Bienvenue dans la lettre d’information de l’Observatoire des multinationales.
À la une cette semaine : une plongée dans l’agenda du ministre délégué au Numérique Jean-Noël Barrot, et un rendez-vous en particulier avec l’ex ministre Julien Denormandie qui pose bien des questions.
Également au menu : le prix de l’eau, Danone et le plastique, des géants français du sucre sans scrupules et du déni climatique.
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Bonne lecture
Ce que raconte l’agenda d’un ministre
Dans notre récent rapport « GAFAM Nation », nous mettons en lumière – entre autres leviers d’influence des géants du web – l’accès privilégié dont ils bénéficient auprès des décideurs. Le scandale des « Uber Files », ainsi qu’une enquête parallèle du journaliste Alexandre Léchenet, ont montré la complaisance avec laquelle les dirigeants français, à commencer par le locataire actuel de l’Élysée, ont accueilli les représentants d’entreprises comme Uber, Amazon ou Google.
La société civile porte à ce sujet une revendication simple : que les rendez-vous et autres contacts entre responsables politiques et lobbyistes soient systématiquement divulgués en temps réel. C’est ce qu’on appelle la transparence des agendas publics. À Bruxelles, les hauts échelons de la Commission européenne sont tenus de déclarer l’ensemble de leurs contacts avec des représentants d’intérêts. C’est ainsi que l’on sait que Google a bénéficié de pas moins de 72 rendez-vous avec la Commission présidée par Ursula von der Leyen depuis son entrée en fonction en 2019, Meta (Facebook) 66, Microsoft 65, Apple 32 et Amazon 27.
En France, il n’existe encore aucune obligation de ce type. Certains ministres rendent publique une liste à peu près complète de leurs rendez-vous, d’autres se contentent de publier irrégulièrement un agenda qui inclut surtout les visites et rendez-vous officiels (parfois sans possibilité d’accéder aux archives), d’autres encore ne divulguent rien du tout.
Prenons le cas du ministre délégué au Numérique, Jean-Noël Barrot, économiste, député depuis 2017, rejeton d’une illustre lignée politique et... grand-frère de la directrice de la communication d’Uber France (il s’est engagé à se déporter sur tous les dossiers concernant cette entreprise).
Si l’on se rend sur la page du ministère consacré à son agenda, en apparence il ne divulgue pas ses rendez-vous. Son agenda est entièrement vide. En réalité, il y a une subtilité : en allant dans les semaines précédentes en en cliquant sur « Téléchargez l’agenda », on accède à un document pdf avec toutes les informations souhaitées.
Reconnaissons à Jean-Noël Barrot le mérite d’être – au-delà des difficultés techniques que semble rencontrer Bercy pour rendre l’information facilement accessible – beaucoup plus transparent que la plupart de ses collègues du gouvernement.
Si l’on analyse le détail des rendez-vous divulgués, cependant, on se rend compte qu’il y a tout de même un problème. Entre début septembre et fin décembre, Jean-Noël Barrot a rencontré à 40 reprises des personnalités issues du secteur public au sens large (élus, ministres étrangers, agences et services ministériels), à 8 reprises des représentants du monde de la recherche, à 16 reprises des entreprises étrangères (dont Google, Meta, TikTok et Twitter), à 17 reprises des grandes entreprises françaises comme Orange, Thales ou Dassault, à 33 reprises des start-ups ou des fonds d’investissement français, et à 25 reprises des associations d’entreprises. Il a en outre participé dans le même temps à 31 événements (conférences, salons, visites) organisées par des associations d’industriels.
Dans le même temps, il n’a eu que 7 rencontres avec des organisations de la société civile, soit environ 4%, contre 70% pour les contacts avec les acteurs économiques. Et encore, il s’agit uniquement d’associations dédiées à l’insertion ou à la protection des publics vulnérables. Syndicats, associations de défense des consommateurs et associations portant une vision non commerciale du numérique n’ont pas eu l’opportunité de faire entendre leur voix. Vous avez dit pensée unique ?
Lire notre article.
Des nouvelles de l’entre-soi public-privé
Ce n’est pas tout. En nous plongeant ainsi dans l’agenda de Jean-Noël Barrot, nous sommes tombés sur une entrée qui ne manque pas d’interroger.
Le mercredi 9 novembre 2022, en effet, Jean-Noël Barrot a noté un « entretien avec Julien Denormandie, ancien ministre », sans plus de précision. L’heure fixée - 21 heures – donne à penser que ledit entretien a eu lieu autour d’un bon dîner.
L’ancien ministre de l’Agriculture fait partie de ces ex piliers de la Macronie qui ont fait le choix de partir vers le privé. Il a rejoint la start-up Sweep, spécialisée dans le conseil aux entreprises sur leur gestion carbone, en tant que « chief impact officer ». Il a créé sa propre société de conseil. Il a également rejoint le conseil d’administration d’une société en conseil immobilier en cours de création, Flexipro, ainsi que la conseil de surveillance d’Agence France Locale, établissement de crédit détenu par des collectivités territoriales. Enfin, il a rejoint en octobre le fonds d’investissement Raise en tant que « senior advisor ».
Curieusement, contrairement à ce qui a été le cas pour Sweep, sa société de conseil, Flexipro et Agence France Locale, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ne semble pas avoir été saisie du recrutement de Julien Denormandie par Raise.
L’agenda de Jean-Noël Barrot ne précise pas à quel titre il a rencontré l’ancien ministre de l’Agriculture. Les services de Bercy, que nous avons sollicités, nous ont précisé que c’était au titre des nouvelles fonctions de Julien Denormandie au sein de Sweep.
L’ex ministre de l’Agriculture avait saisi la HATVP à propos de son embauche par Sweep, et l’Autorité avait émis en août dernier un avis favorable avec réserves, stipulant notamment qu’il devait s’abstenir « de toute démarche, y compris de représentation d’intérêts, auprès des membres du Gouvernement en exercice et qui l’étaient également lorsqu’il était ministre ». Julien Denormandie n’a visiblement pas pris l’avertissement très au sérieux. Ou bien il a estimé pouvoir passer à travers les mailles du filet du fait que lui et Jean-Noël Barrot n’ont pas été ministres exactement aux mêmes dates.
Lire notre article.
Prix de l’eau : la gestion publique combat l’inflation
Au 1er janvier 2023, les métropoles de Lyon et de Bordeaux ont repris le contrôle de leur service de l’eau, auparavant confiés à Veolia et Suez respectivement. Après Grenoble, Paris, Rennes, Nice, Montpellier et des dizaines de collectivités de tailles diverses en France et dans le monde, c’est une nouvelle illustration de la vigueur du mouvement de remunicipalisation de l’eau, sur lequel l’Observatoire des multinationales a beaucoup travaillé. Voir nos dossiers Remunicipalisation de l’eau et L’avenir des services publics.
Il a beaucoup été question dans les médias en ce début de d’année - après celle de l’essence, de l’énergie et des denrées alimentaires - de la hausse du prix de l’eau. Cette hausse a souvent été présentée comme « inévitable », une conséquence mécanique de la hausse du prix de l’énergie nécessaire à la potabilisation et au traitement. Pourtant, comme l’explique la Coordination Eau Ile-de-France dans un récent article, les hausses annoncées du prix de l’eau sont très variables selon que les services sont en gestion publique ou délégués au privé. En témoigne la hausse record du prix de l’eau au sein du Sedif (Ile-de-France), concédé à Veolia : + 21,5%. À comparer à une hausse de moins de 4% pour la régie Eau de Paris, qui ne fait que revenir au niveau de prix pratiqué avant la remunicipalisation de 2010.
Comme le rappelle la Coordination Eau Ile-de-France, il y a longtemps que les industriels de l’eau – tout comme ceux de l’énergie d’ailleurs - affichent leur souhait de faire grimper drastiquement les factures. En 2018, Frédéric Van Heems, directeur général de Veolia Eau France, plaidait ainsi pour une augmentation de 40% du prix moyen de l’eau. L’inflation a bon dos.
Dans le cas du Sedif, la hausse record constatée cette année est liée au choix d’investir des sommes faramineuses dans la technologie contestée de l’osmose inverse basse pression. C’est là une autre différence entre la gestion publique et la gestion privée. La seconde tend à privilégier les solutions technologiques, parce qu’elles sont plus lucratives et qu’elles sont un bon moyen de dissuader les élus de se passer de leurs services. La première privilégie de plus en plus des politiques préventives, par exemple en travaillant avec les agriculteurs pour garantir la qualité de l’eau à la source (voir par exemple Quand la protection de l’eau se transforme en repas de qualités pour les écoliers). Et si le service public était la meilleure politique anti-inflation ?
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Au secours, Davos revient. Cela n’avait probablement pas manqué à grand monde, mais le Forum de Davos se réunit en cette fin janvier « en vrai » pour la première fois depuis le début de la pandémie. L’occasion pour Oxfam de publier son traditionnel et déprimant rapport sur l’enrichissement des milliardaires. S’il ne fallait retenir qu’un chiffre : taxer la fortune des milliardaires français à hauteur de seulement 2% suffirait à compenser le déficit attendu des retraites et tuer dans l’oeuf toute la justification officielle de la réforme voulue par Emmanuel Macron. Lire le rapport.
Danone rattrapée par la pollution plastique. Le géant français de l’agroalimentaire, dont la fortune repose sur la vente de yaourts et d’eau en bouteille, est par conséquent l’un des principaux utilisateurs mondiaux de plastique, juste derrière Coca-Cola et Nestlé (lire 3 millions de tonnes par an pour Coca-Cola, 750 000 pour Danone... : quand les multinationales révèlent leur production de plastique). Cette consommation massive de plastique est si intrinsèquement liée à son modèle commercial que l’entreprise n’a pas pu concevoir de s’en passer, préférant miser sur le développement très hypothétique du recyclage. Insuffisant pour les associations Surfrider Foundation Europe, Zero Waste France et ClientEarth, qui ont mis en demeure le groupe dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance, sommant Danone de rendre publique une véritable trajectoire de « déplastification ».
Les géants français du sucre alimentent le travail forcé au Brésil. Une enquête du quotidien Le Monde est récemment venue rappeler les pratiques peu recommandables des plantations brésiliennes de canne à sucre où s’approvisionnement les entreprises européennes, et en particulier françaises. Travail forcé, expropriations, pollutions... rien qui semble de nature à décourager les géants tricolores du secteur que sont la coopérative Tereos, ou les négociants Louis Dreyfus et Sucden.
ExxonMobil savait, et savait même très précisément. On savait qu’ils savaient. Journalistes et universitaires ont révélé que les géants du pétrole, parmi lesquels ExxonMobil, Shell ou TotalEnergies, ont été alertés dès les années 1970 des dangers du réchauffement des températures globales du fait de la combustion croissante d’énergies fossiles. Mais on ne savait pas encore à quel point ils savaient. Un article publié dans Science par Geoffrey Supran, Naomi Oreskes et Stefan Rahmstorf montre qu’ExxonMobil disposait dès les années 1970 , et encore plus durant les années 1980, de projections climatiques aussi avancées et aussi alarmantes que celles produites dans les milieux universitaires. Non seulement le groupe pétrolier n’a rien fait ; il a continué à soutenir activement le climato-scepticisme. Lire la présentation du Monde.