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25.05.2016 • Patrimoine de l’humanité

De la Grande barrière de corail à l’Amazonie, ces sites naturels d’exception menacés par des entreprises françaises

La moitié des sites naturels inscrits au patrimoine mondial de l’humanité sont aujourd’hui menacés par des développements industriels, notamment dans les secteurs minier et pétrolier. Des lieux inestimables, refuges pour la biodiversité, risquent ainsi à terme de se trouver rayés de la carte, du fait de notre incapacité à remettre en cause un modèle de développement vorace. Les multinationales françaises sont elles aussi impliquées dans de nombreux projets destructeurs à travers le monde. Passage en revue.

Publié le 25 mai 2016 , par Olivier Petitjean

L’exploitation industrielle des ressources de la planète ne connaît, semble-t-il, pas de limite. Au point de mettre aujourd’hui en danger des endroits du monde qui étaient jusqu’ici restés épargnés, en raison de leur éloignement ou bien parce que les hommes avaient choisi de les protéger, du fait de leur valeur culturelle ou écologique inestimable. Mais ces défenses semblent désormais prendre l’eau de toute part. Selon une étude de l’ONG environnementaliste WWF, la moitié des sites naturels inscrits au patrimoine mondial sont aujourd’hui menacés par des développements industriels, à commencer par l’exploitation minière, pétrolière et gazière.

Les 229 sites naturels reconnus par l’Unesco comme patrimoine de l’humanité représentent environ 0,5% de la surface de la Terre, mais leur importance symbolique est souvent immense. Il suffit de penser à la Grande barrière de corail, au Grand Canyon ou aux îles Galápagos. Ils abritent en outre certaines des espèces animales les plus menacées au monde, comme les gorilles des montagnes ou les tigres de Sumatra. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les activités industrielles y restent souvent permises, avec plus ou moins de restrictions. Selon le WWF, environ un tiers des sites naturels du patrimoine mondial sont affectés par les industries extractives. Ce pourcentage est particulièrement élevé en Afrique, où pas moins de 61% des sites listés font l’objet de concessions minières ou pétrolières. Nombre de ces sites se retrouvent sur la liste officielle du patrimoine mondial « en péril » dressée chaque année par l’Unesco.

Patrimoine naturel en voie de disparition

De manière tout aussi troublante, on observe aujourd’hui une tendance à la réduction progressive ou à la suppression des aires naturelles protégées dans le monde. Selon une étude récente, pas moins d’un demi-million de kilomètres carrés d’aires protégées dans 57 pays auraient ainsi été perdus, sacrifiés au développement industriel [1]. Les menaces qui pèsent sur ces sites naturels inestimables semblent ainsi l’illustration terrible de notre incapacité à sortir d’un mode de développement vorace et destructeur. Les dégâts causés par les populations locales (braconnage, déforestation…) peuvent certes contribuer à mettre en danger l’intégrité de certains sites, mais il reste possible d’imaginer que ces communautés développent (ou plus exactement redéveloppent) des activités économiques compatibles avec la préservation de leur environnement naturel. En revanche, l’exploitation de concessions de minerais ou d’hydrocarbures – de même que la déforestation, les grands projets d’infrastructures ou encore l’agriculture et la pêche intensives – sont incompatibles dans leur principe même avec le statut de patrimoine mondial, et font peser un risque que certains sites soient purement et simplement rayés de la carte.

Il y a d’ailleurs un précédent : en 2007, le Sanctuaire de l’oryx arabe d’Oman a été retiré de la liste du patrimoine mondial, en raison de l’empiètement des concessions pétrolières. C’était la toute première fois qu’un site du patrimoine mondial était ainsi déclassé [2]. Shell, principal partenaire du gouvernement omanais (Total étant actionnaire minoritaire avec 4% des parts), s’était engagée à ne pas forer sur un site du patrimoine mondial – mais les autorités du pays ont trouvé une solution imparable : réduire la surface de la réserve de 90% ! Inutile de dire que celle-ci n’abrite plus aujourd’hui qu’une poignée d’oryx, ce bovidé proche de l’antilope.

La part de responsabilité des multinationales françaises

De nombreuses multinationales se sont solennellement engagées à ne pas développer de projets dans les sites du patrimoine mondial. Aussi salutaires soient-ils, ces engagements ne sont pas sans zones d’ombre. C’est ainsi par exemple qu’en République démocratique du Congo, Total a promis de ne pas forer dans le parc des Virunga lui-même, mais pourrait le faire aux abords de la zone protégée, ainsi que dans le parc national de Murchison Falls en Ouganda (voir ci-dessous). Pourtant, les sites du patrimoine mondial souffrent presque autant des effets indirects des activités avoisinantes que de celles qui ont lieu directement sur place.

La liste ci-dessous, non exhaustive, vise à illustrer l’ampleur des menaces qui pèsent sur des sites naturels inestimables (inscrits ou non au patrimoine mondial) et sur ceux qui y habitent, ainsi que la part de responsabilité des multinationales françaises. Y figurent surtout des entreprises pétrolières et minières, car ce sont elles qui opèrent directement dans les territoires concernés. Mais il faut se souvenir que des secteurs comme l’agroalimentaire ou la grande distribution ont eux aussi un lourd impact – même si indirect – sur les aires naturelles protégées, à travers leurs chaînes d’approvisionnement. Des sites du patrimoine mondial comme les forêts de Sumatra ou le Banc d’Arguin en Mauritanie sont davantage menacés par les plantations d’huile de palme ou la pêche industrielle, respectivement, que par les industries extractives.

1. La Grande barrière de corail (Total et les banques françaises)

S’étendant sur des centaines de kilomètres au large de la côte ouest de l’Australie, la Grande barrière de corail est le plus important récif corallien au monde, classé au patrimoine mondial depuis 1981. Ses eaux claires abritent des centaines d’espèces de poissons et de crustacés, des tortues et des dugongs. Alors qu’elle est déjà fragilisée par le changement climatique, la Grande barrière de corail est aujourd’hui menacée par le développement de l’industrie du charbon et du gaz. La construction d’immenses ports et terminaux d’exportation, ainsi que le trafic de bateaux et les risques d’accidents qui en découlent, affectent directement la zone protégée. Ils risquent de l’affecter encore davantage si les projets de mines de charbon géantes dans le bassin de Galilée et le terminal d’exportation associé à Abbot Point voient le jour. L’Unesco a d’ailleurs envisagé d’inscrire la Grande barrière de corail sur la liste du patrimoine mondial en péril, mais a renoncé à le faire suite aux manoeuvres diplomatiques du gouvernement australien.

Sous la pression de la société civile, de nombreuses institutions financières (parmi lesquelles BNP Paribas, Société générale et Crédit agricole) se sont engagées à ne pas financer le terminal charbonnier d’Abbot Point. Les banques françaises restent cependant impliquées dans d’autres projets du même type dans le périmètre ou à proximité de l’aire protégée [3]. Notamment le grand terminal méthanier Gladstone LNG, sur l’île de Curtis, dont Total est partie prenante (lire l’enquête de l’Observatoire des multinationales au sujet de ce projet). En 2011-2012, le déversement de déchets toxiques issus des développements portuaires dans la baie de Gladstone a entraîné une mortalité importante d’animaux marins – un désastre considéré par beaucoup comme un signe avant-coureur des menaces qui pèsent sur l’avenir de la Grande barrière de corail [4].

2. Le bassin du Tapajós en Amazonie (EDF et Engie)

Le rio Tapajós est un affluent de l’Amazone dont le bassin – relativement préservé jusqu’à ce jour – est considéré comme une zone majeure de biodiversité : ses cours d’eau abritent plusieurs centaines d’espèces de poissons, ainsi que des lamantins, des caïmans, des tortues et des loutres géantes, tandis que dans ses forêts habitent jaguars, singes et oiseaux par milliers. Après le rio Xingu à l’est (barrage de Belo Monte) et le rio Madeira à l’ouest (barrages de Jirau et Santo Antonio), le rio Tapajós est ciblé pour de gigantesques développements hydroélectriques. Les peuples indigènes qui l’habitent – notamment les Munduruku – s’opposent frontalement à ces projets et ont même déclaré qu’ils étaient prêts à partir en « guerre » contre le gouvernement brésilien pour préserver leur territoire. Même si ces barrages sont censés être conçus pour minimiser leur impact environnemental, ils contribueront à inonder plusieurs milliers d’hectares de forêt vierge, y compris dans des parcs nationaux – sans compter la déforestation indirecte causée par les chantiers, les routes et l’afflux de population. En outre, selon les opposants, l’électricité générée par ces barrages servira principalement à favoriser l’expansion de mines et de fonderies dans la région.

Engie (ex GDF Suez) est impliquée depuis longtemps dans les grands barrages en Amazonie, avec notamment le projet de Jirau. EDF a récemment décidé de suivre ses pas en faisant l’acquisition du consortium chargé de construire le barrage de Sinop, dans le bassin supérieur du Tapajós. Les deux groupes français ont participé au très controversé « Groupe d’études Tapajós », censé étudier la faisabilité des barrages du bassin inférieur, mais largement accusé d’avoir essayé de mettre les populations locales devant le fait accompli, en s’accompagnant de l’armée. Tous deux envisagent aujourd’hui de se porter candidats pour construire le plus grand barrage prévu dans la zone, São Luiz do Tapajós (8000 mégaWatts), dont le processus d’autorisation fait l’objet d’une intense bataille politique et juridique [5].

3. Les parcs nationaux des Grands lacs africains (Total)

La région des Grands lacs africains apparaît aujourd’hui comme l’une des nouvelles frontières de l’industrie pétrolière. Dans une région déjà victime d’une violence endémique et de l’exploitation des « minerais de sang », elle risque d’aggraver la dégradation des écosystèmes et de priver les populations locales de leurs moyens de subsistance.

Le parc des Virunga, à l’est de la République démocratique du Congo, entre les lacs Edward et Albert, est le plus ancien parc naturel d’Afrique. Il est inscrit au patrimoine mondial de l’humanité depuis 1979. Il abriterait entre un tiers et la moitié des populations restantes de gorilles des montagnes, une espèce en danger critique d’extinction. L’entreprise pétrolière britannique Soco a défrayé la chronique il y a quelques années en raison de ses projets de forage dans l’aire du Parc. Projets qui ont été provisoirement abandonnés sous la pression de l’opinion publique internationale. Total détient également une concession pétrolière qui chevauche partiellement les Virunga, mais s’est engagée à ne pas forer dans le parc lui-même. On peut néanmoins s’interroger sur les impacts indirects des opérations pétrolières dans la périphérie des Virunga, d’autant que l’Ouganda voisin a ouvert sa partie du lac Edward à la prospection offshore.

Total est également active au nord du lac Albert, dans le Murchison Falls National Park, la plus importante aire naturelle protégée de l’Ouganda. Ce parc, qui comprend aussi bien des zones de forêts équatoriales que des écosystèmes de savane, abrite le site majeur des chutes Murchison. Y vivent entre autres des éléphants, des girafes, des lions, des rhinocéros, des buffles, des léopards et des hippopotames. Il est situé de part et d’autre du Nil blanc, de sorte que les conséquences d’un accident ou d’une pollution pourraient se faire sentir très loin en aval [6].

4. L’île de Baffin dans l’archipel arctique canadien (ArcelorMittal)

Frappé de plein fouet par le réchauffement, l’Arctique attire aussi les convoitises des industries minières et pétrolières, avides d’exploiter les ressources auparavant cachées sous les glaces (lire notre article). ArcelorMittal est responsable de l’un des projets miniers les plus importants de la région. Le groupe sidérurgique vient d’ouvrir une mine de fer géante au nord de l’île de Baffin, dans l’archipel arctique canadien. La plupart des espèces animales emblématiques du Grand nord – ours polaires, renards arctiques, caribous, phoques et morses… – vivent dans la zone, mais souffrent des conséquences du dérèglement climatique. La population de caribous de l’île de Baffin a ainsi chuté en quelques années de 180 000 à 16 000 individus.

Si la mine d’ArcelorMittal n’est pas directement située dans une zone protégée, le transport du minerai par voie ferrée ou camion, puis par bateau, affectera des sites importants, notamment le parc national Sirmilik, juste au nord. Ces activités risquent également d’entraver les déplacements ou de faire fuir les proies traditionnelles des Inuits : caribous, baleines et narvals. Le principal danger est le recours à des bateaux brise-glace de très fort tonnage pour exporter le minerai, alors que la banquise, habitat critique de l’ours blanc et d’autres espèces, est déjà fragilisée par le réchauffement. ArcelorMittal chercherait actuellement à augmenter le nombre de mois dans l’année où elle pourra opérer ses bateaux, ainsi que le tonnage maximal autorisé [7].

5. Le delta Paix-Athabasca au Canada (Total)

Le delta Paix-Athabasca, dans le parc national Wood Buffalo au Canada, est l’un des plus grands deltas intérieurs d’eau douce au monde. Il est inscrit au patrimoine mondial de l’humanité depuis 1983 en raison de ses écosystèmes et de sa biodiversité unique – notamment les bisons qui ont donné son nom au parc. Le delta est aujourd’hui dans une situation critique du fait de la fonte progressive des glaciers qui alimentent les rivières de la Paix et Athabasca, ainsi que des développements industriels en amont : barrages hydroélectriques, gaz et pétroles de schiste et, surtout, exploitation des sables bitumineux de l’Alberta. Comme l’explique le journaliste canadien Edward Struzik, cette industrie consomme des quantités massives d’eau et est une source de pollution majeure qui affecte non seulement les animaux, mais aussi les populations en aval. Un déversement accidentel de pétrole pourrait détruire le delta et faire sentir ses effets en aval jusqu’à l’océan Arctique.

Total est un acteur important de l’industrie des sables bitumineux au Canada. Il détient 50% des parts du projet Surmont, et est engagé dans un autre projet, Fort Hills, qui devrait commencer à produire du pétrole en 2017. D’autres projets de Total dans la région sont actuellement suspendus en raison de la baisse du prix des hydrocarbures [8].

6. Le Parc naturel Obo sur l’île de São Tomé, et plus généralement les forêts tropicales de l’Afrique centrale (Bolloré et la Socfin)

Le parc naturel Obo occupe environ un tiers de l’île de São Tomé, au large de l’Afrique équatoriale. Ses forêts, parmi les plus importantes d’Afrique en termes de biodiversité, accueillent de nombreuses espèces animales et végétales uniques au monde : oiseaux, reptiles, amphibiens, orchidées et bégonias géants. La Socfin, société liée à l’empire Bolloré, détient une plantation d’huile de palme en bordure immédiate du parc, y compris dans la « zone tampon » établie pour en préserver l’intégrité. Selon Greenpeace, le développement de sa concession par la Socfin a poussé de nombreux paysans, en les privant des terres qu’ils cultivaient, à défricher dans la zone du parc naturel. L’ONG environnementaliste dénonce également l’absence d’étude d’impact sur l’environnement et la biodiversité.

Au-delà de l’île de São Tomé, les concessions forestières de la Socfin en Afrique équatoriale s’élèvent à 325 000 hectares, dont seule une petite partie est actuellement exploitée (80 000 hectares de palmiers à huile et 50 000 hectares d’hévéas). Selon Greenpeace, Bolloré et la Socfin contribuent ainsi à menacer la forêt tropicale du bassin du Congo, qui compte plusieurs sites classés au patrimoine mondial, et qui apparaît aujourd’hui comme la nouvelle frontière de l’huile de palme avec les politiques plus restrictives adoptées en Malaisie et en Indonésie sous la pression de l’opinion. L’ONG environnementaliste a cartographié les concessions de la Socfin en RDC, au Cameroun, au Liberia et à São Tomé : dans chaque cas, ces concessions recouvrent des zones de forêt dense, qui jouent un rôle précieux de réservoir de carbone et d’abri pour la biodiversité (éléphants, gorilles, okapis, bonobos…), en plus d’assurer la subsistance des populations locales [9].

Greenpeace pointe également l’impact des plantations de la Socfin au Libéria, « située au cœur de ce qui subsiste de l’ancienne forêt de Haute-Guinée, qui s’étendait du Togo à l’est de la Sierra Leone et qui est considérée comme l’une des régions à conserver en priorité à l’échelle mondiale » » [10].

7. La Laguna del Tigre au Guatemala (Perenco)

La Laguna del Tigre est la plus grande zone humide d’Amérique centrale, au nord du Guatemala. Elle est située dans un parc national qui fait partie de la Réserve de biosphère Maya, une immense aire protégée qui occupe un cinquième du pays. La zone abrite de nombreuses espèces, dont certaines menacées, ainsi que des sites archéologiques mayas.

La Laguna del Tigre est affectée depuis des décennies par les effets directs et indirects de l’exploitation pétrolière, qui est depuis 2001 le monopole de l’entreprise française Perenco. Les populations locales dénoncent les conséquences sanitaires dramatiques de ces activités, ainsi que la répression qui s’exerce sur eux (lire notre article). Après un lobbying considérable, Perenco a obtenu le renouvellement de sa concession il y a quelques années, malgré les pollutions et le fait que ses puits soient situés dans une zone protégée. Une bataille juridico-politique est en cours au Guatemala pour faire annuler cette autorisation – bataille au cours de laquelle il est notamment apparu que les autorités avaient « perdu » l’étude d’impact environnemental présentée par la firme française pour justifier son renouvellement [11].

8. La mer des Wadden (Engie)

La mer des Wadden s’étend sur 450 kilomètres le long du littoral des Pays-Bas, de l’Allemagne et du Danemark. Inscrite au patrimoine mondial depuis 2009, elle est caractérisée par un réseau de bancs de sable, de marais salés, des chenaux et de lagunes entre terre et mer (wadden signifie « estran » en néerlandais). Elle abrite donc des écosystèmes complexes et fragiles, dans une zone où les hommes sont nombreux. Plusieurs millions d’oiseaux y hivernent chaque année, et la zone abrite également de nombreux phoques et marsouins.

La mer des Wadden souffre de la pollution charriée par les grands fleuves qui se jettent dans la mer du Nord, mais aussi des nombreuses opérations pétrolières et gazières offshore au large des Pays-Bas et, dans une moindre mesure, de l’Allemagne. Parmi les entreprises les plus actives dans la zone : Engie. L’entreprise énergétique française détient des licences d’exploration et de production aux abords immédiats de la zone inscrite au patrimoine mondial, au large des îles de Schiermonnikoog et de Vlieland. Engie possède également des parts dans un réseau de gazoducs qui traverse l’aire protégée [12].

9. Le parc national de Kakadu en Australie (Areva)

Le parc national de Kakadu, d’une superficie équivalente à la moitié de la Suisse, est situé à l’extrême nord de l’Australie. Cette région abrite une faune et une flore très riches, mais aussi de nombreux sites culturels et archéologiques aborigènes, et notamment des milliers de peintures sur roche. On y trouve également une importante mine d’uranium, opérée par Rio Tinto, qui y a déjà occasionné des dégâts environnementaux significatifs (son périmètre a été artificiellement retiré du parc national bien que la mine soit au beau milieu de l’aire protégée).

Le groupe français Areva souhaite y exploiter un gisement tout aussi prometteur, à Koongarra, mais s’est heurté à la résistance inattendue d’un leader aborigène, Jeffrey Lee, propriétaire traditionnel des terres, qui a refusé de se laisser acheter. Au terme d’une bataille politique de longue haleine, les autorités australiennes ont accepté la requête de Jeffrey Lee de léguer ses terres au gouvernement pour qu’elles soient intégrées au parc national. Areva a menacé, en 2014, de poursuivre l’Australie en justice pour obtenir une compensation financière du fait de la perte de son « investissement » et pour les profits non réalisés (lire l’article de l’Observatoire des multinationales). L’entreprise ne semble pas pour l’instant avoir donné suite à ces menaces. Kakadu semble donc à l’abri pour le futur proche, mais une remontée du cours de l’uranium pourrait à nouveau changer la donne [13].

10. L’île de Halmahera dans l’archipel indonésien des Moluques (Eramet)

Halmahera est la principale île de l’archipel des Moluques, en Indonésie, au cœur de la zone dite du « Triangle de corail », renommée pour sa biodiversité marine et littorale. Situés à la frontière écologique et culturelle entre l’Asie du sud-est et l’Océanie, les lagons et les forêts de Halmahera abritent de nombreuses espèces uniques, parmi lesquelles des oiseaux et des amphibiens menacés. Les habitants de l’île – indigènes ou migrants – souffrent depuis longtemps des ravages environnementaux et sociaux provoqués par l’industrie minière. L’entreprise française Eramet veut aujourd’hui y exploiter un immense gisement de nickel, à laquelle serait associée une usine de traitement. Sa concession, qui recouvre 55 000 hectares, abrite des forêts primaires théoriquement protégées, et est située entre deux aires naturelles (le site aurait lui-même été proposé, naguère, comme parc national).

Interpellée par les écologistes, Eramet a multiplié les initiatives et les engagements en matière de responsabilité sociale et environnementale (en promettant notamment d’avoir un impact positif sur la biodiversité grâce à la compensation). Mais les risques de déforestation et de pollution demeurent, alors que la consultation et la compensation des populations locales font elles aussi débat. Le traitement par hydrométallurgie, choisi par Eramet pour minimiser son impact environnemental direct, implique l’emploi de produits chimiques toxiques qui vont se retrouver dans l’environnement marin, comme la Nouvelle-Calédonie en a fait l’expérience avec l’usine du Sud du groupe brésilien Vale.

Le projet de mine de Weda Bay – considéré un temps par la diplomatie française comme le plus stratégique de toute l’Asie du sud-est pour nos « intérêts nationaux » – est en suspens jusque mi-2017, en raison du cours déprimé du nickel [14].

11. La montagne de Gunung Kanthan en Malaisie (Lafarge)

Gunung Kanthan est une montagne calcaire située dans la province de Perak, en Malaisie péninsulaire. Le groupe français de matériaux de construction Lafarge, récemment fusionné avec Holcim, y exploite une carrière, sur une concession couvrant en tout 150 hectares. Cette région abrite une biodiversité unique au monde et de nombreuses espèces animales et végétales en danger d’extinction, ainsi que certains sites exceptionnels comme une grotte spectaculaire surnommée « grotte cathédrale ». Il y a deux ans, des scientifiques travaillant dans la zone ont même choisi de nommer une nouvelle espèce d’escargot minuscule qu’ils venaient de découvrir, vivant uniquement sur cette montagne, Charopa lafargei, du nom de l’entreprise qui risquait de provoquer sa disparition (lire l’article de l’Observatoire des multinationales).

Lafarge affirme avoir pris des mesures pour sauvegarder la biodiversité du site, et peut-être préserver certaines parties de la montagne de toute activité minière, mais celles-ci risquent fort d’être affectées au moins indirectement. Les grottes calcaires de Gunung Kanthan abritent également des temples hindous et bouddhistes, et un monastère bouddhiste est situé au bas de la colline, qui devront être évacués [15].

12. L’Amazonie péruvienne (Perenco et Maurel & Prom)

Le gouvernement péruvien a ouvert grand les portes de son territoire à l’industrie pétrolière. Près de 80% de la région amazonienne du pays – abritant de nombreuses populations indigènes dont certaines en isolement volontaire – fait déjà l’objet de concessions. Parmi les entreprises actives dans la zone, deux firmes françaises, Perenco et Maurel & Prom (lire nos articles ici et ). La première exploite le « lot 67 », immédiatement contigu avec le célèbre parc Yasuni, de l’autre côté de la frontière avec l’Équateur, et construit pour acheminer son pétrole un immense oléoduc qui traversera une aire naturelle protégée. Perenco détient aussi des parts dans le « lot 39 », dont l’entreprise espagnole Repsol s’est débarrassé parce que trop compromettant du point de vue éthique ! De son côté, Maurel & Prom est impliquée plus au sud dans le « lot 117 », un territoire indigène où vivent plusieurs dizaines de milliers d’indiens, dont elle s’est retirée fin 2015 dans des conditions opaques. Toutes ces concessions empiètent partiellement sur des aires naturelles protégées [16].

13. Le mont Nimba en Guinée (ArcelorMittal et Areva)

Le mont Nimba est une montagne à l’est de la Guinée, à proximité de la frontière avec la Côte d’Ivoire. Il est classé au patrimoine mondial de l’humanité en raison de la grande richesse écologique qu’il abrite. Le gouvernement guinéen a néanmoins décidé de lancer l’exploitation des gisements de fer que recèle son sous-sol, en allant jusqu’à prétendre qu’il s’était « trompé » dans les documents envoyés à l’Unesco pour soutenir l’inscription du site au patrimoine mondial. Si le permis minier a été octroyé, la mine – qui promet d’être l’une des plus importantes du monde – n’est pas encore en exploitation, ayant changé plusieurs fois de mains. Le groupe ArcelorMittal (qui possède une autre mine à proximité au Liberia) avait prévu d’en faire l’acquisition, mais semble être revenu sur sa décision en 2015. La concession reste aujourd’hui la propriété du consortium Euronimba, dont Areva détient 13% [17].

14. L’île d’Anticosti au Québec (Maurel et Prom)

D’une taille comparable à celle de la Corse, l’île d’Anticosti est située dans le golfe du Saint-Laurent, dans la province canadienne de Québec. Parsemée de forêts, de chutes d’eau, de grottes et de canyons, elle n’a que quelques centaines d’habitants. Anticosti accueille essentiellement des activités de foresterie, de tourisme, de chasse et de pêche. Depuis quelques années, elle est aussi dans le collimateur de l’industrie pétrolière, puisque son sous-sol abriterait potentiellement plusieurs milliards de barils de gaz et de pétrole de schiste. Malgré la vive opposition des habitants et des Innus, les premiers forages exploratoires sont prévus en 2016. La junior pétrolière française Maurel et Prom est partie prenante du consortium qui s’est vu confier les droits de prospection et d’exploitation éventuelle de ces gisements. Selon l’étude d’impact rendue publique par les autorités québécoises, exploiter les gisements d’Anticosti – s’il s’avère qu’ils existent effectivement – requerrait de forer plusieurs milliers de puits sur l’île et d’extraire de l’eau de rivières coulant dans le parc national d’Anticosti [18].

Olivier Petitjean

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Images : Steve Parish / Lock the Gate Alliance CC (une) ; Stephen Hass CC (manifestation Grande barrière de corail) ; Valdemir Cunha / Greenpeace (Tapajós) ; Bernard Dupont CC (Grands lacs africains) ; Ansgar Walk CC (île de Baffin) ; Angsar Walk CC (delta Paix-Athabasca) ; Maria Cartas CC (Obo) ; eLKayPics / Lutz Koch CC (mer des Wadden) ; Alberto Otero García CC (mine d’uranium Ranger dans le parc national de Kakadu) ; Muhammad Ector Prasetyo CC (site de Weda Bay dans l’île de Halmahera) ; Ong Poh Teck/Basteria (carrière de Gunung Kanthan en Malaisie) ; Archives CAAAP (Amazonie péruvienne) ; Maarten van der Bent CC (mont Nimba) ; mammouth48 CC (île d’Anticosti).

Notes

[1Consulter cet article en anglais, ainsi que le site spécialisé PADDDTracker mis en place par le WWF et Conservation international.

[2Un seul autre site a été ainsi déclassé, la vallée de l’Elbe autour de Dresde en Allemagne en 2009, en raison de la construction d’un immense pont au-dessus du fleuve.

[3BNP Paribas, le Crédit agricole et la Société générale sont impliquées dans plusieurs mines de charbon dans le bassin de Bowen, dont la production est exportée via des terminaux situés dans la zone de la Grande barrière de corail. Natixis et BNP Paribas sont directement impliquées dans deux de ces terminaux, ceux de Dalrymple Bay et de Wiggins Island respectivement. BNP Paribas et la Société générale, enfin, sont impliquées dans un terminal méthanier sur l’île de Curtis, Australia Pacific LNG. Voir ici les informations collectées par l’ONG australienne Market Forces.

[4En réponse à nos questions, Total souligne que les activités de Gladstone LNG sont soumises à des réglementations et à une supervision environnementale très strictes. La Société générale nous a renvoyé vers les Principes Généraux Environnementaux et Sociaux et la Politique transversale sur la protection de la biodiversité qui gouvernent ses investissements ; ces textes n’excluent pas le financement de projets dans ou affectant des aires protégées, mais les assortissent de conditions environnementales renforcées. BNP Paribas n’a pas souhaité répondre à nos questions.

[5En réponse à nos questions, Engie précise ne pas avoir pris de décision quant à une éventuelle candidature à la construction de São Luiz do Tapajós, et affirme que sa participation au Groupe d’étude Tapajós était obligatoire en tant qu’opérateur dans le pays. EDF n’a pas souhaité répondre à nos questions. Sur l’investissement des entreprises françaises dans les grands barrages en Amazonie et ailleurs, lire le dossier de l’Observatoire des multinationales.

[6En réponse à nos questions, Total indique être bien consciente de la problématique des effets indirects de ses activités en bordure des aires protégées et en tenir compte dans ses plans. Concernant le parc de Murchison Falls, Total indique s’être dotée d’un « programme biodiversité global », ainsi que d’une charte biodiversité et d’un comité scientifique pour accompagner le projet.

[7ArcelorMittal n’a pas souhaité répondre à nos questions.

[8À nos questions, Total a répondu que ses sites en production se conformaient aux réglementations environnementales canadiennes et étaient relativement éloignés du parc national Wood Buffalo. Ils participent néanmoins à l’impact cumulé de l’industrie des sables bitumineux sur ce parc.

[9Lire ici et .

[10Ni Bolloré ni la Socfin n’ont répondu à nos questions, mais ils ont répondu à Greenpeace (voir leur communiqué ici), sans aborder spécifiquement la question des aires protégées. On rappellera que Basta !, édité par la même association que l’Observatoire des multinationales, a fait l’objet d’une plainte en diffamation de la part du groupe Bolloré pour avoir cité son nom dans une enquête sur les entreprises françaises et l’accaparement des terres, qui évoque notamment plusieurs plantations de la Socfin.

[11En réponse à nos questions, Perenco s’est contentée de nous renvoyer aux informations publiées sur son site internet, où nous n’avons pas été en mesure de trouver des informations spécifiques sur les impacts éventuels de ses opérations sur des sites protégés.

[12En réponse à nos questions, Engie a estimé ne pas être concernée par le site protégé, étant donné que l’entreprise n’opère actuellement aucune plateforme directement dans la zone protégée.

[13Areva n’a pas souhaité répondre à nos questions.

[14En réponse à nos questions, Eramet nous a renvoyé vers son Document de référence 2015.

[15En réponse à nos questions, Lafarge a réitéré son engagement de mener les études et les actions nécessaires pour protéger les espèces menacées de Gunung Kanthan et « gérer la biodiversité sensible ».

[16En réponse à nos questions, Perenco s’est contentée de nous renvoyer aux informations publiées sur son site internet, où nous n’avons pas été en mesure de trouver des informations spécifiques sur les impacts éventuels de ses opérations sur des sites protégés. Maurel et Prom nous a renvoyé vers son document de référence, qui reprend l’essentiel des réponses apportées aux ONG qui critiquent ses activités au Pérou.

[17Ni ArcelorMittal ni Areva n’ont souhaité répondre à nos questions.

[18En réponse à nos questions, Maurel et Prom s’est contentée de faire valoir qu’elle ne possédait que 21,7% des parts du consortium.

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  • Publication

    Multinationales : les batailles de l’information

    L’information indépendante sur les multinationales est un enjeu démocratique majeur. Entre secret des affaires et concentration des médias, il y a aujourd’hui à de nombreux vents contraires.

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