Arkema, une entreprise française jusqu’ici relativement peu connue du grand public, fait la une de la presse internationale depuis quelques jours en raison de l’incident survenu dans son usine de Crosby, au Texas. Située à quelques kilomètres de Houston, celle-ci menace d’exploser depuis que le passage de l’ouragan Harvey, et les inondations qui s’en sont suivies, ont mis hors services les équipements de réfrigération permettant de stabiliser les peroxydes organiques hautement inflammables fabriqués dans l’usine (lire notre article précédent). Des explosions et des incendies ont été signalés jeudi, puis vendredi, et d’autres devaient immanquablement suivre. Finalement, les autorités ont décidé de procéder à une combustion contrôlée de ces substances. La zone de sécurité établie dans un rayon de 2,4 kilomètres autour de l’usine a été levée dans la foulée.
Des déclarations contradictoires se sont succédées sur la nocivité des fumées qui se sont déjà dégagées de l’usine. L’Agence fédérale de protection de l’environnement (Environmental Protection Agency, ou EPA) a déclaré après analyse de ces fumées que celles-ci ne posaient pas encore de risques avérés, tandis qu’un fonctionnaire de l’Agence fégérale de réponse aux catastrophes, la FEMA (Federal Emergency Management Agency) parlait de substances « incroyablement dangereuses ». Dans le même temps, l’entreprise française s’est trouvée au centre des critiques pour son manque de transparence et de collaboration avec les autorités locales. Selon l’Associated Press, Arkema n’aurait par exemple pas averti ces dernières des problèmes survenus dans son usine ; elles n’en auraient pris connaissance que via des employés d’Arkema. Sous pression, les dirigeants de l’entreprise ont accepté de rendre publique une liste des produits chimiques stockés dans l’usine, mais finalement sans préciser – contrairement à ce qu’ils avaient initialement promis - les quantités, ni leur localisation exacte, ni leurs modalités de stockage. Officiellement pour des raisons de sécurité. Richard Rowe, patron de la filiale nord-américaine d’Arkema a ainsi invoqué la nécessité de trouver un équilibre entre « le droit du public à l’information et le droit du public à la sécurité ». Certains peroxydes organiques peuvent en effet être utilisés pour fabriquer des explosifs.
Sécurité contre droit de savoir
Ce n’est pas la première fois qu’Arkema, et derrière elle toute l’industrie chimique, invoquent la menace terroriste pour justifier leur manque de transparence. En 2013, une explosion accidentelle survenue dans une usine chimique dans la ville de West, au Texas, a fait 15 victimes. Suite à l’accident, les industriels du secteur – très influents dans cet État - ont obtenu des autorités texanes de ne plus avoir à révéler automatiquement au public la localisation de leurs stocks de produits chimiques dangereux, sous prétexte de menace terroriste. Lorsqu’en revanche l’administration Obama a décidé de mettre à jour et renforcer ses règles de prévention des incendies, explosions et fuites dans les usines chimiques suite au drame de 2013, ils ont mis en place un véritable tir de barrage de lobbying, invoquant ce même argument sécuritaire.
Arkema a par exemple fait valoir, dans un courrier adressé à l’EPA que les nouvelles règles envisagées, obligeant les firmes à partager certaines informations essentielles avec la police, les pompiers et les autres services appelés à intervenir en cas de catastrophe, « pourraient créer un risque pour [ses] sites et pour les communautés environnantes ». L’entreprise chimique française y plaide aussi contre le besoin de faire auditer l’usine par des tiers indépendants, ainsi que contre une règle l’obligeant à s’assurer qu’il n’existe pas d’alternatives industrielles moins dangereuses. Des arguments qui s’ajoutent à ceux qu’Arkema a fait parvenir à l’EPA par la voix de l’American Chemistry Council, puissant lobby du secteur chimique dont l’entreprise française est membre.
En plus de s’adresser directement à l’EPA, Arkema et les autres industriels de la chimie sont intervenus massivement auprès des congressistes et sénateurs républicains. Les nouvelles règles de prévention des accidents dans les usines chimiques proposées par l’EPA figurent en bonne place parmi les sujets sur lesquels Arkema déclare faire du lobbying à Washington. L’entreprise déclare avoir dépensé 360 000 dollars dans la capitale américaine rien que pour le premier semestre 2017. Congressistes et sénateurs républicains ont chacun de leur côté mis sur la table une proposition de loi pour empêcher l’EPA d’agir. Les deux sponsors de cette loi au Congrès, Brian Babin et Randy Weber, ont tous les deux reçu de l’argent d’Arkema pour leurs campagnes électorales (l’usine de Crosby est située sur la circonscription du premier). Comme beaucoup de multinationales françaises, et notamment les autres groupes chimiques Air Liquide et Solvay-Rhodia, eux aussi implantés à Houston, Arkema participe en effet au financement des élections américaines, principalement au bénéfice des Républicains (lire notre enquête). Au total, l’industrie chimique a financé les campagnes électorales pour le Sénat et le Congrès à hauteur de plus de 100 millions de dollars depuis 2008 [1].
Poussée dérégulatrice
Arkema et ses consoeurs ont fini par obtenir gain de cause. Scott Pruitt, le nouvel administrateur de l’Agence fédérale de l’environnement a décidé de repousser de 20 mois l’entrée en vigueur des nouvelles règles relatives à la sécurité des usines chimiques, pour complément d’information. Ce qui revient sans doute à les enterrer. En tant que procureur général de l’Oklahoma, Scott Pruitt s’était d’ailleurs joint à ses collègues du Texas et de la Louisiane pour contester les propositions de l’EPA.
Dans la foulée de l’élection de Donald Trump, les grands lobbys industriels, flairant l’aubaine, se sont empressés d’adresser à la nouvelle administration la liste des normes et des régulations dont ils souhaitaient se débarrasser en priorité. Leurs souhaits ont généralement été exaucés, l’administration Trump étant désormais dirigée pour une grande part par d’anciens cadres ou lobbyistes de l’industrie [2]. Les règles relatives au climat, à l’environnement et à la santé des riverains et des travailleurs sont les premières à faire les frais de cette poussée dérégulatrice.
Mais on oublie souvent que ces fameux « lobbys » américains comptent dans leurs rangs, et souvent dans leurs organes de direction, des multinationales européennes et notamment françaises. C’est ainsi qu’un cadre dirigeant de Total, Jean-Michel Lavergne, siège au conseil d’administration de l’American Petroleum Institute, le puissant lobby de l’industrie pétrolière, et qu’un autre, Christophe Gerondeau, vient d’être élu au conseil d’administration de l’American Chemistry Council, son pendant pour l’industrie chimique.
Pollution au quotidien
Arkema possède en tout six usines au Texas, dont cinq dans la région de Houston. Rien que de très logique puisque c’est l’une des principales concentrations d’installations chimiques et pétrochimiques aux États-Unis, en raison de la proximité de sources abondantes de gaz et de pétrole, matières premières de ces industries. Le passage de l’ouragan Harvey a entraîné de nombreux incidents et forcé la plupart de ces sites à cesser temporairement leurs opérations. La région de Houston abrite également plusieurs sites de stockage de déchets dangereux issus des industries chimiques et pétrolières. Certains d’entre eux, visités par les journalistes de l’Associated Press, sont ou ont été eux aussi inondés. Résultat : les eaux qui recouvrent une grande partie de la région sont contaminées non seulement par des bactéries, mais aussi par des produits chimiques comme le benzène, le xylène ou le dioxyde de soufre (ce dernier présent dans l’usine d’Arkema).
Le passage de Harvey a également aggravé la pollution de l’air endémique qui sévit dans la région. Au moins 2700 tonnes de rejets accidentels de produits réglementés dans l’atmosphère auraient été déclarés, à quoi s’ajoutent ceux qui ne l’ont pas été. Les environs des usines pétrochimiques sont majoritairement habités par les minorités noire et latino, ce qui fait de la région de Houston un cas d’école des problématiques de justice environnementale. Premières affectées par la pollution au quotidien, ces populations se retrouvent à nouveau en première ligne face à Harvey et aux inondations.
Arkema et son usine de Crosby ont déjà été ciblés à plusieurs reprises au cours des dernières années par les autorités fédérales de régulation, aujourd’hui fragilisées par Donald Trump et les Républicains. En 2006, les autorités texanes lui ont infligé une amende pour n’avoir pas stocké de manière adéquate, déjà, des peroxydes organiques. En février dernier, de multiples violations constatées lors d’une inspection de l’agence fédérale en charge de la sécurité au travail lui ont valu une amende de 90 000 dollars. Selon les archives de l’EPA, l’usine de Crosby était en violation des normes de la loi américaine sur la qualité de l’eau six des douze derniers trimestres [3].
Pour les écologistes, les événements survenus à Crosby suite au passage de Harvey sont une illustration de l’importance de régulations telles que celles proposées par l’administration Obama. Alors que les autorités locales semblent avoir repris le contrôle de la situation dans l’usine texane d’Arkema, le Chemical Safety Board, une agence fédérale spécialisée dans les accidents chimiques, a annoncé l’ouverture d’une enquête. En mars dernier, Donald Trump avait annoncé qu’il envisageait de supprimer cette agence.
Olivier Petitjean
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Photo : Roy Luck CC via flickr (complexe pétrochimique de Dow à Freeport, Texas)