C’est l’une de ces batailles de lobbying qui n’en finissent jamais, sans doute parce qu’elles touchent trop directement au coeur du modèle commercial de puissantes multinationales, et mettent ainsi en cause les profits mirobolants que celles-ci accumulent depuis des décennies. Tout comme avant eux les géants du tabac, et aujourd’hui les géants du pétrole, les géants de l’agroalimentaire refusent de voir questionné le modèle alimentaire qui fait leur prospérité, à coups de calories, de sucre, de sel et de gras, malgré sa faible qualité nutritive et ses impacts en termes de santé publique.
Pour les limiter les dégâts, un outil simple a été mis en place par plusieurs pays : l’« étiquetage nutritionnel ». Rien de révolutionnaire : il s’agit simplement d’informer le consommateur sur la qualité des produits offerts au moyen d’un système de couleurs allant du vert pour les aliments les plus nutritifs au rouge pour ceux de moindre qualité. Une mesure de bon sens, soutenue par l’essentiel de la communauté scientifique, qui a été proposée au niveau européen, puis en France. Dans les deux cas, elle s’est heurtée à un véritable tir de barrage de lobbying. Selon l’ONG Corporate Europe Observatory, l’industrie agroalimentaire a ainsi dépensé au moins un milliard d’euros en lobbying à Bruxelles pour faire échouer le projet, avec succès puisque les institutions européennes ont renoncé à tout système contraignant.
Lobbying tous azimuts
En France, l’affaire a illustré la multiplicité des moyens et des relais dont disposent les industriels pour combattre une réforme qui ne leur plaît pas. La bataille a été coordonnée par l’Ania (Association nationale des industries alimentaires), principal lobby du secteur, qui a dénoncé dans les projets d’étiquetage nutritionnel du ministère de la Santé, jugés trop « stigmatisants », une atteinte au patrimoine gastronomique français... En réalité, ce sont surtout les aliments transformés industriels qui risquent de se voir apposer une étiquette rouge. Les journalistes de l’émission télévisée Cash investigation ont pu pénétrer, caméra cachée, au cœur d’une réception du « club parlementaire de la Table française », organisée par les industriels pour porter le message auprès des députés et sénateurs ; ils ont pris le sénateur Michel Raison en flagrant délit de connivence avec l’Ania, grâce à un micro-cravate oublié [1]. Avec l’aide de l’association Regards citoyens, ils ont également identifié une série d’amendements rédigés par l’Ania et repris tel quel par plusieurs parlementaires. Parallèlement, le groupe Carrefour tentait une manoeuvre de contournement en mettant en place unilatéralement son propre système d’étiquetage nutritionnel, évidemment bien moins « stigmatisant » que celui envisagé par les pouvoirs publics (lire notre article).
Les industriels - qui ne se sont pas privé d’attaquer personnellement les scientifiques qui avaient conçu le système d’étiquetage retenu par le ministère de la Santé, à commencer par le professeur Serge Hercberg - ont finalement obtenu, grâce à une intervention inédite du ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll, la mise en place d’un test « grandeur nature » avec plusieurs systèmes d’étiquetage possibles - celui du ministère de la Santé, mais aussi d’autres conçus par les industriels eux-mêmes [2]. Un test qui a en outre été piloté par des structures étroitement liées à l’Ania, avec une majorité d’experts ayant des liens avec l’industrie ou la grande distribution, selon l’analyse réalisée par Stéphane Horel pour Le Monde. L’expérimentation, qui s’est achevée en décembre 2016, a logiquement été qualifiée de « mascarade » par l’association foodwatch. La ministre de la Santé d’alors, Marisol Touraine, a néanmoins fini par officialiser en mars 2017 le choix du système retenu initialement par ses services. Il aura fallu trois ans. Mais ce choix devait ensuite être validé par la Commission européenne.
Une victoire pas encore acquise
Au final, ce n’est donc que le 31 octobre dernier que la France a enfin acté la création de son système d’étiquetage nutritionnel, le NutriScore. Un système désormais officiel, mais qui reste facultatif, grâce au travail de sape des lobbys. Des grands noms de la grande distribution (Auchan, Intermarché...) et de l’alimentation (Danone, Fleury Michon...) se sont néanmoins engagés à l’utiliser.
Une victoire au moins partielle, donc, pour les défenseurs de la santé publique ? C’était sans compter sur l’obstination des géants de l’agroalimentaire. L’association de défense des consommateurs UFC Que choisir a en effet publié un courrier diffusé par Alliance 7 - l’association professionnelle représentant les producteurs de biscuits, de bonbons et de céréales pour petit déjeuner - incitant à ses adhérents à refuser le NutriScore officiel et à choisir un système d’étiquetage alternatif, le « NutriCouleurs », développé par les grandes multinationales du secteur, Coca-Cola, Nestlé, Mars, Mondelez, Pepsico et Unilever.
Principal avantage du NutriCouleurs pour les industriels : il utilise 5 couleurs, une par catégorie de nutriments (calories, sucre, sel, matières grasses, acides gras saturés), au lieu d’une seule globale pour le NutriScore. Ce qui compliquera la vie du consommateur - d’autant que les informations sont présentées par « portion », une notion extrêmement vague, et non par 100 grammes comme pour le NutriScore - tout en permettant d’afficher un peu de vert même pour un aliment présentant des fortes teneurs en sel ou en sucre. Les seuils retenus pour passer d’une couleur à l’autre ne sont même pas rendus publics. Serge Hercberg et Chantal Julia, membres de l’équipe de recherche qui a mis au point le NutriScore, ont fait l’exercice de comparer ce que donneraient les deux systèmes d’étiquetage sur un même produit, une barre chocolatée Twix (produite par Mars) : dans le NutriScore, elle se voit affublée d’une étiquette rouge, tandis qu’avec le NutriCouleurs cette étiquette pourrait passer miraculeusement... à l’orange.
Selon les calculs des deux scientifiques, les multinationales qui ont conçu le NutriCouleurs sont aussi celles qui vendent le plus de produits de faible qualité nutritionnelle : « Pour le groupe Mars, 100 % des aliments de la firme figurant sur Open Food Facts sont classés en orange ou en rouge ; pour Mondelez, c’est 86 % de leurs produits présents dans la base ; 55 % pour Nestlé ; 54 % pour Coca-Cola ; 52 % pour Unilever et 46 % pour PepsiCo. » CQFD.
Olivier Petitjean
– Un collectif de sociétés savantes et professionnelles et d’associations de consommateurs et de patients fait circuler une pétition pour promouvoir le Nutri-score afin qu’il soit « rendu obligatoire en Europe » et dénoncer les « tentatives de brouillage » des multinationales de l’agroalimentaire.
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Photo : Sarah B. CC via flickr