Une odeur irrespirable, qui vous prend à la gorge. Des montagnes de déchets à perte de vue, d’où s’échappent des fumées de gaz toxique liés à la décomposition. Le vol de centaines de mouettes à la recherche de nourriture entrecoupe celui des sacs plastiques, à quelques mètres seulement de la mer... Dans ce no man’s land surgissent des chiffonniers fouillant dans les détritus. Cette décharge de l’île de Djerba, dans le Sud de la Tunisie, s’étend sur une superficie équivalente à plusieurs terrains de football, au bord de la mer Méditerranée. Ces déchets viennent en partie des grands hôtels internationaux qui se dressent le long de la côte, à cinq minutes seulement en voiture de la décharge. Le Riu, l’Aladin, le Club Med, le Vincci... Ces établissements aux allures de palais, qui comptent chacun entre 500 et 900 lits, proposent des tarifs relativement abordables pour les touristes des pays du Nord.
Ces hôtels ont longtemps fait rêver les voyageurs européens qui se sont massés pendant près d’un demi-siècle sur l’île aux Sables d’or, comme la surnommait Gustave Flaubert. C’était la belle époque du tourisme tunisien, des années 1970 aux années 2000, avant la révolution tunisienne, la baisse de la fréquentation, la peur du terrorisme. La concurrence acharnée – les hôtels et agences de voyage ont sans cesse tenter de diminuer les prix – a entraîné une chute de la rentabilité de ces complexes hôteliers. Ces derniers sont de moins en mois occupés et entretenus, mais la pression sur l’environnement provoquée par l’afflux de touristes est de plus en plus perceptible. Avec des décharges à perte de vue gagnant toujours un peu plus du terrain.
Pollution de l’eau et maladies respiratoires
La qualité de l’eau est susceptible d’être touchée par ces décharges sauvages ou officielles. « Les nappes se situent à 10 mètres du sol, explique Chedly Ben Messaoud, le président de Djerba Ulysse, une association sociale, environnementale et culturelle. Si les déchets sont enfouis, il y a un risque pour la qualité de l’eau. La pluie draine les métaux lourds dans les réserves d’eau. » Les déchets provoqueraient aussi des problèmes sanitaires. Les maladies respiratoires seraient nombreuses. À défaut d’étude épidémiologique, les 12 000 habitants de Guellala – une ville située sur la côte sud de l’île où étaient acheminés jusqu’en 2012 une bonne partie des déchets de l’île – ont été marqués par la prolifération d’une espèce de mouche. « Tout ce que cette mouche touchait pourrissait, la viande en particulier », se rappelle Ahmed Rhouma, président de l’association Djerba Action.
C’est le visage même de l’île qui est victime de cet amoncellement de déchets. Du côté d’Houmt Souk, le chef-lieu administratif de Djerba, des déchets médicaux et organiques, ainsi que des emballages en plastique et en carton, s’amoncellent entre une rangée d’arbres et la mer. Des dépôts anarchiques à l’air libre. À quelques mètres, une décharge gérée par la collectivité est en cours de remplissage. Une géomembrane noire a été déposée sur le sol de cette immense fosse. De la terre viendra recouvrir les tonnes de détritus entreposés à cet endroit. En attendant, les sacs en plastique s’envolent dans les champs voisins.
De quoi déclencher la colère des Djerbiens qui se sont mobilisés à plusieurs reprises, entre 2011 et 2014. Grève générale, affrontements avec les forces de l’ordre, grande marche de contestation, et un slogan, en 2012, quelques mois après la révolution tunisienne : « La poubelle, dégage ! ». Suite aux contestations, la principale décharge de l’île, celle de Guellala, a été fermée. Mais sans solution des collectivités, les déchets des Djerbiens se sont retrouvés dans des dépôts sauvages, dissimulés un peu partout sur l’île.
Le tourisme de masse... et ses déchets
Comment en est-on arrivés là ? Première explication : le tourisme et la pression démographique qu’il a entraînée. « Djerba, ce sont 134 000 habitants en hiver, le double en été, note Chedly Ben Messaoud. Avant, on disait de Djerba que son air était si pur qu’il empêchait de mourir. Aujourd’hui, la dénaturation de l’île est irréversible. L’agriculture a été abandonnée au profit du tourisme de masse. » D’une dizaine d’hôtels de grande envergure au début des années 1970, Djerba en compte désormais 120 ! « En une vingtaine d’années, ils ont été multipliés par quatre, sans tenir compte de la fragilité de l’île. » L’été, de nombreux Tunisiens affluent du continent pour travailler dans ces hôtels. En haute-saison, l’île génère plus de 200 tonnes de déchets par jour, contre 120 tonnes le reste de l’année. « La transformation démographique ajoutée aux infrastructures [des quartiers se sont construits autour des hôtels] n’ont pas été suivis d’une gestion adaptée des déchets », estime Ahmed Rhouma.
Mais la pression démographique n’explique pas tout. C’est aussi la gestion calamiteuse des déchets par les autorités publiques qui est en cause. Sur l’île de 500 km2 – cinq fois la superficie de Paris –, les poubelles sont généralement ramassées par les municipalités, rassemblées dans un centre de transfert géré par l’Agence nationale de gestion des déchets (Anged), avant d’être transférées vers des sites de compactage ou d’enfouissement. Pas de tri en aval ou en amont. Les déchets organiques (70% des détritus) ne sont pas récupérés ou compostés. Les lixiviats, ces liquides qui résultent des déchets, ne sont pas traités et s’échappent dans l’environnement. « Dès qu’il pleut, les matières organiques se mélangent avec les métaux lourds et cela contamine les nappes », explique Chedly Ben Messaoud.
Des acteurs privés pour des solutions très lucratives
Qui s’occupe de la gestion des déchets ? Des acteurs privés dont Segor, possédé à 40% par Cita, une filiale de la multinationale française Suez Environnement. Cette entreprise aurait obtenu un contrat de deux ans pour traiter 50 000 tonnes de déchets par an, à 50 dinars la tonne (environ 22 euros). La solution mise en avant par Segor ? Le compactage des déchets sous la forme de ballots, 100 000 au total, grâce à une enrubanneuse. « Les liquides peuvent s’échapper au moment du compactage, avance Ahmed Rhouma. Personne ne parle de drainage. » L’entreprise Segor, qui n’a pas donné suite aux appels de Basta !, s’en chargera-t-elle ? Une fois enrubannés, ces détritus sont enfouis dans des fosses officiellement protégées par des géomembranes.
Une technique d’enfouissement dénoncée par des associations et des experts. Non écologique, coûteuse... et favorisant la production de déchets au lieu d’encourager leur diminution. « Tout ce que ces entreprises font, c’est peser les camions qui entrent dans la décharge, raconte Morched Garbouj, ingénieur en environnement et président de l’association environnementale SOS Biaa. Au lieu de faire le tri, on met tout, c’est une stratégie calamiteuse. » Dans la décharge du grand Tunis, 3 000 tonnes de déchets arrivent tous les jours. « Faites le calcul, à 12 euros la tonne à enfouir, ça fait 36 000 euros par jour sans rien débourser. Certains amènent du sable pour augmenter le poids des déchets. » Les lixiviats ne sont généralement pas traités. Certains sont stockés dans des bassins à l’air libre, ou déversés dans la nature ou dans les cours d’eau.
Un gâteau à partager
Deux grosses entreprises se partagent le gâteau de la gestion des déchets en Tunisie. Il y a d’une part Segor qui s’occupe du sud du pays et dont les actionnaires principaux sont Cita (40 %) et SCET Tunisie (50 %), un cabinet d’études et de conseil sur les politiques de déchets. « C’est un conflit d’intérêt flagrant », dénonce Morched Garbouj. On trouve aussi Ecoti, une société italienne, qui intervient dans le centre du pays et dans le grand Tunis, suite au départ de Pizzorno environnement [1]. Cette entreprise française a quitté la Tunisie suite à un scandale de corruption en 2007, sous le régime de Ben Ali. Tous ces acteurs n’ont pas intérêt à ce que les déchets soient réduits... et prônent donc la poursuite de l’enfouissement, alors même que cette technique est abandonnée dans les pays européens.
Pour bien comprendre ce qui se joue en Tunisie, il faut remonter en 2005. Jusqu’à cette date, ce sont les communes qui gèrent les déchets. Mais Ben Ali assure alors vouloir imiter les pays européens en dotant le pays d’une stratégie nationale de gestion des déchets. « Au lieu de doter les communes de moyens financiers, on crée l’Agence nationale de gestion des déchets (Anged) », relate Morched Garbouj. Objectif affiché : apporter une assistance technique et financière, grâce à des experts compétents et étrangers... « Différents États, comme la Corée du Sud, et institutions [2] ont envoyé de l’argent à l’Anged pour améliorer cette gestion des déchets », raconte Morched Garbouj. Des dizaines de millions d’euros affluent, des crédits à taux bonifiés... Rapidement, l’Anged rend des études concluant à l’intérêt de l’enfouissement. Des décharges sont construites, des contrats sont passés avec des entreprises chinoises, allemandes... « On nous a dit qu’il fallait apprendre le travail des étrangers, souligne Morched Garbouj. Ben Ali assurait que la Tunisie allait devenir le leader arabe en matière de gestion des déchets. »
« Une véritable mafia de l’environnement »
La réalité est toute autre. Petit à petit, les communes qui géraient l’ensemble des déchets ne deviennent qu’un intermédiaire et se retrouvent uniquement en charge de la collecte des déchets. Les entreprises privées gèrent les décharges et assurent la dernière étape, la plus lucrative : l’enfouissement. « L’État tunisien leur met à disposition les infrastructures, les camions, les employés, l’essence, explique Morched Garbouj. On a découvert que l’exploitant n’investit rien. Les autorités nous disent que l’on ment. On leur demande les contrats passés avec ces entreprises privées. Elles ne souhaitent pas nous les communiquer. C’est une véritable mafia de l’environnement. »
Face à cette situation, des citoyens réunis en associations se mobilisent pour mieux gérer les déchets. Premier défi : redonner du pouvoir aux municipalités et éviter ainsi que les responsabilités ne soient diluées. « Il faudrait que ces fonds donnés aux agences soient transférés vers les communes », estime Morched Garbouj. Deuxième défi : traiter en amont la question des déchets. « La seule solution, c’est de valoriser les déchets [majoritairement organiques] par nous-mêmes, de développer le compostage et le tri à la source », indique Ahmed Rhouma. Du compost qui pourrait servir ensuite pour les espaces verts des complexes hôteliers.
Un projet de valorisation des déchets abandonné
Le compostage, c’est l’objectif du projet de coopération internationale développé en partenariat avec le département de l’Hérault. 500 000 euros devaient être investis pour construire une usine de valorisation des déchets [3]. « L’idée est de valoriser les bio-déchets des hôtels, de produire du compost qui sert ensuite à améliorer les sols, et de réaliser un transfert de compétences entre le syndicat de gestion des déchets Centre-Hérault et les autorités tunisiennes », explique Marie Doutremepuich, du service de la coopération décentralisée de l’Hérault. Mais le projet, dont le premier emplacement choisi a été contesté, a pris du retard. La structure métallique devra donc être déplacée dans les prochains mois. Un projet pilote a déjà été réalisé à Houmt Souk, la plus grande ville de l’île.
Mais c’est aussi à un changement des mentalités et des pratiques individuelles qu’appellent les associations de défense de l’environnement. « Nos parents ne jetaient pas les matières organiques dans les poubelles », se souvient Chedly Ben Messaoud. « Nous souhaitons lancer une campagne pour que les sacs plastiques soient supprimés des commerces », lance Ahmed Rhouma, dont l’association travaille auprès des écoles pour sensibiliser autour de cette question. Enfin, quelques hôtels semblent avoir mis en place un système de tri des déchets [4]. Mais c’est certainement la baisse de la fréquentation touristique de l’île, suite aux attentats de mars et juin 2015, qui aura le plus fort impact sur la quantité des déchets de Djerba.
Texte : Sophie Chapelle et Simon Gouin
Photos : Nathalie Crubézy / Collectif à-vif(s)