Bienvenue dans la lettre (quasi) hebdomadaire de l’Observatoire des multinationales.
Au menu : des superprofits, des centaines de rendez-vous entre industriels et dirigeants européens, des toiles d’influence, et encore une fois beaucoup de TotalEnergies (mais pas que).
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Bonne lecture
« Touchez pas au grisbi marché »
Les grandes majors pétrolières et gazières ont annoncé une nouvelle fois des profits record au troisième trimestre. 6,6 milliards d’euros pour TotalEnergies (voire 9,9 milliards en résultat « ajusté », en faisant abstraction des dépréciations sur les actifs russes), 9,5 milliards pour Shell, et ainsi de suite pour BP, Chevron, ExxonMobil, Eni, Aramco et les autres.
En tout, les quatre grandes majors de l’Union européenne – TotalEnergies, Shell, Eni et Repsol – ont réalisé 77,9 milliards de profits depuis le début de l’année.
Pourquoi s’attarder sur ces quatre là en particulier ?
C’est ce qu’explique la nouvelle enquête que nous faisons paraître avec nos partenaires de Corporate Europe Observatory à Bruxelles et ReCommon en Italie.
On parle beaucoup depuis des mois de la hausse des prix de l’énergie, ainsi que du besoin de sécuriser l’approvisionnement en gaz de l’Europe suite à l’invasion russe de l’Ukraine. On voit la difficulté des leaders européens à s’accorder sur une réponse commune et cohérente.
Ce qui est resté pour l’instant relativement inaperçu, c’est que nous avons assisté ces derniers mois à une énième répétition de ce qui s’était passé en 2008 lors de la crise financière, puis en 2010 lors de la crise de l’euro, puis en 2020 avec la première vague du Covid-19.
Confrontés à une situation de crise, les dirigeants européens ont choisi, sous prétexte d’urgence, de travailler encore plus étroitement et de manière encore plus complaisante que d’habitude avec le secteur privé et les grandes entreprises qui ont causé la crise et/ou qui en profitent.
Notre enquête montre que les industriels des énergies fossiles – dont les représentants de Shell, TotalEnergies et autres – ont rencontré les dirigeants de la Commission européenne à plus de 100 reprises entre février et septembre 2022 – soit une rencontre tous les deux jours.
Dès le début, d’après les documents auxquels nous avons eu accès, soutenus par des organisations patronales comme la Table-ronde européenne de l’industrie, ils ont fait passer aux leaders de l’UE.
- Premièrement, « ne bidouillez pas avec le marché », autrement dit évitez d’intervenir sur les prix de l’énergie à travers – par exemple – un plafonnement, parce que sinon les fournisseurs de gaz de l’Europe (autrement dit, eux-mêmes) iraient le vendre ailleurs. De fait, malgré des annonces répétées qu’il fallait faire quelque chose et que des options seraient étudiées, l’UE n’a presque rien fait, les factures d’énergie se sont envolées, et avec elles les profits de nos chères multinationales.
- Deuxième message : « nous sommes la solution ». Les majors gazières se sont déclarées prêts à vendre à l’Europe autant de gaz que nécessaire pour remplacer le gaz russe, encourageant même nos dirigeants à financer de nouvelles infrastructures (gazoducs, terminaux de gaz liquéfié flottants ou non) pour en recevoir encore davantage à l’avenir – quand bien même l’UE est censée réduire drastiquement et rapidement sa consommation de gaz et de pétrole pour répondre à l’urgence climatique.
L’Union européenne a même accepté la mise en place d’un groupe d’experts composé de représentants des grandes multinationales gazières pour l’aider à « co-gérer » son plan de remplacement du gaz russe, RePowerEU.
Ironiquement, non seulement ces investissements dans de nouvelles infrastructures gazières (comme en France, le nouveau terminal gazier flottant du Havre ou le projet de gazoduc sous-marin entre Barcelone et la France) ne vont pas résoudre les problèmes d’approvisionnement de l’Europe à court terme, mais ils vont contribuer à maintenir les factures à des niveaux élevés quoi qu’il arrive – vu que les coûts en sont in fine répercutés sur les usagers.
Au final, les décisions politiques de l’UE (ou plutôt ses indécisions) ont peut-être permis de remplir les réservoirs de gaz pour passer l’hiver qui arrive, mais au prix d’une explosion des prix qui étrangle les ménages et les entreprises européennes et qui n’est pas proche de se résorber.
Lire notre enquête dans sa version longue : L’influence démesurée des majors gazières sur l’UE depuis le début de la guerre en Ukraine (résumé ici)
Cerise sur le gâteau : la « contribution de solidarité » annoncée par la Commission européenne comme substitut poli à la taxation des superprofits pétroliers, et présentée comme devant rapporter des milliards d’euros, est remplie d’exemptions et de restrictions, et son application a été laissée à la discrétion des Etats membres. De sorte qu’elle ne devrait pas rapporter grand chose : 200 millions en France au total selon l’estimation de Bercy.
Selon nos propres calculs, TotalEnergies ne devrait payer au Trésor public français que quelques dizaines de millions d’euros, un fraction infinitésimale de ses superprofits. Lire notre article : Taxe sur les superprofits : TotalEnergies ne va (presque) rien payer
Uber Files, suite et pas fin
Vous aviez aimé le scandale de lobbying de l’été, les « Uber Files » ? Des dizaines de documents fuités par l’ancien lobbyiste Mark McGann avaient levé le voile sur la stratégie d’influence agressive de la plateforme de VTC (et aujourd’hui de livraison) pour s’implanter de force en Europe. Contacts secrets avec les dirigeants français, oreille plus que complaisante d’Emmanuel Macron, débauchage d’une ancienne commissaire européenne, financement d’études pseudo-indépendantes, manipulation de l’opinion... L’affaire avait mis en lumière la réalité secrète des batailles politiques menées par des firmes comme Uber, par delà l’image policée entretenue par l’industrie du lobbying.
Uber a peut-être adopté entre-temps une posture publique un peu moins agressive, mais la plateforme n’a pas fondamentalement changé de logiciel : c’est toujours la même fuite en avant pour imposer son monopole, toujours la même pressurisation de ses chauffeurs ou livreurs prétendument « indépendants », et toujours les mêmes stratégies d’influence.
C’est ce que montre la nouvelle enquête que nous avons publié le 24 octobre, la veille d’une audition au Parlement européen avec Mark McGann et les lobbyistes bruxellois d’Uber. Depuis deux ans, Uber mène en effet une nouvelle bataille de lobbying aux côtés d’autres plateformes comme Deliveroo ou Bolt, dans le but de bloquer ou de réduire l’ambition d’un projet de directive européenne sur les droits des travailleurs des plateformes.
Malgré plus de 100 rendez-vous avec la Commission, cependant, les plateformes n’ont pas encore obtenu gain de cause. La bataille se déroule désormais au Parlement européen et au Conseil de l’UE où siègent les Etats membres. Uber et compagnie y comptent un allié de poids : le gouvernement français.
Lire notre enquête : L’offensive d’Uber, Deliveroo et Bolt à Bruxelles contre les droits des travailleurs
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CO2 : les mauvais calculs de Total. Le groupe pétrolier français sous-estimerait-il délibérément ses émissions de CO2 ? C’est ce que suggère un nouveau rapport de Greenpeace France. Intriguée par le gouffre énorme entre les émissions déclarées par TotalEnergies (environ 470 millions de tonnes de CO2 émises par an) et celles déclarées par Shell, dont les parts de marché ne sont pourtant que légèrement supérieures, l’ONG a refait le calcul, en reconstruisant le modèle industriel de l’entreprises et en applliquant les coefficients reconnus aux différents postes d’émissions. Selon Greenpeace, TotalEnergies est en réalité responsable de 1,64 milliards de tonnes de CO2 émises dans l’atmosphère par an – quatre fois plus que ce qu’admet le groupe.
TotalEnergies (eh oui, encore) et ses dividendes russes « tachés de sang ». La major française est virtuellement la seule multinationale pétrolière occidentale à ne pas s’être retirée de Russie après l’invasion de l’Ukraine. Il faut dire que le pays dirigé par Vladimir Poutine était une pièce centrale de sa stratégie. Au fil des scandales, TotalEnergies a annoncé suspendre ses nouveaux investissements, puis céder ses parts dans un gisement de gaz controversé. En réalité, le groupe français n’a fait que les revendre à Novatek, une firme russe dans laquelle Total a une part de près de 20%, qui est également propriétaire et opératrice des projets gaziers Yamal LNG et Arctic 2 LNG. Or, comme toutes les entreprises du secteur, Novatek réalise cette année des superprofits, qu’elle a décidé de redistribuer à ses actionnaires … dont TotalEnergies pour environ 400 millions d’euros. Les dirigeants ukrainiens ont demandé aux dirigeants ce que le groupe comptait faire de ces dividendes « tachés de sang ». Sans réponse à ce jour. Lire notre article.
BNP Paris, cible du premier procès climatique contre un acteur financier. Il n’y a pas que TotalEnergies. Les Amis de la Terre, Oxfam et Notre Affaire à tous ont uni leurs forces pour mettre en demeure BNP Paribas de se conformer à la loi sur le devoir de vigilance. Les associations pointent du doigt le soutien financier de la banque à de nouveaux projets d’énergies fossiles en dépit de ses engagements. C’est la première fois qu’un acteur financier fait l’objet d’une action juridique pour son rôle dans la crise climatique. Lire notre article.
Les facilitateurs européens de la destruction de l’Amazonie. Alors que Lula vient d’être réélu de justesse à la présidence du Brésil contre son rival fasciste Jair Bolsonaro, il faut que rappeler que ce dernier, dans son entreprise de destruction méthodique de l’Amazonie et de répression des indigènes, des écologistes et de tous ceux qui se tiennent sur le chemin de l’agroindustrie, a bénéficié de certaines complicités européennes. On relire à ce propos notre enquête : Les entreprises et fonds de pension européens impliqués dans la destruction de l’Amazonie. L’ONG Global Witness vient d’ailleurs de publier un rapport ciblant certaines marques occidentales se fournissant en huile de palme auprès de deux groupes brésiliens accusés de violences à l’encontre des peuples indigènes et d’accaparement des terres, Brasil Biofuels (BBF) and Agropalma. Parmi les firmes ciblées, deux françaises : Danone qui n’a pas répondu sur le fond et s’est contentée d’énumérer ses initiatives de RSE, et le (beaucoup plus petit) Groupe Olvea, entreprise familiale d’huile de poisson de Fécamp qui s’est tournée récemment vers le négoce des huiles végétales. Elle n’a pas répondu aux allégations. Bref, les multinationales européennes ont aussi leur rôle à jouer pour aider Lula à renverser la tendance en Amazonie.
Carnet « Procès bâillons ». Deuxième défaite en quelques semaines pour Bolloré face à la journaliste Fanny Pigeaud, spécialiste des affaires africaines des entreprises françaises. Après un article de Mediapart sur le combat de deux petits entrepreneurs camerounais contre le géant français (voir notre dernière lettre), c’est cette fois ci un article sur sa concession ferroviaire, toujours au Cameroun, paru dans le Monde diplomatique, qui était visé, sans succès. Ce n’est pas fini, puisque Bolloré continue à attaquer des journalistes en justice, comme dernièrement Jean-Baptiste Rivoire pour son intervention dans le documentaire de Reporters sans frontières « Le Système B ».