Le mouvement des agriculteurs qui a agité la France au début de l’année a été présenté par les médias comme un énième épisode opposant monde agricole et gouvernement, ville et campagne, écologie et travail de la terre. Quelques voix se sont élevées pour souligner les contradictions et les inégalités grandissantes au sein du secteur agricole lui-même. Loin des préoccupations exprimées des chefs d’exploitation endettés et des ouvriers agricoles, grands groupes comme Lactalis ou Avril, la holding dirigée par Arnaud Rousseau, président de la FNSEA, dominent leurs filières respectives et prospèrent. La soumission croissante de l’économie agricole aux investisseurs et aux grandes entreprises se vérifie aussi si l’on se penche sur le foncier et le contrôle de la terre.
Des fermes de plus en plus grandes, de moins en moins d’agriculteurs
Au cours de la Révolution française, la redistribution des terres jusqu’alors possédées par les seigneurs ou le clergé avait posé les bases du développement d’une société démocratique moderne. Tout au long du XXe siècle, les paysans insurgés scandaient “La terre à ceux qui la travaillent !”. Mais le mouvement semble s’être inversé, et la réalisation de ce slogan paraît de plus en plus lointaine. Aujourd’hui, selon l’Insee, 5% des exploitants agricoles utilisent 25% des surfaces agricoles disponibles en France. En 2020, la taille moyenne des exploitations françaises était de 69 hectares, trois fois plus que ce qu’elle était il y a 50 ans [1].
La concentration du foncier agricole est allé de pair avec l’arrivée d’investisseurs provenant d’autres secteurs. C’est ainsi que dans le patrimoine foncier du groupe de grande distribution Auchan, on trouve plus de 800 hectares de terres agricoles [2]. D’autres exemples ont attiré l’attention des médias , comme les 1700 hectares que la société chinoise Reward a acquis dans l’Indre pour y cultiver du blé. La même entreprise possède également 900 hectares dans l’Allier [3]. Le projet du propriétaire, le milliardaire Kequin Hu, était d’ouvrir une chaîne de boulangeries en Chine. L’entreprise a fait faillite en 2019, ne parvenant pas à rembourser ses dettes, mais les terres demeurent possédées par Ressource Investment, autre société du patron de Reward [4]. Dans le secteur du vin, le groupe Grand Chais de France revendique plus de 3000 hectares dans l’Hexagone si on additionne tous les domaines qu’il liste sur son site internet. Son concurrent Castel Frères, dont le propriétaire Pierre Castel est l’une des premières fortunes de France, possède 1400 hectares de vignobles [5].
Des sociétés s’accaparant de larges portions de terre et fonctionnant dans une logique financière peuvent se trouver aussi dans les mains de particuliers. C’est ainsi que la société Agro Team, créée par un couple normand, a pu acheter 12 sociétés d’exploitations agricoles couvrant 2121 hectares dans la Vienne pour plus de 10 millions d’euros [6]. Ces sociétés d’exploitations avaient été accumulées au cours des années par un agriculteur céréalier, qui a ensuite vendu aux actionnaires d’Agro Team, déjà détenteurs, entre autres, d’une holding ainsi que d’une société de conseil basée à Paris. Avec l’acquisition de la ferme, et le statut d’exploitant agricole, le couple et leurs deux associés ont droit à 500 000 euros d’aides par an dans le cadre de la Politique agricole commune, et potentiellement à un million de mètres cubes d’eau provenant d’un projet de bassine encore à réaliser.
Selon les autorités locales, les 12 sociétés d’exploitations rachetées avaient accumulé trop de capital pour que des petits agriculteurs les reprennent, rendant ainsi inévitable l’achat par Agro Team, même contre l’avis du Comité technique départemental. Jacques Pasquier, paysan retraité de la Confédération Paysanne de la Vienne, note que cette concentration de terres agricoles dément le prétendu engagement du gouvernement à protéger la « souveraineté alimentaire ». Au contraire, poursuit-il, cette agriculture de firme tend de plus en plus à se spécialiser dans la récolte de « matières premières » comme les céréales ou le lait, destinées à l’industrie agroalimentaire, un marché plus lucratif que la vente de produits frais. « La France doit importer la moitié de ses fruits et légumes, dit-il, mais ces sociétés vont toutes cultiver du colza pour les carburants ou des protéines végétales pour l’alimentation des élevages. »
Des exploitants-entrepreneurs qui ne cultivent plus la terre
Le cas d’Agro Team soulève aussi des questions sur le nombre réel de paysans dans les campagnes françaises. Le recensement agricole, qui se base sur le nombre d’exploitations agricoles, faisait état de 416 436 agriculteurs en 2022. Mais ce calcul ne prend pas en compte le fait qu’il peut y avoir un seul propriétaire derrière des dizaines d’exploitations. Dans ce cas précis, seulement quatre actionnaires peuvent prendre le contrôle de douze exploitations agricoles alors qu’ils en possèdent déjà d’autres ailleurs. Selon Pasquier, il pourrait y avoir ainsi dans certaines régions jusqu’à 30% d’agriculteurs en moins par rapport à ce qui est recensé.
Un constat partagé par Coline Sovran, autrice d’un rapport publié par Terres de Liens, intitulé « La propriété des terres agricoles en France : à qui profite la terre ? » : « Parmi les 400 000 chefs d’exploitation agricoles recensés en France, on peut se douter qu’il y a un certain nombre d’agri-managers qui pilotent de loin leur ferme parmi d’autres actions, comme le fait très bien Arnaud Rousseau. »
Ce dernier, céréalier et secrétaire général de la FNSEA, se targue d’un statut d’exploitant parce qu’il st, avec sa femme, à la tête de 700 hectares en Seine-et-Marne. Or, c’est le fait d’être le président du conseil d’administration d’Avril Gestion qui lui a donné le poids nécessaire pour diriger le premier syndicat agricole en France. Avril, anciennement Sofiprotéol, s’occupe de la production d’huiles et protéines végétales dans le monde entier. Parmi ses actionnaires, on trouve également des banques, comme le Crédit Agricole, et d’autres institutions financières comme Natixis.
Plus les exploitations s’agrandissent, plus elles ont besoin de capital, explique Sovran. (« Donc il faut aller chercher des investissements extérieurs, poursuit-elle, et si on regarde qui est au conseil d’administration de ces grands groupes, c’est là qu’on va retrouver tout le monde autour de la même table. » Au CA du groupe Avril, on trouve des personnages comme Anne Lauvergeon, ancienne patronne d’Areva.
Et qui travaille la terre ? En 2019, il y avait 250 000 ouvriers agricoles selon l’Insee, qui sont salariés et ne possèdent ni les surfaces qu’ils cultivent, ni les sociétés d’exploitation. Plusieurs d’entre eux sont employés par des entreprises de travaux agricoles (ETA), vraies firmes de sous-traitance qui vendent leurs services aux propriétaires terriens, voire même aux chefs d’exploitation. Vingt pour cent des exploitations en grandes cultures auraient totalement délégué leurs surfaces à ces entreprises, d’après l’économiste et ingénieure agronome Geneviève Nguyen [7]. « Si on compte les saisonniers, ajoute Pasquier, à équivalent temps plein il y a probablement déjà plus d’ouvriers agricoles que d’agriculteurs en France. »
Aujourd’hui, 69% des exploitants travaillent encore à leur compte et n’ont aucun salarié. Mais ces exploitations individuelles connaissent une forte baisse. Selon les projections de l’Insee, la moitié de celles-ci pourrait disparaître d’ici 2035, et ce au profit des « exploitations sociétaires », qui deviendraient le modèle d’agriculture majoritaire dans le pays. Dans ce modèle, la ferme devient une entreprise dont on peut vendre et acheter des parts, et les terres agricoles sont des actifs s’intégrant dans des portefeuilles d’investissement.
Il existe des entités chargées d’assurer un usage équitable et sûr des terres agricoles, appelées Safers (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural). Concrètement, les Safers doivent approuver toute vente d’exploitation, dont elles peuvent choisir l’acheteur et le prix à l’hectare. Mais en acquérant des parts d’exploitation agricole sous forme d’actions, il devient facile de les contourner. La loi Sempastous a été adoptée en 2021 pour répondre à ce vide juridique. D’après cette loi, lors de l’acquisition de parts d’une société agricole, le préfet peut l’interdire ou demander une compensation au bénéficiaire. Tout de même, « il y a beaucoup de trous dans la raquette », d’après Colline Sovran. De fait, rien n’empêche ces groupes de multiplier leurs surfaces d’exploitation. Seuls les cas dépassant un certain seuil par actionnaire seront examinés, sans tenir compte de les liens qui peuvent exister entre différents actionnaires, souvent issus d’une même entreprise mère.
Paysans sous contrats
« Le recensement agricole ne prend pas du tout en compte les liens capitalistiques qui peuvent exister entre plusieurs exploitations », continue Sovran. Des relations que Terre de Liens a étudiées à propos du groupe Altho, producteur des chips Brets. Bien que possédant seulement 84 hectares, Altho contrôle trois sociétés exploitant 135 hectares chacune, en plus d’acheter ses pommes de terre à 341 agriculteurs, qui exploitent à leur tour 2 383 hectares [8]. Suite à la publication du rapport de Terre de liens, Altho a précisé que ces terres ne servaient pas à cultiver des pommes de terre, mais à « accueillir le réseau d’irrigation d’Altho (existant depuis 2006) qui utilise l’eau épurée venant de la
station d’épuration de l’usine de Saint-Gérand », ajoutant qu’elle n’avait aucun projet d’expansion foncière directe ou indirecte.
Car à la propriété directe de terres par des grandes coopératives ou des firmes agroalimentaires s’ajoute, de fait, le contrôle indirect qu’elles exercent pat le biais de leurs contrats avec les agriculteurs, qui démultiplie encore leur emprise foncière. D’après la fiche MAJIC sur la propriété foncière des personnes morales, accessible en ligne, des coopératives comme Arterris et Axereal possèdent respectivement 523 et 385 hectares. Vivescia possède 684 hectares de terre, mais cela pâlit face à la surface dont elle collecte les récoltes : un million d’hectares [9].
Aujourd’hui les principales coopératives françaises comme InVivo, Vivescia ou Agrial ont des chiffres d’affaires supérieurs à 5 milliards d’euros. Elles agissent dans une logique de profit comme des entreprises privées. Parfois elles achètent même des entreprises privées, comme InVivo, qui a acquis en 2021 l’entreprise familiale Soufflet, un géant de la collecte de céréales qui a investi dans différentes activités, de la sélection de semences à la restauration rapide, notamment avec les sandwichs de son enseigne Pomme de Pain. InVivo peut aussi revendiquer, à travers ses adhérents, 25 000 hectares de vignes. Côté distribution, la branche InVivo Retail a fusionné avec une compagnie financière possédée par Xavier Niel (propriétaire d’Iliad), Matthieu Pigasse (actionnaire, avec Niel, du groupe Le Monde) et Moez-Alexandre Zouari (actionnaire de Picard et détenteur de plusieurs franchises Casino) [10].
La concentration des actifs de la filière agroalimentaire entre les mains de quelques entreprises représente également des risques au niveau environnemental, explique Gilles Billen, directeur de recherche au CNRS émérite en biogéochimie, qui a travaillé sur l’évolution des filières alimentaires en France : (« Aujourd’hui le dogme est la spécialisation. On fait ce qu’on fait le mieux et on essaie d’être le premier sur le marché international. Jamais vous ne verrez une entreprise avoir comme projet de faire un petit peu de tout parce que ça répond à la demande locale. » Or la monoculture empêche de boucler le cycle de matières comme l’azote par exemple. (« Un modèle reposant sur des cultures plus variées, comme la polyculture élevage, permettrait de se passer des pesticides et des engrais », suggère-t-il. Or, le choix ne repose souvent pas sur les agriculteurs. Les marges de profits ne se font pas dans les champs mais dans la transformation agroalimentaire et dans la distribution. Ainsi, les agriculteurs se retrouvent dans une situation proche du salariat vis-à-vis des collecteurs et des aides d’Etat, conclut Billen. Face aux risques de crises environnementales et économiques liées à la production agricole, on est selon lui dans « un néolibéralisme tout à fait débridé ».
Piera Rocco di Torrepadula