Deux steaks hachés sur trois vendus en supermarché sont fabriqués par ses usines agroalimentaires. Il est difficile d’échapper au groupe Bigard, numéro un de la viande en France, qui possède les marques Charal et Socopa. Son chiffre d’affaires dépasse les quatre milliards d’euros [1]. La fortune personnelle de son dirigeant et principal actionnaire, Jean-Paul Bigard, est estimée à 550 millions d’euros en 2019, ce qui le classe parmi les 200 personnes les plus riches de France [2]. L’industriel est aussi un proche de l’Élysée : il était à bord de l’avion d’Emmanuel Macron lors du déplacement présidentiel en Chine début novembre.
Le « premier de cordée » de la viande hexagonale - pour reprendre une expression chère au président – emmène t-il avec lui éleveurs et employés vers les cimes de la prospérité ? Pas vraiment. Si le leader du steak haché se porte bien, ce n’est pas le cas des producteurs. Leur revenu moyen ne dépasse guère 1000 euros par mois [3]. Mais lors des réunions de l’interprofession, les dirigeants du groupe ne cessent de se plaindre. « Ils n’arrêtent pas d’asséner que l’entreprise ne gagne pas d’argent avec la viande et les abattoirs, mais ils ne donnent aucun chiffre. Il n’y a pas de discussion, juste un droit de veto, un pouvoir de blocage », raconte l’éleveuse Emilia Jeannin, qui représente le syndicat Confédération paysanne à Interbev, l’interprofession de la viande bovine.
La transparence n’est pas vraiment le point fort du groupe. Auditionné en septembre 2017 à l’Assemblée nationale, Maxence Bigard, fils du PDG, provoque un tollé en refusant de répondre aux questions des députés sur l’absence de publication de ses comptes depuis 2013, malgré l’obligation légale. « On est dans Le Parrain ou dans une commission d’audition de l’Assemblée nationale ? », s’agace alors François Ruffin, député de la Somme [4]. En cause notamment : les aides de l’État au titre du crédit impôt compétitivité emploi (CICE) et des allègements de cotisations sur les bas salaires. Bigard aurait ainsi touché 32 millions d’euros en 2014 et 26 millions d’euros en 2015, selon les données du syndicat Force ouvrière [5]. Assigné au tribunal de commerce par des journalistes et des associations, Bigard finit par publier une partie de ses comptes en septembre 2019 [6].
Le steak haché a fait la fortune de Bigard
C’est à Quimperlé, dans le Finistère, que débute l’histoire de l’entreprise. En 1969, Lucien Bigard, le père de Jean-Paul Bigard, négociant en viande, reprend l’abattoir municipal moribond. Il parvient à relancer l’activité car manger de la viande devient alors « tendance ».
Dans l'ombre du steak - Extrait de Complément d'enquête from Bastamag on Vimeo.
C’est en 1982 que Bigard conçoit le steak haché sous vide. Lorsque Jean-Paul Bigard, l’actuel PDG, succède à son père en 1997, le groupe agroalimentaire est déjà puissant. Il vient de racheter Arcadie, une coopérative déficitaire, mais quatre fois plus grosse que l’entreprise bretonne. D’autres acquisitions suivent : Charal en 2007, Socopa en 2009. Ces achats lui permettent de construire un quasi-monopole sur la filière viande française, depuis les abattoirs jusqu’à la transformation.
Aujourd’hui, les steak hachés sont vendus en moyenne 12,50 euros le kilo aux consommateurs. Quelle part revient aux éleveurs ? « On a proposé un groupe de travail pour demander les chiffres, analyser les différents coûts, disposer de la valeur pour mieux la répartir, explique Émilie Jeannin, qui a participé en 2018 aux négociations sur le sujet. Bigard, à travers Culture viande [qui fédère les principales entreprises de viandes, groupement présidé par Jean-Paul Bigard, ndlr], a exigé que les éleveurs ne soient pas présents dans le groupe de travail. Ils nous ont dit que si on venait, ils ne nous donneraient aucun chiffre. » Deux ans plus tard, les éleveurs ne disposent toujours d’aucune donnée ! Seul un sondage sur le steak haché aurait été commandé. Contacté, le groupe Bigard n’a pas donné suite à nos demandes de précisions.
Le droit du travail maltraité dans les abattoirs
Qu’en est-il des employés des 51 usines du groupe ? Quand celui-ci rachète au rabais des abattoirs en difficulté, il recourt régulièrement à des restructurations bien particulières. Le groupe s’approprie le carnet de commandes, bascule des activités industrielles et commerciales sur d’autres sites, diminue l’activité, avant de fermer l’établissement. À l’abattoir d’Ailly-sur-Somme, acquis par Bigard en 2008, les effectifs salariés sont progressivement passés de 350 en 2008 à 94 en 2016... Puis l’abattoir a fermé. « Il a mis la main sur nos clients, transféré cette activité sur d’autres sites, et n’avait plus besoin de nous », confie à l’époque un salarié, syndiqué à la CGT [7].
Au fil de ses acquisitions, le groupe est devenu l’acteur principal de l’activité d’abattage-découpe de viandes. Sa stratégie est parfois déroutante. Jean-Paul Bigard n’hésite pas à utiliser les vidéos de l’association L214, qui dénonce les mauvaises conditions d’élevage et d’abattage, pour disqualifier des abattoirs. « On peut voir des dérives dans certains abattoirs où les équipements sont rudimentaires et la formation quasi-nulle », souligne le PDG, dans le cadre d’une commission d’enquête sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie. Dans son viseur : les établissements appartenant... à des collectivités locales ! « Il faut fermer des abattoirs en France », affirme-t-il encore, en 2016, au magasine L’Usine nouvelle.
Bigard a été accusé à plusieurs reprises de s’asseoir sur le droit du travail. Suite à la fermeture de l’usine de Reims en 2006, la Cour de cassation condamne le groupe à des dommages et intérêts, estimant que la saisine tardive des instances représentatives du personnel sur le projet de licenciement collectif a entraîné « un préjudice » pour les salariés [8]. Lors de la fermeture de l’abattoir de Lamballe en 2010, 45 salariés sont licenciés pour « faute grave ». Un an plus tard, le conseil des Prud’hommes condamne l’employeur à verser des indemnités de licenciement aux dix salariés qui ont fait appel à la justice et à rembourser Pôle emploi.
Licenciements abusifs et « management autoritaire »
Bigard se targue d’une exigence de « dialogue avec les salariés et leurs représentants ». Plusieurs affaires relatées dans la presse locale démontrent le contraire, comme le licenciement d’un salarié, le jour de la naissance de ses deux enfants, pour des faits jamais prouvés. En 2008, l’entreprise adresse un avertissement à 13 salariés pour « des pauses toilettes jugées trop longues ».
Le groupe s’était déjà fait remarquer en 1995 par son règlement intérieur visant à imposer la satisfaction des besoins naturels à heures fixes avec des pauses à 8h05, 11h20 et 14h05. Une pénalité de 50 francs à l’époque (7,50 euros) pour les employés enfreignant cette règle était même prévue, ce qui avait conduit à trois jours de débrayage. Les prud’hommes de Quimper avaient alors jugé « illicite le dispositif de mise en place de pauses toilettes obligatoires », ajoutant que « le droit de se rendre aux toilettes ne saurait être soumis à l’autorisation d’un tiers ni au remplacement préalable des salariés »Les Prud’hommes ont également jugé « conforme aux principes fondamentaux du droit » la proposition des salariés demandant « la liberté totale de se rendre aux toilettes quand ils le désirent » [9].
En 2010, un rapport « accablant » sur les conditions de travail et les risques psychosociaux des salariés est publié par le cabinet Émergences concernant l’abattoir d’Ailly-sur-Somme. Fin 2019, des salariés des abattoirs Bigard à Castres entrent en grève, dénonçant un « management autoritaire ». « Il y a ici une pression permanente sur les salariés avec des avertissements ou des licenciements à la clé. Sur le seul mois d’août, il y a eu 16 départs, licenciements ou démissions. Trop de salariés sont cassés par le travail pénible », témoigne un délégué CGT.
« Bigard gagne des millions en profitant des indemnisations des éleveurs »
Autre pratique controversée : profiter de la politique sanitaire d’éradication de la tuberculose bovine. « Les services de l’État demandent au éleveurs de faire abattre des animaux dans le cadre des campagnes annuelles de prophylaxie [mesures à prendre pour éviter des maladies], dans des délais très courts », relate l’éleveuse Émilie Jeannin. Si une vache est testée positive à la tuberculose, l’ensemble du troupeau doit être testé. Ces derniers sont tous abattus dans un délai de sept jours maximum, quel que soit le résultat, positif ou non. « Vu les délais, il n’y a pas beaucoup d’intervenants qui sont capables d’absorber ce volume d’animaux abattus et non programmés. La majeure partie sont destinés au steak haché, donc à Bigard. »
Les éleveurs, qui se font indemniser par l’État lorsque leurs bovins sont contaminés, vendent leurs carcasses à des prix bien moindres aux acheteurs de Bigard - 1,5 euro le kilo de carcasse au lieu de 3,5 euros. Or, cette viande est ensuite écoulée dans les grandes surfaces au même tarif qu’un bœuf sain, en toute légalité : selon les autorités sanitaires, le risque de contamination à l’être humain n’existe pas si l’animal mangé est débarrassé de ses organes infectés. « Bigard se fait des millions en profitant des indemnisations des éleveurs », déplore l’agricultrice.
Complicité des pouvoirs publics ?
Pour remédier à cette situation, la Confédération paysanne a proposé au ministère de l’Agriculture que les animaux indemnisés, dès l’ordre d’abattage, deviennent propriété de l’État. « 99,9 % ne sont pas porteurs de la bactérie de la tuberculose », souligne Émilie Jeannin. L’idée : vendre la viande issue de ces animaux dans des réseaux des cantines, des administrations ou collectivités locales. « Un interlocuteur nous a confirmé que cette idée avait été bien reçue au ministère mais que des pressions du groupe Bigard avaient fait tomber dans l’oubli cette proposition », dit-elle.
Le groupe est désormais pointé du doigt par l’association les Amis de la Terre et le syndicat Confédération paysanne. « Les valeurs de dignité et de fierté affichées par la marque contrastent avec la réalité d’un groupe qui fait rimer promotion de l’élevage industriel avec mépris de ses éleveurs », estiment ces organisations.
Elles ont décidé de faire figurer Bigard parmi les nominés aux prix Pinocchio de l’agriculture. Les internautes doivent décider, en votant jusqu’au 18 février, quelle est la pire entreprise en la matière.
Sophie Chapelle