, l’électronique ou l’alimentation - ont multiplié les possibilités pour les sociétés transnationales d’échapper aux lois et réglementations environnementales et sociales.

Dans le domaine électronique par exemple, des firmes comme Apple ou Hewlett Packard ne possèdent plus d’usine. Leurs ordinateurs sont fabriqués et assemblés par des milliers de fournisseurs, en Asie et en Amérique latine. Résultat : ce sont ces fournisseurs qui sont juridiquement tenus de respecter les lois nationales et internationales du travail ou les normes environnementales. Si une usine en Chine par exemple, pollue la nappe phréatique par une mauvaise gestion des déchets toxiques utilisés pour fabriquer les ordinateurs, ce n’est pas Apple, mais le propriétaire de l’usine qui est juridiquement responsable. Il en va de même si les droits syndicaux – liberté d’association, assurances sociales, etc. - sont bafoués. En externalisant la production, les marques ont donc externalisé les risques sociaux et environnementaux.

Codes de conduite : attention aux faux semblants

Peu à peu, cependant, cette réalité évolue. Après le « scandale Nike » dans les années 90, diverses campagnes ont dénoncés les abus des droits du travail commis dans les usines fournissant de grandes marques de vêtements, de jouets ou encore d’articles de sport. Face à la mobilisation des consommateurs, les marques ont commencé à adopter des codes de conduite visant à garantir le respect des droits fondamentaux du travail sur leur chaîne de production.

En quinze ans, les codes de conduites et les initiatives de responsabilité sociale ont beaucoup évolués. Ils se sont aussi multipliés. Et le défi aujourd’hui est d’évaluer la qualité et le sérieux des différentes initiatives de responsabilité sociale. Ce travail d’évaluation critique doit se baser sur une double analyse : du point de vue normatif, et du point de vue des mesures de mise en œuvre des codes.

Contenu normatif des codes de conduites - des balises existent

Au niveau normatif, les gouvernements, syndicats et organisations patronales qui constituent l’Organisation internationale du travail (OIT) ont défini par le biais de plusieurs conventions quatre principes fondamentaux et universels du travail : les libertés syndicales (d’association et de négociation collective), la non-discrimination, l’interdiction du travail forcé et l’abolition du travail des enfants [1]. S’ajoutent au contenu minimum d’un code de conduite cinq droits, reconnus comme essentiels par les syndicats et ONG spécialisées, ainsi que par l’OIT [2] :

  • Des mesures de protection pour la santé et la sécurité sur le lieu de travail
  • Une relation de travail formalisée (contrat d’une durée minimale, modalités claires et justes pour la démission et le licenciement)
  • La garantie d’un salaire décent (qui corresponde au moins au minimum légal local et permette de satisfaire tous les besoins fondamentaux)
  • Le respect de la réglementation nationale et internationale sur les horaires de travail. Au total, une semaine d’ouvrage ne doit pas compter plus de 60 heures (temps supplémentaire compris). Qui plus est, les heures supplémentaires doivent être effectuées volontairement et rémunérées à un taux supérieur.
  • Enfin, il est impératif que les travailleuses et travailleurs ne soient soumis/es à aucun mauvais traitement physique, chantage, harcèlement, intimidation ou menace.

Mise en œuvre – différents niveaux d’actions

Au niveau de la mise en œuvre, les mesures minimales que doit prendre une firme qui veut mettre en place une politique de responsabilité sociale crédible concernent : le développement de ressources humaines ; un dialogue et des formations avec le fournisseur ; des mesures de contrôles ; une participation des ouvriers.

Le développement de ressources humaines : sans ressources humaines, au quartier général et dans le pays de production, le code de conduite sera voué à rester lettre morte. Une firme qui envisage sérieusement d’améliorer les conditions de travail sur sa chaîne de production créera un département « éthique » ou « responsabilité sociale », engagera du personnel spécialisé, placera ces personnes à un niveau élevé dans l’organigramme qui leur permette d’avoir une réelle influence à l’interne, etc.

Un dialogue et des formations avec le fournisseur : pour que le code de conduite soit appliqué dans les usines, les marques occidentales doivent mettre en place certaines procédures par exemple : faire signer une déclaration aux fournisseurs ; leur demander de réaliser une auto-évaluation ; organiser des forums de discussion et de formation pour les cadres occidentaux et des pays de production ; réaliser des diagnostics des risques ; approfondir l’analyse des problèmes auxquels est confrontée une usine donnée.

Le contrôle : les audits doivent permettre d’évaluer si les conditions de travail des ouvriers/ères s’améliorent concrètement et si le code de conduite est respecté. Les contrôles doivent se baser sur diverses sources : visites dans les usines, interviews de cadres, interviews d’ouvriers/ères, analyse de documents de références (fiches de paies, fiche d’horaires, système de gestion, etc.). Idéalement, les audits devraient être indépendants, c’est-à-dire effectués en collaboration avec des acteurs indépendants (syndicats, ONG) des pays de production. Le plus souvent cependant, ils sont réalisés par des fiduciaires.

La participation : la question de la participation des ouvriers/ères à l’amélioration de leur conditions de travail est cruciale : ils sont sur le terrain, jour après jour, et connaissent plus que quiconque les abus dont ils sont victimes. Dans les pays de production, des mécanismes très concrets peuvent être mis en place pour soutenir faciliter la communication avec les ouvriers/ères : boîte à idées, téléphone de plaintes, affichage du code de conduite en langue locale, formations des ouvriers au contenu du code, etc. Des canaux de communication devraient également être mis en place pour favoriser le dialogue avec des représentants du personnel et des syndicats : rencontres entre les directions des usines et les commissions du personnel, contacts réguliers avec les syndicats, etc.

Cohérence : rendre le changement possible

La mise en œuvre des droits du travail passe également par un réajustement des politiques d’achats des multinationales de l’électronique. Exiger des fournisseurs qu’ils fassent travailler leurs ouvrières dans la dignité tout en étant tenus de livrer la marchandise dans des délais en peau de chagrin, selon des standards de qualité stricts et à des prix toujours moindres, revient à demander la quadrature du cercle. Il incombe donc aux marques de prévoir dans leurs contrats de sous-traitance un ordre de prix et de délais qui ne contraignent pas à l’exploitation.

Autre nécessité : la construction d’un rapport d’approvisionnement à long terme. Placer les fournisseurs en situations de concurrence, en menaçant périodiquement de ne traiter qu’avec le plus offrant, est une incohérence de plus. Rentable dans l’immédiat, cette pratique va à contresens d’un comportement responsable – et donc d’un commerce durable. Pour favoriser la quête d’alternatives aux abus, un engagement à long terme est une condition nécessaire. Un tel partenariat s’avère d’ailleurs plus efficace que la simple punition, car la politique du « bâton » fragilise les travailleurs : avec l’arrêt des commandes au nom de leur mieux-être, c’est d’abord un revenu vital qu’on leur retire.

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Qu’en est-il du secteur électronique ?

En 2004, Hewlett Packard, IBM et Dell ont initié le Code de conduite de l’industrie électronique (Electronic Industry Code of Conduct – EICC). L’adoption de ce code a constitué un premier pas important : il a été la reconnaissance par ces marques que les conditions de travail dans les usines de leur fournisseurs sont problématiques. Et que, en tant que leader du marché, elles ont une co-responsabilité pour l’amélioration de la situation sur leur chaîne de production. Aujourd’hui, l’EICC compte plus de 45 membres. Additionnés, ils emploient 3,4 millions d’ouvriers et génèrent 1,2 trillions de dollars de revenus [3]. De par sa taille, l’EICC est devenu un acteur incontournable pour tout ce qui a trait à la responsabilité sociale dans le secteur électronique. Une analyse détaillée de l’initiative révèle cependant des lacunes importantes aussi bien dans la forme que dans le fond.

Au niveau normatif - Un code incomplet

Dès l’origine, la recherche du compromis entre les membres de l’EICC a entraîné un nivellement par le bas dans la teneur de certains engagements. Ainsi la clause portant sur la liberté d’association omet de faire référence aux Conventions fondamentales de l’OIT en la matière (N°87 et N°98) sous prétexte que « les membres de l’EICC manifestent un soutien variable à ces normes » [4]. Le paragraphe sur les dispositions salariales quant à lui se contente de parler du « salaire minimum légal en vigueur dans le pays de production » et ne fait nulle part référence à la notion de « salaire décent » revendiquée par les organisations non-gouvernementales. La question des contrats, ou de la sécurité de l’emploi, enfin, est omise du texte.

Détails des lacunes normatives de l’EICC

Enjeu Extrait du texte de l’EICC Commentaire
Liberté d’association Les participants doivent respecter, en accord avec les législations nationales, le droit des travailleurs de s’organiser librement ; de devenir membre, ou non, de syndicats ; d’être représentés ; de faire partie d’une commission de travailleurs. Cette phrase omet le droit à la négociation collective. Et en matière de liberté d’association, la référence aux lois nationales est dangereuse : en Chine par exemple, elle justifie l’oppression des syndicats. Les ONG demandent que la phrase « en accord avec les législations nationales » soit enlevée et remplacée par une référence claire aux Conventions no 87 et 98 de l’OIT.
Heures de travail De plus une semaine de travail ne doit pas dépasser 60 heures d’activité, heures supplémentaires compris, sauf dans des situations exceptionnelles ou inhabituelles. Sur le terrain, la mention de « situations exceptionnelles » ouvre la porte à tous les abus et les semaines de 65 à 85 heures de travail sont courantes. La phrase devrait être enlevée.
Salaires Les salaires des ouvriers/ères doivent respecter toutes les législations en vigueur sur le sujet, y compris celles ayant trait au salaire minimum, aux heures supplémentaires… L’EICC fait référence au salaire minimum, non à un salaire décent, qui permette aux ouvriers de vivre dignement.
Sécurité de l’emploi L’EICC ne fait pas mention des contrats et de la sécurité de l’emploi. Le droit à un contrat de travail est un droit fondamental, qui détermine l’accès aux autres droits du travail.

Une mise en œuvre peu contraignante

Outre le contenu, l’EICC souffre de faiblesses importantes dans sa forme. Produit « business », le code a été élaboré sans la participation de la société civile concernée (syndicats, organisations non-gouvernementales spécialisées sur les droits du travail). Et si, suite aux critiques, les initiateurs du projet ont commencé à entamer un dialogue avec des acteurs non-gouvernementaux, celui-ci demeure encore insuffisant : il a lieu principalement avec des ONG du Nord, triée sur le volet, qui n’ont pas de pouvoir dans la prise de décision.

Au niveau de la mise en œuvre, des lignes directrices intéressantes existent dans le texte de référence de l’EICC. Le problème réside dans le manque de réalisation concrète de ces recommandations. En effet, si certaines entreprises membres de l’EICC – comme par exemple Hewlett Packard – font de réels efforts, une grande majorité se contente de faire signer une déclaration à leurs fournisseurs ou de faire réaliser quelques audits dans les usines. Sans réel suivi, ni dialogue avec leurs fournisseurs.

Au niveau des audits, les membres confient la vérification du respect du code à des multinationales de l’audit financier – lorsqu’ils ne se satisfont pas d’une simple auto-évaluation. Peu compétentes en matière sociale, ces firmes sont limitées par la provenance de leur rémunération, assurée par ceux-là mêmes qu’elles sont censées critiquer…

Enfin, le problème le plus important du secteur électronique est l’absence de réel dialogue social : l’industrie des ordinateurs demeure réticente à collaborer avec les ouvriers/ères, syndicats et organisations non-gouvernementales des pays de production.

Cette attitude est un héritage historique : dans les années septante déjà, alors qu’elles possédaient encore leurs propres centres de production, les marques d’ordinateurs avaient concentré leurs activités dans des régions – la Silicon Valley, l’Écosse ou encore le Pays de Galles – où les syndicats étaient inexistants. Dans ce secteur industriel, la tradition de dialogue social est donc extrêmement faible.

Dans le contexte des zones industrielles de Philippines, de Chine ou de Thaïlande, où les associations de travailleurs/euses sont rares, voir réprimées, le dialogue social est encore plus faible. Il n’en demeure pas moins que même dans ces zones, les ouvriers prennent de plus en plus conscience de leurs droits. Et souhaitent s’organiser pour les défendre.

Chantal Peyer, Pain pour le Prochain

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Photo : Clean IT cc (source)

Boîte Noire

Cet article a été publié initialement sur le site dph en décembre 2009, dans le cadre d’un dossier réalisé par Pain pour le Prochain sur la responsabilité des entreprises dans les industries électroniques.

Notes

[1Conventions N°87 (1948), N°98 (1949), N°100 (1951), N°111 (1958), N°29 (1930), N°105 (1957), N°138 (1973) et N°182 (1999). Principes réitérés dans la Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail (1998).

[2Conventions N°115 (1960), N°26 (1928), N°31 (1931), N°1 (1919), Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale (2001).

[3« Electronics Industry Citzenship Coalition – Annual report 2008. Collaborating to promote Social and Environmental Responsibility in the Global Electronics Supply Chain. », March 2009.

[4Extrait du compte-rendu de la réunion des parties prenantes de l’EICC (Stakeholder Engagement), New York, 7 novembre 2006.

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